Chapitre 14
J’ai le souffle coupé, le cœur brisé. Je ne pouvais pas l’autoriser à m’aimer, je ne pouvais pas laisser cette passion incendiaire nous dévaster tous les deux, ça aurait été comme une trahison. Il n’est en rien responsable de mes blessures passées, et je commence à trop m’attacher à lui pour continuer à le duper, à lui mentir. Je laisse s’écouler les minutes sans bouger, assise à même le sol, incapable du moindre mouvement. Le monde est brouillé depuis que j’ai cessé d’essuyer les larmes qui dévalent mon visage. J’essaye juste de survivre à cette nouvelle épreuve, de trouver une raison de ne pas disparaître, comme une autre avant moi. J’aimerais tellement pouvoir lui donner ce que je lui refuse, être cette maîtresse sans passé, sans secrets, celle qui pourrait répondre à ses sentiments sans calculs ni arrière-pensées. Mais je ne suis pas cette femme. C’est pour ça que j’ai préféré mettre un terme à tout ça, cette mascarade que je lui joue et qui est en train de m’embarquer beaucoup trop loin, sur un chemin sans issue. Depuis tout ce temps, je devrais m’être blindée contre les faux espoirs qui ravagent tout, mais je suis moins forte que je ne le crois. Parce que je porte en moi cette cicatrice indélébile qui m’a tant meurtrie, adolescente. Il mérite mieux. Beaucoup mieux que moi…
Prostrée sur la berge, je pose un doigt sur mes lèvres, y cherche encore un peu d’Eric. Mais il n’y a plus rien. Il n’y a plus que moi et mes regrets. Un nouveau sanglot me plie en deux et un gémissement d’animal blessé m’échappe.
Pitié, faîtes que ça s’arrête !
***
Florence, janvier 2007
Dans notre grand lit, je me love tout contre le corps de Marco ; j’ai envie de lui… Mais il n’est pas réceptif à ma tendresse, mes caresses, alors je me fais plus insistante en couvrant son torse de baisers.
— Mia, s’il te plaît, arrête ! Je suis crevé, et je me lève tôt demain…
Je reste sourde à ses arguments et mes mains s’aventurent plus bas, là où s’éveille toujours son désir. A la merci de mes doigts délicats, je sais qu’il ne pourra pas résister…
— Oh, tu m’écoutes quand je te parle ? Je t’ai dit que je ne voulais pas, pas ce soir !
Mon homme me repousse avec moins de douceur que de fermeté et finit par me tourner le dos.
Dans le noir, je regarde les minutes qui défilent sur le cadran du radio-réveil sans réussir à trouver le sommeil. Ça fait plusieurs semaines déjà. Plusieurs semaines que je le sens s’éloigner de moi. L’amour moins souvent, plus mécanique et impersonnel, ses absences et nos disputes, plus fréquentes. Pour des conneries, pour un rien. Tout y est prétexte.
Je m’assieds dans le lit, ajuste la bretelle tombante de ma nuisette de satin dans un geste d’une étrange pudeur, avec cette inexplicable angoisse, un peu stupide, d’exhiber malgré moi un sein. A la vue de qui ? De l’homme qui partage mes nuits sans me toucher ?
J’ai froid. C’est l’amour qui brûle, se consume en moi et m’abandonne. Je frissonne, me frictionne les bras pour me réchauffer, mais rien n’y fait. Alors, je me lève, pose mes pieds nus sur le parquet en chêne, augmente d’un cran le rhéostat du radiateur en fonte. En traversant le salon silencieux, j’attrape au passage mon vieux pull angora qui traîne sur le fauteuil damassé, et l’enfile par-dessus ma nuisette qui n’a désormais plus rien d’affriolant. Un sanglot m’échappe. Je ne retiens pas mes larmes, je les laisse affluer. Une dernière fois.
***
Dans mon désespoir, mes mains se retiennent à ce qu’il me reste d’Eric. Le bracelet. Je le serre à m’en faire mal, jusqu’à ce que la douleur me ramène au présent. Je fixe la marque rouge cuisante qui s’est imprimée dans ma paume, en essayant de rassembler mes pensées. Je ne pourrai pas rester ici indéfiniment, il faudra bien que je me relève. Alors, puisque c’est la seule chose que je sais faire, je me remets sur mes deux jambes et quitte cet endroit aux faux airs paradisiaques. Je laisse derrière moi l’impasse qui symbolise notre histoire, les reflets bleutés de l’eau, le soleil trop brillant. Je fuis un avenir qui vient de s’échouer sur le rivage. Et je rentre chez moi avec une seule idée en tête. Cette fois, je dois vraiment trouver le courage de partir.
Lorsque j’arrive au pied de l’immeuble, une camionnette délabrée me bloque le passage. Garée n’importe comment devant la portée d’entrée, elle semble abandonnée. Pourtant, j’ai l’impression de l’avoir déjà vue. Je pénètre dans le hall en fouillant mes souvenirs. J’ai mal à la tête, l’esprit embrouillé par trop d’idées sombres. Quelques secondes s’écoulent et soudain, tout me revient. Ce véhicule, il était là, à proximité du Cosmo, le soir où Eric et moi avons été pris à partie par Franck et ses sbires. Il ne me faut pas plus de temps pour que les liens se fassent. Sans attendre, je pars en courant dans l’escalier.
— Louise ?! Tu es là ? Louise !!!
Je crie en franchissant les dernières marches, m’arrête un instant devant la porte entrouverte. J’arrive trop tard. Avec précaution, je m’introduis dans l’appartement. Après tout, peut-être qu’il s’agit seulement de ma meilleure amie qui a encore oublié de refermer derrière elle. Un bruit de meubles renversés vient fracasser tous mes espoirs. Je me glisse dans la cuisine déserte, attrape un couteau et m’engage dans le couloir qui mène aux chambres. J’entends maintenant clairement des voix d’hommes. Deux ou trois. Et plus diffuse, celle de Louise. Un coup me fait sursauter. La respiration hachée, j’avance de plus en plus doucement, la peur au ventre.
— Ecoute-moi bien, connasse, soit t’as le fric, soit tu vas prendre cher !
— Mais puisque je vous dis que je suis en train de le rassembler, et que je vous payerai tout la semaine prochaine…
— Y’aura pas de semaine prochaine pour toi si tu nous files pas la tune de suite, ordre du boss !
— Putain, mais je l’ai pas, ta tune ! Franck devait me laisser du temps, il m’a promis…
— Il a promis que dalle ! Alors, ce pognon, il vient ?
De ma cachette, j’entends Louise qui se met à pleurer, à supplier. Un gémissement suit de près. Je ne peux pas les voir, mais je devine qu’ils sont en train de la frapper. Une main sur la bouche pour étouffer les geignements que je contiens, je reste tapie dans l’ombre. Il faut que j’agisse vite, mais comment ? Ce n’est pas avec mon couteau de cuisine que je tiendrais tête aux hommes de main du dealer. Mon premier réflexe est de ressortir pour appeler Eric. Mais je me souviens de mes derniers mots à son encontre. Je réfléchis à toute allure, faisant défiler les autres possibilités. C’est alors que la solution m’apparaît.
— Lâchez-la ! Tout de suite ! hurlé-je en entrant dans la pièce.
— T’es qui toi ? Une suicidaire ? m’interroge l’un des gars, plutôt surpris de me voir surgir de nulle part, munie d’une arme blanche. Allez, bouge de là avant qu’on t’en colle une à toi aussi !
— Moi, je suis l’autre meuf qui habite là, et je te conseille gentiment de retirer tes sales pattes de ma copine. Le fric, je l’ai.
— Ah oui ? Et il est planqué où, ton magot, ma belle ? Parce qu’on ne peut pas dire que c’est le Ritz ici…
— Tenez, proposé-je en posant imprudemment mon couteau sur la commode pour retirer le précieux bijou d’Eric de mon poignet, ça devrait faire l’affaire !
— Qu’est-ce que tu veux qu’on foute d’un bracelet, sérieux ! On n’est pas des gonzesses !
— C’est un Boucheron. Ça vaut au moins le double de ce que Louise vous doit.
Le plus costaud d’entre eux s’approche et me l’arrache des mains. Il le retourne dans tous les sens, le jauge d’un œil expert. Puis, sans un mot, il se dirige vers moi et me plaque contre un mur en me serrant la gorge. Je suffoque, paniquée. Mes pieds touchent à peine le sol. Les yeux porcins du type sont à quelques centimètres de mon visage et je sens son haleine aux relents de vodka. Que va-t-il m’arriver ? Je refuse de mourir ici, pas maintenant !
— Ouais… Le deal a l’air correct, mais on va vérifier ça quand même ! Et je te préviens, si y’a une embrouille, c’est ta gueule qu’on viendra rectifier, pétasse !
Ses mains me lâchent enfin et je m’effondre par terre. Tout en tentant de retrouver mon souffle, je les entends quitter notre domicile comme ils sont venus, cassant un cadre au passage, piétinant le peu de choses que notre vie contient. La dernière preuve d’amour d’Eric vient de s’envoler à tout jamais…
***
J’ai roulé longtemps. Vite et loin. Je ne sais pas jusqu’où parce je ne voyais ni la route ni les paysages défiler. Juste Sanson dans les oreilles. Comme un écho à ce qui se passe en mon for intérieur. Et Mia qui est en moi partout, qui m’obsède.
"Et les montagnes me disent que je l’aime
Et la terre me dit que je l’aime
Et la campagne me dit que je l’aime […]
Je pense à sa bouche
Et de l’autre côté de la ville
Nos esprits se touchent […]
Je rentre chez moi…" [8]
Moi aussi, je finis par rentrer chez moi. Dans la cour, la Giulietta de Mathieu. Je ne suis pas surpris, il m’a envoyé un texto tout à l’heure m’informant qu’il m’attendait à La Galoppaz. Cathy lui aura ouvert…
Je pénètre dans mes appartements, mon ami est attablé devant la télé, en train de déguster nonchalamment une omelette qu’il a dû se préparer lui-même.
— Ben faut pas te gêner !
— Oh, salut vieux ! Excuse-moi, mais j’ai rien bouffé depuis ce matin, j’avais une de ces dalles ! Cathy m’a dit de faire comme chez moi, alors… En plus, tes œufs allaient se périmer, ça aurait été dommage de gaspiller. Mais vas-y, installe-toi ! T’en veux ? Y’en reste un peu…
Je fais non de la tête en m’asseyant sur une chaise en face de lui, et appuie sur le bouton "off" de la télécommande pour éteindre l’écran LCD.
— Ta frangine est allée bosser au drive, je crois. Elle a combien de boulots, dis-moi ?
— Je ne sais pas, trois peut-être bien…
— Wouah la vache ! Et Anton, il fout rien ?
— C’est compliqué entre eux. Il s’est plus ou moins barré chez un de ses potes… Mais Tristan, il est où ?
— T’inquiète pas, ce soir il squatte chez ta mère.
Le silence retombe, à peine perturbé par le bruit des couverts de Mathieu sur l’assiette.
— Y’a pas grand-chose d’ailleurs, dans ton frigo ! Pas étonnant que ton gosse se soit fait la malle… Tu sais qu’en tant que célibataires endurcis, c’est à nous qu’incombe cette tâche ingrate de faire les courses ?
— Célibataire, je risque encore de l’être pour un moment…
— Oulà ! Toi tu t’es fait jeter sévère par ta "petite serveuse" !
— Décidément, on ne peut rien te cacher…
— Bouge pas, il doit te rester une bière quelque part.
— Te fatigue pas va, j’ai envie de rien.
— Bon, c’est peut-être pas le moment que j’en rajoute une couche alors…
— Si, au contraire, je préfère savoir.
— OK, vieux, comme tu veux. Eh bien figure-toi que ta Mia Parker, elle t’en a fait des cachotteries, et pas des moindres !
— C’est-à-dire ?
Mon ami avale une gorgée de soda light avant de poursuivre.
— ’Tain, elle est dégueu cette canette, c’est toi qui as acheté cette merde ? esquive-t-il en faisant la moue.
— Non, Cathy. Pour faire plaisir à Tristan sans trop le bourrer de calories, mais je ne suis pas pour…
— Encore heureux que le Grand Chef de L’Atelier des Mille Saveurs ne soit pas pour !
— Bon, tu accouches ou bien ? l’interromps-je.
— Ouvre bien tes oreilles, vieux, me répond-il, parce que ça va envoyer du lourd : Mia Parker, c’est un nom d’emprunt. En réalité, elle s’appelle Mia Delors.
— Et alors, ça change quoi ?
— Ça change quoi ? Mais ça change tout, mon pote ! On ne s’invente pas une nouvelle identité du jour au lendemain sans raison.
— Ben, je ne sais pas moi, peut-être qu’elle a voulu fuir un petit ami qui la violentait, se construire une autre vie. Ça expliquerait pas mal de choses…
— C’est plus fort que toi, hein ! T’arrives pas à la voir autrement qu’en innocente victime. Mais bon sang, ouvre les yeux : elle a trempé dans un trafic de drogue ! Bon, elle a été blanchie de toute accusation, mais quand même ! Même le nom de sa copine est bidon !
— On peut tous faire des erreurs de jeunesse, ça n’en fait pas pour autant une délinquante…
— Mia Delors, tu ne percutes pas ?
— Non, pourquoi ? Je devrais ?
— Un peu, oui ! C’est la fille de Raymond et Geneviève Delors, les ex-associés de tes beaux-parents dans La Fonderie centenaire Faulqueroy-Delors. Ex parce que depuis le décès accidentel du père Delors il y a de ça quelques années, les deux familles ne se côtoient plus vraiment. Elles étaient même brouillées à un moment donné, c’est pour ça que ton beau-père avait fait un foin pas possible pour que les Delors ne soient pas conviés à votre mariage, à Jen’ et toi.
Le discours de Mathieu me déstabilise un instant, et me fait revivre furtivement la scène, enfouie très loin dans mes souvenirs…
***
— Mais enfin, papa, c’est toi qui m’avais transmis la liste de tes invités ! Je ne comprends pas ce revirement de dernière minute…
— Ne discute pas ma décision, Jenny, je ne reviendrai pas dessus ! Les Delors ne sont plus les bienvenus à votre mariage.
— Pas même au vin d’honneur ? Pour le repas, on peut prétexter quelque chose de plus intimiste, mais les évincer totalement alors que Raymond est ton associé…
— Tu fais ce que je te dis, un point c’est tout ! Le reste ne te regarde pas…
***
Une réminiscence qui ne m’éclaire en rien sur la femme dont je suis amoureux aujourd’hui.
— Je ne vois toujours pas le rapport avec Mia !
— Ce n’est pas toi par hasard qui m’as dit qu’elle savait tout de toi, qu’elle s’était rencardée sur ta vie et qu’elle ne révélait rien de la sienne ?
— C’est pas possible… Tout ça, c’est des conneries ! Isabelle a vérifié ses références avant que je ne l’engage.
— C’était du pipeau, un CV de complaisance, des copains de galère rencontrés çà et là et qui la couvrent. Le seul voyage à l’étranger qu’elle ait fait en solo, c’est l’Italie. Elle y a suivi un mec quand elle était encore adolescente. Il l’a baisée quelque temps, et puis il l’a larguée. Elle a tout monté de A à Z, Eric, toute son histoire de pauvre minette paumée. Dans quel but ? J’en sais rien, peut-être pour se venger des Faulqueroy pour un quelconque motif, peut-être pour autre chose. Je suis même à peu près sûr qu’elle devait connaître Jenny...
— C’est pas possible, je te dis ! Elles ont dix ans d’écart !
— Alors contacte ta belle-mère et t’en auras le cœur net. Ah, une dernière chose avant que je m’arrache, c’est pas moi qui aie chouré ton affreux œuf russe.
— Quoi ?
— L’œuf de Fabergé que t’avait offert Jen’ pour vos fiançailles, il n’est plus dans ta vitrine. T’avais pas remarqué ? Ben, c’est pas moi qui l’ai piqué.
— Qu’est-ce que tu insinues ?
— Moi ? Rien du tout ! Seulement, je me dis qu’une mytho qui te baratine depuis votre première rencontre, c’est la coupable idéale.
— Ça ne tient pas debout, Mat’, puisque d’après tes infos, elle est loin d’être à la rue !
— En même temps, c’est une ex-étudiante aux Beaux-Arts, et sur ce point, elle n’a pas menti. Enfin, je dis ça, je dis rien…
— Ouais, c’est ça, dis rien ! Ça peut très bien être aussi ma nouvelle femme de ménage…
— Ou bien le chat du voisin, tant que tu y es !
Je ne réplique pas. Mathieu sait qu’il est allé trop loin.
— Eric, tu m’en veux ? J’ai l’air de déconner là, mais je suis sérieux. Je tiens à toi ! C’est pas pour t’emmerder que je te mets en garde. C’est juste que cette fille…
— Ça va, te casse pas, j’ai compris ! Et moi qui croyais…
— On se fait tous avoir un jour ou l’autre. On fonce tête baissée, on se fait des films en se disant que c’est la bonne et paf, on se ramasse méchamment. Mais même à terre, on se relève toujours.
Mon ami s’apprête à partir, récupère sa veste sur le canapé et reviens vers moi en me tapotant chaleureusement l’épaule.
— Faut que j’y aille, vieux. J’ai des clients à voir. Mais tu me tiens au courant, OK ? Et en cas de blues, n’hésite pas à m’appeler, même en pleine nuit !
Je me lève à mon tour et le serre fraternellement dans mes bras.
— Merci, Mat’…
— Bon, on ne va pas non plus trop s’appesantir, sinon je nous donne pas deux minutes avant de nous mettre à chialer comme des midinettes.
Mon frère de cœur quitte La Galoppaz en me saluant d’un signe de la main. De mon côté, même ébranlé dans mes certitudes, pas question de me laisser aller. Il me faut absolument téléphoner à ma belle-mère, Marie-France Faulqueroy. La seule personne en mesure de m’éclairer sur Mia. Sur ce qu’elle est vraiment.
***
J’attends de longues secondes après que la porte ait claqué pour bouger. Je touche ma gorge endolorie par l’un de nos agresseurs. Je vais encore devoir inventer un moyen de dissimuler les marques de violence imprimées sur mon cou, de me protéger du regard des autres. Je cherche où j’ai bien pu ranger mon foulard préféré, celui avec les motifs rouges. Je me demande si je dois sortir l’aspirateur ou un simple balai. Je dresse une liste des choses à faire. Mon cerveau carbure à toute allure tandis que je me relève. En fait, j’essaye de ne pas penser à l’essentiel. Les détails s’accumulent, sans importance, suffisamment nombreux pour m’occuper l’esprit. Un gémissement de Louise me ramène alors sur terre. Elle est toujours roulée en boule près de son lit. Du sang tache la moquette. Je me précipite à ses côtés.
— Hé, tu vas bien ? Rien de cassé ?
— Je ne crois pas, me répond-elle après une fraction de seconde d’hésitation, mais je dois avoir une sale tête…
— T’imagines même pas à quel point, plaisanté-je sans conviction.
— Je suis désolée, Mia, ça ne devait pas se passer comme ça, pas du tout !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— L’argent sur la commode, celui des factures… Je ne l’ai pas vraiment donné à Franck…
— Alors où est-il ? T’as quand même pas changé de fournisseur et déclenché une guerre des gangs ? T’es inconsciente ou quoi ? Tu te rends compte que sans mon bracelet, on aurait pu y laisser notre peau ?
— Je l’avais mis de côté pour me barrer. Je voulais partir loin de tout ça, te laisser une chance…
— Une chance de quoi ? Enfin Louise, tu sais bien qu’on s’est promis de s’en sortir ensemble !
— Mais t’as Eric maintenant, ça change tout. Je suis en trop dans cette histoire.
— Non ! Non, ça ne change rien ! Regarde-moi, je suis toujours là !
Je dépose mes mains de chaque côté de son visage pour la contraindre à croiser mon regard. Parce que c’est à moi de la rebooster, de la soutenir pour ne pas qu’elle sombre, qu’elle abandonne. L’argent… L’argent des factures, celui que ma meilleure amie m’a piqué en douce, ils l’ont pris. Pour leurs intérêts qu’ils ont dit. Parce que ça ne suffisait pas, ça ne leur suffisait pas. Une coupure sur son front saigne encore, liquide, jusqu’à s’écouler le long de sa joue, comme une larme brûlante. Je l’essuie du bout du doigt, avant de déposer un petit baiser à la lisière de sa chevelure. Puis, je quitte la pièce pour aller chercher de quoi la soigner. Dans la salle de bain, je rassemble les bandes et l’alcool en me disant que j’aurais pu être infirmière dans une autre vie. J’aurais sûrement adoré prendre soin des gens. Dans ce monde parfait, quelqu’un se serait soucié de la gentille Mia, un homme bon et généreux sans doute. Quelqu’un comme Eric. Sauf que le monde parfait n’existe pas.
Après avoir nettoyé les blessures de Louise et l’avoir remise au lit, je m’attaque au rangement. Un balai dans la main et un sac dans l’autre, je jette les débris et remet en place ce qui peut l’être. Il ne reste plus rien de mes tableaux accrochés dans l’entrée, que des morceaux de couleurs déchiquetés et éparpillés au sol. Ce n’est pas mieux dans le salon. La petite bibliothèque a été retournée, ses livres renversés. La commode a été vidée de son contenu. Quant au canapé, il est bon pour la décharge, sa mousse ressortant des entailles laissées par les lacérations de cran d’arrêt. C’est tellement typique de Franck, briser pour mieux régner. Pas étonnant que l’argent n’ait pas échappé à ces types, chaque centimètre-carré de l’appartement a été fouillé de fond en comble. Et pourtant, dans leurs recherches intempestives, ils n’ont pas déniché l’œuf de Fabergé d’Eric. Enrubanné d’un voile de tissu pour ne pas l’abîmer, il est toujours bien planqué dans une cavité, creusée dans la dalle par les précédents locataires et recouverte par deux lattes de parquet mobiles. Je réalise alors que nous n’avons jamais vraiment réussi à nous approcher un tant soit peu de nos rêves, des espoirs que nous avions en emménageant ici : libérer ma meilleure amie de l’emprise de son mac’.
***
C’est un beau matin de mai. En short et tee-shirt, Louise et moi suons à grosses gouttes pour monter l’imposant meuble dans l’appartement. Une fois parvenues jusqu’au salon, nous lâchons enfin le sofa et nous effondrons dessus en riant. Nous sommes insouciantes, légères comme peuvent l’être deux jeunes femmes emménageant enfin dans leur nouveau logement. L’endroit n’est pas immense, c’est vrai, mais c’est chez nous. J’ai mis de côté pendant des mois l’argent de mes baby-sittings et autres petits jobs pour nous payer ce refuge. Je suis certaine qu’en quittant le squat, nous pourrons recommencer à zéro. Je sens que Louise peut décrocher. Je suis pleine d’espoirs.
— Est-ce que tu réalises ? On a réussi, Louise ! exulté-je. On a un appart’ à nous, rien qu’à nous !
— Oui, t’avais raison. Fini la galère, on va enfin pouvoir aller de l’avant, me sourit-elle.
— Et c’est pas terminé, on va faire de notre vie quelque chose d’encore mieux !
— Tu crois que je pourrais reprendre des études, Mia ? Passer mon bac et peut-être faire les Beaux-Arts, comme toi ?
— Je pense que désormais, tu peux tout faire. Ce n’est plus aux autres de dicter tes choix, c’est à toi !
Nous sortons des coupes en plastique et trinquons au jus d’orange. Cette nuit, nous ne dormirons pas sur des matelas à même le sol, au milieu des junkies et autres marginaux. Nous serons à l’abri, juste elle et moi. J’appelle Christophe pour qu’il nous rejoigne et vienne fêter cette victoire avec nous. Je ne me figure pas le pincement au cœur que cette nouvelle peut lui faire, lui qui avait tant rêvé d’un nid d’amour pour nous deux, du temps où l’on sortait encore ensemble. Tous les trois, nous dansons jusqu’au petit jour au son d’une radio portable qui crachote. J’autorise même mon ex à franchir à nouveau les barrières de l’amitié que j’ai érigées entre nous depuis que j’ai mis un terme à notre histoire, à m’embrasser comme si c’était la première fois. Pour lui, c’est sans doute une façon de se dire que tout n’est pas fini entre nous, qu’il y a peut-être encore une mince perspective. C’est un leurre, nous le savons tous les deux, mais je ne veux pas y penser. Je suis bien, enfin libérée de tout. Je m’autorise même à rêver, à nous imaginer un happy-end pour Louise et moi, digne d’Hollywood. Je ne veux pas voir les nuages qui s’accumulent déjà au-dessus de nos têtes, que le changement d’identité que j’envisage ne suffira pas…
***
Il est près de minuit lorsque je termine mon ménage. Je suis en nage et complètement vidée. Toute ma rage s’est envolée, balayée en même temps que les restes de mon existence. Épuisée, je m’assieds sur le tapis et contemple le résultat de mes efforts. Un détail attire alors mon attention. Je rampe jusqu’au petit meuble du téléphone. En passant la main au-dessous de celui-ci, j’en retire quelque chose. Un boîtier de CD. Véronique Sanson. Le plastique est fissuré sur toute sa longueur, des morceaux manquent. En revanche, l’intérieur est intact, rescapé miraculeux du massacre. Je l’insère doucement dans le lecteur et lance la piste Amoureuse…
"Quand il me serre tout contre lui
Quand je sens que j’entre dans sa vie
Je prie pour que le destin m’en sorte
Je prie pour que le diable m’emporte
Et l’angoisse me montre son visage
Elle me force à parler son langage
Mais quand je prends sa tête entre mes mains
Je vous jure que j’ai du chagrin
Et je me demande
Si cet amour aura un lendemain…"
Notre histoire ressemble à ce CD, Eric. Nous avons des fêlures, nous sommes fragiles. Et je l’ai vraiment senti physiquement aujourd’hui : je me suis vue mourir quand les mains de cet homme ont enserré mon cou. Alors oui, c’est tellement plus facile d’envisager de partir plutôt que de faire face. Mais si je dois quitter cette terre demain, je ne veux pas avoir de regrets. Mon cœur n’est pas encore brisé. Il n’est peut-être pas trop tard…
***
— Allô, Marie-France ? C’est Eric. Je ne vous dérange pas ?
— Eric ? Mon Dieu, mais ça fait combien de temps déjà ?
— Trois ans, peut-être plus. Charles ne m’a pas vraiment laissé le choix…
— Il n’a pas pardonné. Jennifer était tout pour lui. Il s’est senti trahi parce qu’il te l’avait confiée en t’acceptant comme beau-fils.
— Je ne suis pas le seul à avoir été rayé de sa vie, Tristan en a aussi fait les frais !
— Et tu sais combien ça m’a peiné pour vous deux. Mais il a toujours été inflexible…
— Je ne lui en veux pas. Quelque part, je le comprends. Et je n’oublie pas non plus ce que je lui dois.
— Si c’est pour ta reconnaissance de dette que tu appelles, c’est inutile de t’en inquiéter. Charles n’a qu’une seule parole et ne reviendra pas dessus : cet argent t’appartient, quoi que tu en penses.
— Non, ce n’est pas pour cette raison que je vous téléphone, et je sais très bien que votre époux m’a fait ce cadeau sans aucune velléité d’être remboursé, mais sachez que le moment venu, je m’en acquitterai.
— Alors qu’as-tu à me demander ?
— Êtes-vous disponible demain midi pour déjeuner ? On pourrait se rejoindre sur l’une des terrasses de L’Esplanade d’Aix, y manger un morceau, discuter de choses et d’autres ensemble.
— Ce ne sera hélas pas possible dans l’immédiat, Eric, je suis actuellement en cure de thalasso à Quiberon.
— Ah ? fais-je déçu.
— Et si tu cessais de tourner autour du pot et me disais franchement ce qui te tracasse, ce qui motive cette soudaine envie de t’entretenir avec moi après trois ans de silence ?
— C’est quelque chose que je ne peux pas évoquer au téléphone. Quelque chose de compliqué…
— Tu l’as donc compris ? C’est pour ça que tu tiens tant à m’en parler ?
— Compris ? Mais compris quoi ?
— Rien, oublie ce que je viens de te dire, c’est idiot…
— Marie-France, qu’est-ce que j’aurais dû comprendre, bon sang ?
— Que ce n’est pas à toi que Charles devrait en vouloir parce que… Parce que si Jenny a mis fin à ses jours, c’est à cause de moi.
— A cause de vous ? A cause de vous ? Mais comment ça, à cause de vous ? Expliquez-vous, nom de Dieu !
— Je préférerais qu’on se voit. Rendez-vous sur L’Esplanade du lac à mon retour dans quinze jours. Ainsi, tu sauras tout…
Marie-France raccroche promptement. Tu sauras tout… Tu sauras tout quoi ? De quel mystère, secret ou mensonge veut-elle me parler ? Ça s’embrouille encore un peu plus dans mon esprit.
Si c’est pas à cause de moi, Jenny, pourquoi es-tu partie ?
***
— Ecoute-moi, Jen’, je ne peux pas faire autrement ! J’ai pas le choix, c’est important pour ma carrière…
— Ta carrière ? Ta carrière ? Mais vous n’avez tous que ce mot-là à la bouche, ma parole ! Je croirais entendre mon père qui s’excuse de ne jamais être là ! Putain, mais j’existe moi aussi ! J’existe !
— Approche… Viens là. Tu sais bien que c’est temporaire tout ça…
— Lâche-moi ! Mais lâche-moi, bordel ! Tu vaux pas mieux que les autres, en fait. Tu dis que tu m’aimes, mais c’est juste des mots en l’air, des mots qu’on balance comme ça, par gratitude après l’amour, histoire de ne pas passer pour un goujat d’avoir tringlé sa femme sans reconnaissance, sans égards ! Tu dis que tu m’aimes… Tout le monde le dit, mon père, ma mère, toi… Mais au final, y’a plus personne. Y’a jamais personne pour me prendre dans ses bras, me consoler quand j’en ai besoin, me rassurer. C’est toujours toute seule que j’affronte ma vie. Si au moins j’avais eu quelqu’un, quelque part, un frère ou une sœur… Non, personne. Qu’est-ce que vous essayez de me cacher, tous, à me fuir comme une pestiférée, qu’est-ce que j’ai de pas normal ?
— Jen’…
— Non, va-t-en, Eric ! Va-t-en ! J’ai toujours rêvé qu’un jour, tu te réveilles. Qu’un jour tu ouvres les yeux et découvres combien ton existence est vide. Vide de tout, vide de sens, vide de moi. Et quand ce jour-là arrivera, moi je serai déjà partie depuis longtemps, loin de toi, de cette vie de merde que tu m’imposes par égoïsme. Alors, tu te rendras compte… Alain Delon, ton acteur fétiche, disait : "J’aime qu’on m’aime comme je m’aime". Et tu vois, c’est exactement ce que tu attends des autres sans jamais rien offrir en retour. Moi j’ai besoin que tu m’aimes maintenant, Eric. Pas dans six mois, pas demain. Maintenant, parce qu’après, il sera trop tard. Après je serai fanée, toute desséchée de l’intérieur, tellement desséchée que l’amour ne pourra plus jamais m’atteindre. Que tu ne pourras plus jamais m’atteindre…
Tu ne pleures plus. Le maquillage a trop coulé sur ton visage dans cette vie, Jenny, ton cœur trop meurtri n’a plus de larmes à verser. C’est moi ta souffrance, je crois que c’est moi. Je crois que c’est le manque d’amour, celui que je te fais mais ne te donne jamais, qui te ronge, te mine, te tue à petit feu… J’ignore que ce mal ancré en toi est plus profond, que je suis impuissant à l’enrayer. J’ignore qu’il est autre, que je ne suis qu’un miroir dans lequel se reflètent tes plus grandes blessures…
[8] paroles extraites du titre "De l’autre côté de mon rêve", écrit, composé et interprété par Véronique Sanson
Annotations
Versions