Chapitre 17
Chambéry, début juillet
Un autre matin, un autre jour. C’est fou comme une vie peut changer du tout au tout en si peu de temps. Je ne suis plus la même Mia. A peine deux jours me séparent de "l’épisode Tristan", mais je me sens déjà l’âme d’une petite femme d’intérieur. La preuve, je me suis mise au ménage depuis bientôt trois heures. Pourtant, s’il y a bien une chose que je déteste, c’est de me retrouver avec un balai entre les mains. Seulement, mon humeur joyeuse est en train de déteindre sur l’état de l’appartement. Je ne l’ai jamais vu aussi propre et bien rangé. Je passe dans le salon et allume la radio. Les notes s’évadent dans l’air et je me mets à chanter à tue-tête, tout en esquivant une petite danse.
"It’s raining men
Hallelujah
It’s raining men
Amen…" [9]
Louise surgit dans la pièce alors que je suis en train d’épousseter les livres de la bibliothèque.
— Je te jure que si tu te mets à cuisiner une tarte aux pommes, c’est toi que je fais enfermer ! me lance-t-elle les yeux ronds.
— Arrête un peu de râler et profite ! Regarde comme notre "chez-nous" est beau ! Comme on s’y sent bien !
— Ouais, on dirait un appart’ de petite vieille. Mais bon, tu t’alignes sûrement sur l’âge de ton mec…
— Traite-moi encore de petite vieille et tu vas voir ! Je vais te faire bouffer mes gaines, espèce de garce ! ris-je.
Un coup de sonnette interrompt soudain nos chamailleries. Je laisse tomber mon plumeau et file ouvrir.
— Salut… Je suis désolée de te déranger…
— Cathy ? Mais non, tu ne me déranges pas, entre !
— Je sais qu’on ne se connaît pas encore très bien, que notre amitié est toute neuve mais… Je ne savais pas où aller…
Soudain, Cathy fond en larmes. Droite comme un I, au milieu du couloir, elle laisse éclater son chagrin. Prise au dépourvu, je reste les bras ballants sans savoir quoi faire. Jouer les mères de substitution avec Tristan n’était déjà pas évident, surtout avec Eric, si habitué à tout gérer seul, mais me retrouver face à ma potentielle belle-sœur dans un tel état de tristesse, c’est encore une autre affaire. A chaque drame, ce sont tous mes doutes qui resurgissent. Ceux sur mon couple, sur cette famille, sur ma place. Mais c’est une autre angoisse, sourde, qui me tord soudain le ventre. Et s’il était arrivé quelque chose de grave ? Rien que d’y penser, j’en tremble…
— Qu’est-ce qui se passe ? C’est Eric ? Tristan ?
— Non, non, ne t’inquiète pas, ils vont bien !
— Alors quoi ? Dis-moi ce qui te met dans cet état.
— C’est Anton… Je… Il est parti… Vraiment parti…
Mon regard tombe sur le gros sac de voyage qu’elle tient à la main. De l’autre côté, une lettre. J’essaye de me concentrer là-dessus. J’ai toujours détesté voir les gens pleurer, ça me fait bien trop souvent plonger dans le même état qu’eux. Je crois que depuis Louise, je suis devenue une sorte d’éponge à émotions. J’érige des barrières pour me protéger au quotidien, mais une larme suffit à tout écrouler. C’est encore plus dur avec Cathy, cette femme qui semble aujourd’hui aussi perdue qu’une enfant sans ses parents.
Allez Mia, tu vois bien qu’elle a besoin de toi ! Consoler, tu sais faire après tout…
Je secoue la tête et me précipite pour la prendre dans mes bras. Elle se raidit un instant avant de laisser aller ses sanglots contre mon épaule, d’abandonner ses défenses.
Au bout de longues secondes, la sœur d’Eric parvient à reprendre le dessus. Je la guide jusqu’à la cuisine, en faisant au passage signe à Louise que tout va bien. Je mets en route la machine à café et m’assieds en face d’elle. Une main sur la sienne, je l’invite à me raconter en détail son histoire. Pour seule réponse, elle me tend l’enveloppe pliée à laquelle elle s’accroche toujours. J’hésite, consciente que je suis sur le point d’entrer dans une partie intime de leur vie, à Anton et elle. Finalement, c’est un nouveau sanglot qui me décide. Pour consoler quelqu’un, il faut que je sache…
***
2h35 du matin… Curienne, mercredi 1er juillet 2015
Ma Cathy,
J’ai attendu que tu montes te coucher dans notre chambre et que tu t’y endormes pour prendre la plume, parce que je ne voulais pas d’une énième dispute avec toi, pour que tu ne m’interrompes pas comme à chaque fois. Et aussi parce que c’est plus facile de s’exprimer par écrit parfois… Parfois, parce que j’ai beau avoir retourné mille fois les mots dans ma tête durant mes nuits d’insomnie, j’ai du mal à les ordonner. Tant de choses à te dire…
Ça fait longtemps, Cathy, longtemps que ça ne fonctionne plus entre nous, qu’on se berce d’illusions. Il faut se rendre à l’évidence, prendre nos distances ne pourra que nous faire du bien, à l’un comme à l’autre. Avant que tout ne s’écroule comme un château de cartes, irrémédiablement. Avant qu’il ne soit définitivement trop tard et que l’on se déchire. Avant que nous n’ayons plus d’avenir commun.
Dans quelques jours, je partirai pour Les Saisies, passer la saison estivale dans les alpages. Entre temps, j’irai dormir chez Benoît et lui filerai un coup de main sur son domaine viticole. Il est au courant, il sait. C’est lui qui me l’a proposé, il m’a dit de venir quand je serais prêt, qu’il me laisserait les grilles de l’allée grandes ouvertes et la clé de la petite porte de derrière cachée dans l’interstice que je connais si bien. Alors, je vais répondre à son invitation, y aller…
Je sais que tu es contre, mais on ne peut pas continuer comme ça, à se bouffer le nez pour des histoires de fric. A attendre un enfant qui ne viendra jamais. Maintes fois, tu m’as parlé d’adoption, et maintes fois je t’ai dit ce que j’en pensais. Et ça, tu ne le comprends pas.
Je ne veux pas attendre et espérer pendant des années pour qu’on finisse par nous dire qu’on ne remplit pas les critères requis pour adopter. Et puis, je ne veux pas non plus d’un gosse enfanté par erreur sur un trottoir. Parce que je ne veux pas avoir à lui avouer, quand il sera en âge de comprendre, qu’il n’a été désiré par personne, que ses parents biologiques l’ont renié, abandonné. C’est quelque chose de trop difficile, je ne pourrai pas.
J’aurais voulu d’un enfant à nous, ma Cathy, rien qu’à nous. Le fruit de notre amour avant que je ne sois trop vieux pour être papa, mais ça, la nature nous le refuse depuis toujours… On a Tristan, oui, et tu t’en occupes comme si tu étais sa propre mère, mais c’est un leurre, une mascarade que tu te joues à toi-même. Tu ne seras jamais maman, et je ne serai jamais père, il faut qu’on parvienne à en faire le deuil pour pouvoir poursuivre notre idylle. Il faut qu’on accepte cette condamnation à ne pouvoir vivre notre parentalité que par procuration pour que notre couple survive.
Je ne te fais aucun reproche, ma chérie, et mon amour pour toi est toujours là. Mais je n’aime pas ce qu’on devient tous les deux, je n’aime pas ce que je deviens moi.
Comme le dit cette femme dans ce film [10] que tu aimes tant : "C’est l’amour qui doit gagner, toujours !". Alors faisons en sorte qu’il gagne. Je t’assure que cette pause nous sera salutaire, que je te quitte aujourd’hui pour mieux te retrouver demain. C’est en tout cas ce à quoi j’aspire. Il faut qu’on apprenne à se manquer. Il n’y a que comme ça qu’on pourra s’aimer encore. En faisant table rase de tout ce qui nous gangrène.
C’est notre seule chance, ma Cathy, notre seule chance de raviver la flamme qui brûle entre nous deux.
Prends soin de toi, ma chérie. Et attends-moi.
Je t’aime.
Anton
***
Ma journée sera plus calme aujourd’hui. Un planning allégé qui me permet d’accorder du temps à mon ami d’enfance.
Avec Mia, c’est encore un peu compliqué de jongler avec nos vies d’avant et le couple que j’aimerais qu’on devienne. "L’épisode Tristan" nous a confirmé le fait qu’il ne fallait pas brusquer les choses, qu’il nous faudrait apprendre à apprivoiser nos susceptibilités respectives, qu’il me faudrait apprendre à accepter de partager les rênes de ma parentalité avec quelqu’un d’autre que ma frangine. Oui, j’ai envie de changer pour que Mia se sente bien avec nous, pour être celui qu’elle attend.…
11 heures du matin, Mathieu et moi nous retrouvons à la terrasse d’un café chambérien, place Saint-Léger. Accolade chaleureuse avant de nous asseoir…
— Tu prends quelque chose ?
— Un expresso, bien noir, et toi ?
— Idem…
— Garçon, deux expressos serrés s’il vous plaît…
— Alors ? Tu lui as parlé ?
— Non, je ne lui ai rien dit, pourquoi ?
— Ben, je ne sais pas, j’avais cru pourtant, vu que vous vous étiez pris la tête l’autre soir…
— Et d’où tu sors ça, qu’on s’est pris la tête, Mia et moi ?
— Julien… Tristan et lui ont textoté une bonne partie de la nuit. Tu connais ton fils : quand ça ne va pas, il se confie au mien… Et permets-moi de te dire que là, ça craint. Il s’attache trop à cette nana alors que rien n’est au clair entre vous. Fais gaffe, à le prendre en otage comme ça, vous allez le faire souffrir, tous les deux, surtout si elle ne reste pas.
— Tu me conseilles donc de poursuivre mon idylle avec elle, peu importe ce qu’elle me cache, c’est ça ? ironisé-je, un brin vexé que mon ami s’immisce autant dans ma vie privée sans que je l’y ai invité. Mais dis-moi, c’est presque un assentiment ! Non mieux, une bénédiction…
— J’ai pas dit ça non plus, juste de faire attention à ton gosse, il est plus fragile que tu ne le crois.
— Et au tien, tu y penses quand tu ramènes une fille chez toi ?
— Primo, Julien a toujours sa mère, donc aucune autre femme ne prendra jamais sa place. Et secundo, quand je ramène une nana chez moi, je fais en sorte qu’il ne soit pas là et n’en sache jamais rien. Pas tant que ce n’est pas sérieux. Si un jour ça devait arriver - et je ne désespère pas que ce soit possible - j’en discuterais avec lui, pour savoir ce qu’il ressent, ce qu’il en pense.
— Et si ton fils ne l’aimait pas, cette "relation sérieuse" ?
— J’aviserais à ce moment-là, je verrais comment gérer au mieux la situation pour tout le monde. Je n’imposerais pas, pas comme toi…
— Mais, je n’impose rien ! Mia et Tristan n’ont pas eu besoin de moi pour tisser leur lien…
— Si, tu imposes ! Tu ne leur laisses pas le temps, tu veux aller trop vite. Seulement, faut pas que tu oublies une chose, Eric : Tristan n’est pas toi, il n’a pas la faculté de se remettre aussi vite et aussi bien de ses émotions que toi. Il a hérité de la sensibilité à fleur de peau de Jen’. Comme elle, il manque de confiance en lui ; comme elle, il cherche l’amour dans tes yeux. Alors protège-le, vieux. Protège-le de tout ce qui pourrait le meurtrir…
Le garçon de café nous apporte nos expressos, Mathieu en profite pour lui commander des viennoiseries, et moi pour changer de sujet de manière anodine, de façon à ne pas épiloguer sur une éventualité à laquelle je refuse de songer. Parce que je sais qu’il a raison. Sur toute la ligne.
— Tu vas t’empiffrer de croissants à moins d’une heure de ta pause méridienne ?
— Ben ouais, j’ai rien avalé depuis hier soir, et c’était un bol de pop-corns devant Pulp Fiction ! Et puis, je peux dire adieu à ma pause-déjeuner parce que j’ai une contre-visite à midi et quart à Tresserve. Une baraque de ouf avec une vue imprenable sur le lac, et un client plein aux as. Si je finalise la vente, je te raconte pas la méga commission que je vais me faire !
Son gros déj’ arrive, on parle de tout et de rien pendant qu’il se restaure, on refait le monde comme quand on était gamins, j’ai presque l’impression de rajeunir… Impression confirmée par cette furieuse envie de savoir un truc qui me titille depuis quelque temps.
— Mathieu, je peux te poser une question ?
— Ouais, bien sûr, vas-y…
— L’autre jour, tu m’as parlé d’une fille dont t’étais encore amoureux mais avec laquelle ça a foiré.
— Et ?
— Je la connais ?
— Possible…
— C’est qui ? Et pourquoi t’as gardé tout ça pour toi ? Je croyais qu’on était potes, tu me fais pas confiance ?
— C’est pas une question de confiance… Je t’ai rien dit parce que cette nana m’a demandé de ne jamais trahir notre secret. C’était il y a longtemps, avant Estelle, mais par égards pour elle, je ne renierai pas la promesse que je lui ai faite de ne rien révéler sur nous deux.
— Si c’était il y a longtemps, il doit y avoir prescription depuis, non ?
— N’insiste pas, Eric. Il est des pudeurs qu’il convient de respecter.
— Mais tu la vois encore ?
— …
— OK ! Donc, si tu refuses de me répondre, c’est que je la connais ! Obligé, sinon tu t’en ficherais pas mal de me balancer son nom.
— Je ne voudrais pas être désagréable, mais je te rappelle que j’ai un rendez-vous professionnel qui m’attend. Et comme je suis quelqu’un de prévoyant qui n’a pas spécialement envie de se faire piéger par la circulation, permets-moi de te fausser compagnie, mon ami. On discutera de ton obsession pour ma vie sentimentale une autre fois si tu veux bien. Devant une Corona et un bon vieux Melville par exemple. En fonction des disponibilités de ton emploi du temps de ministre, évidemment. Ah au fait, tu ne m’en veux pas si je te laisse régler l’addition ? Parce que là, faut vraiment que j’y aille. Je te revaudrai ça… Non non, ne me remercie pas, je sais que ça te fait plaisir…
— Profiteur va !
— Et j’en suis fier !
Mathieu se lève de table et me tapote chaleureusement l’épaule pour me montrer qu’il n’est pas rancunier de mon indiscrétion à son encontre. Avant de quitter la terrasse, il ajoute tout de même sur le ton de la confidence, quelque peu taquin:
— Puisque tu veux tout savoir, un petit indice : ce n’est pas Gabrielle, la fille sur laquelle on fantasmait l’année de nos quinze ans. Et ce n’est pas non plus Ingrid, la femme mariée, cougar avant l’heure, qui m’a initié pour ma grande première. Déjà, ça réduit le champ de tes suppositions…
Je lui donne un coup de coude amical dans l’abdomen en marmonnant dans ma barbe ces quelques mots qu’il comprend très bien et auxquels il sourit avant de regagner son Alfa garée rue de Boigne :
— Espèce d’enfoiré va !
— Allez, à plus, vieux ! Je te laisse le dernier croissant, mais n’en abuse pas, sinon tu risques de t’empâter, de prendre de la brioche – ah ah, mon jeu de mots est d’une subtilité renversante, n’est-ce pas ? Et après, c’est Mia qui va m’en vouloir…
Je souris à mon tour de ses facéties quasi clownesques. Plus de trente-deux ans d’amitié et une complicité intacte. Mat’ est vraiment mon alter ego, mon frère. Mais bon sang, qui est cette fille qui n’a pas voulu de lui et qu’il aime toujours ? Ça ne peut quand même pas être… Non, c’est impossible ! Je l’aurais vu, je l’aurais su plus tôt, forcément, non ?
***
Le silence s’installe dans la petite cuisine. Je tente de digérer tout ce que je viens de lire. Les mots d’Anton sont à la fois magnifiques et destructeurs.
— Dans sa lettre, ton mari dit qu’il te quitte aujourd’hui pour mieux te retrouver demain, c’est un signe d’espoir ça !
— Non, je le connais trop pour y voir un quelconque signe de quoi que ce soit. Il ne reviendra pas…
— Mais comment peux-tu en être aussi sûre, Cathy ? Comment peux-tu baisser ainsi les bras ?
— Je te l’ai déjà dit, parfois, c’est plus facile d’abandonner que de se battre…
— Mais t’as pas le droit d’abandonner, pas maintenant, pas après toutes ces années ! C’est pas toi, ça ! Tu es forte, Cathy, bien plus forte que moi !
— C’est ce que j’essaye de faire croire, c’est ce que je veux être, mais je n’en peux plus… Tu sais Mia, je vois bien que tu crois encore à l’amour, mais tu ignores tellement de choses. Il faut être deux pour maintenir un couple, et là je suis toute seule. Anton refuse d’affronter les problèmes et je ne peux pas l’y forcer. D’un côté, je le comprends. On a toujours tendance à choisir le chemin avec le moins d’obstacles, pour s’épargner, pour se protéger. C’est humain…
Cathy enroule les mains autour de sa tasse, pour se réchauffer. Son regard est perdu dans le vague.
— Alors tu le laisses partir ? Je veux dire, définitivement ?
— De toute façon, que puis-je faire d’autre ? Et puis, je me dis que c’est peut-être l’occasion. Celle d’arrêter enfin de gâcher ma vie et mes rêves.
— Tu penses que tu aurais été mieux sans Anton ? Qu’il est responsable de tout ?
— Non, bien sûr que non ! Je suis la seule responsable. J’ai été de mauvais choix en mauvais choix.
— Ça, je connais… Mais on a tous droit à une seconde chance, non ?
— J’imagine que ça dépend des circonstances…
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Je pense qu’il y a des erreurs qu’on ne peut pas rattraper. Il y a des personnes qu’on perd et qu’on ne retrouve jamais.
— Tu parles… D’Anton ?
— Non, je te parle d’un autre homme, Mia. Je te parle de mon premier mauvais choix.
Je reste la bouche entrouverte, cherchant à comprendre le sens de cette discussion.
— Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça, reprend-elle. J’avais besoin de parler et tu es la seule femme que je connaisse assez pour me confier. Et puis, je me dis que si tu peux retirer une leçon de ma propre histoire, j’aurais au moins gagné quelque chose.
— Cet homme dont tu parles, qui est-ce ?
— Tu me promets de garder le secret ?
— Bien sûr, je te le jure.
— C’est… C’est Mathieu…
— Mathieu ? Tu veux dire LE Mathieu que je connais ? Le meilleur ami d’Eric ?
— Oui, celui-là. Pour moi, il n’y en a jamais eu d’autre… Je t’en prie, ne me regarde pas comme ça, nous étions tellement jeunes à l’époque !
— Et Eric, la coupé-je stupéfaite, est-ce qu’il est au courant ?
— Non, c’est pour ça que je t’ai demandé de ne rien dire. C’est un secret, tu comprends ?
— Mais pourquoi ? Si vous vous aimiez, pourquoi le cacher ?
— Pour protéger leur relation. Ces deux-là sont comme des frères, je ne voulais pas risquer de tout foutre en l’air.
— Et pourquoi ça n’a pas marché ? Quel mauvais choix as-tu fait ?
— Ça, c’est une longue histoire…
***
Je me dirige vers le boulevard de la colonne où j’ai stationné ma moto et en chemin, profite de la balade sous les arcades de la rue de Boigne pour fumer la dernière cigarette de mon paquet de Stuyvesant.
Avant d’enfiler mon casque pour me rendre à L’Atelier où j’ai rendez-vous avec l’un de mes fournisseurs, je consulte mes courriels sur mon smartphone, au cas où ce dernier aurait eu un contre-temps. Et effectivement, ledit rendez-vous est repoussé, mais c’est un autre message qui retient mon attention.
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Envoyé : mercredi 1er juillet 2015 à 09:53
De: "Cathy-Cat" <cathy.valensky-ferraz@hotmail.fr>
À: "Eric-F" <eric.ferraz-atelierdesmillesaveurs@gmx.fr>
Objet : Départ
Eric,
Ne sois pas surpris si je ne rentre pas à La Galoppaz ces prochains jours. Anton a décidé de partir, d’abord chez Benoît et ensuite aux Saisies ; et moi, je ne peux plus rester ici toute seule, à tout gérer, et à broyer du noir dans mon grand lit vide.
Tu n’auras à t’inquiéter de rien, j’ai demandé à Grand-Pierre de me suppléer en mon absence, et je repasserai de temps à autre pour voir si tout tourne quand même sans moi. Et puis, j’ai encore un ou deux cours de piano à donner à la petite Léa avant qu’elle ne rejoigne sa tante et ses cousins à Cavalaire pour les vacances… Pour Beethoven, fais comme tu veux. Tristan l’adore, mais tu n’as probablement pas le temps de t’en occuper. Au pire, il y a maman…
En ce qui me concerne, je vais m’installer quelque temps chez Mia si elle veut bien de moi, avant que je ne me trouve un appartement. Après, je vendrai la ferme et tant pis si Anton me fait une scène pour ça, je n’y arriverai pas sans lui de toute façon.
J’ai contacté Mathieu pour voir ce qu’il peut me trouver comme logement. Il m’a dit qu’il allait faire son possible, qu’il avait peut-être une location qui pourrait m’intéresser, il va creuser de ce côté-là.
Voilà, frérot. Ne t’en fais pas pour moi, ça va aller.
Je t’embrasse.
Ta sœur qui t’aime.
Cathy
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Je relis plusieurs fois le message, abasourdi. Cathy n’a jamais quitté Curienne, elle a toujours vécu à La Galoppaz, elle ne va jamais pouvoir vivre toute seule en ville ! Et quand j’y pense, c’est quand même bizarre que Mat’ ne m’ait rien dit à ce propos.
C’est pas possible…
Nerveusement, je joue avec le briquet que m’a offert Mia, songeur. Il faut absolument que j’aille voir Anton. Il faut que je sache…
***
— Tout a commencé un soir d’été, sur la terrasse de La Galoppaz. J’avais dix-sept ans à l’époque, et Mathieu en avait dix-neuf.
— Salut, je te dérange pas ?
— Mathieu ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu devais pas rejoindre Eric à la plage du Lido ?
— Si, mais j’ai annulé. C’est pas Eric que je suis venu voir, c’est toi…
"Je suis devenue aussi rouge que les œillets d’Ugolin dans Manon des Sources, mon film préféré. Il a posé ses yeux sur moi, un regard que je sentais amoureux, et je ne savais plus où me mettre. Mathieu… Mathieu, c’était le tombeur de demoiselles, le Brad Pitt de Curienne et des alentours, version Thelma et Louise tu vois ! Toutes les filles en étaient folles. Et moi, je n’aurais jamais espéré qu’il s’intéresse à moi. J’étais tellement timide et réservée, tellement loin des bimbos qui l’attiraient.
— Moi ? Mais pourquoi ?
"Il a pris ma main et m’a seulement dit :
— Viens ! Faut que je te montre quelque chose. Un endroit magique que j’ai jamais montré à personne, même pas à ton frère…
"Et il m’a entraînée dans sa course effrénée. On a arpenté la montagne en riant comme des enfants, sans jamais se lâcher la main. Jusqu’à ce belvédère que je ne connaissais pas et qui nous offrait une vue à couper le souffle.
— Tu vois, c’est ici que je me rends quand j’ai besoin d’être seul, de m’aérer la tête, quand je suis triste parfois. Plus jeune, j’y ai même écrit des poèmes…
"Et là, j’ai explosé de rire. Parce que je ne l’imaginais pas du tout poète, ça ne cadrait pas avec l’image qu’il véhiculait en public.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?
— Rien…
"Mathieu voulait me montrer son côté romantique et me déclarer sa flamme, et moi je ne pouvais plus m’arrêter de rire. Il en fut d’ailleurs vexé…
— Alors je me livre, me mets complètement à nu devant toi en te disant des trucs hyper persos, hyper intimes, et toi, tu ne trouves rien de mieux à faire que de te moquer de moi !
— Excuse-moi, Mathieu, mais je n’arrive pas à savoir si c’est sérieux ce que tu me racontes, ou si c’est le genre de baratin que tu sers à toutes les filles que tu essaies de séduire…
— Bon, j’ai compris… Je croyais que t’étais une romantique comme moi, quelqu’un qui comprendrait ce que je ressens, mais je vois que je me suis planté sur toute la ligne !
"Il a alors lâché ma main et s’est apprêté à repartir lorsque je l’ai retenu.
— Attends ! Tu ne m’as quand même pas amenée jusqu’ici pour m’abandonner comme une conne sur ton belvédère. Et puis, comment je fais, moi, pour redescendre toute seule sans me tromper de sentier ?
— Grand-Pierre ne t’a pas appris à te repérer en pleine nature ?
— Non, c’est Eric qui le suivait partout, gamin, pas moi. Allez, raconte-moi, Mat’, raconte-moi pourquoi tu m’as emmenée ici ! Maintenant je veux savoir…
"Il a soulevé mon menton de ses doigts et a plongé ses prunelles dans les miennes.
— Tu veux vraiment savoir ? Alors ferme les yeux…
"Je l’ai écouté, et c’est à ce moment-là qu’il m’a embrassé pour la première fois…
— Wouah ! Eh ben dis donc, il cache bien son jeu, le Mathieu, derrière son sourire commercial d’agent immobilier !
— C’est la souffrance qui nous oblige tous à porter un masque. Et c’est moi qui l’ai fait souffrir la première… Avec mes principes à la con de refuser de me donner avant le mariage. Mais je crois surtout que je n’étais pas prête. Il avait déjà de l’expérience, moi je n’en avais aucune et ça me faisait peur…
— Cathy, tu crois qu’Eric se doute ?
— Eric ? Non, il n’est quasiment jamais là…
— Et pourquoi tu ne veux pas qu’on lui dise ?
— Il ne peut pas comprendre. Pour lui, on est comme frère et sœur, on a tous grandi ensemble. Qu’il y ait autre chose qu’un lien fraternel entre nous lui paraîtrait inconcevable et contre-nature.
— Et si je voulais t’épouser ?
— Alors on se marierait en cachette à Las Vegas…
— Non mais sérieusement, Cathy !
— Sérieusement ? Je veux juste que tu me promettes une chose : ne jamais rien lui dire sur nous deux.
— Je te le promets, ma princesse, ce sera notre secret.
— Alors embrasse-moi…
"Sa bouche, ses mains partout sur moi… Ça aurait pu être notre soirée, celle où il aurait dû, par amour, prendre ma virginité. Mais s’il y avait cette envie que je partageais avec lui d’un côté, il y avait aussi et surtout mes inhibitions, mes craintes de l’autre. Celles qui m’ont conduite à briser son élan dans l’œuf, à le rejeter.
— Non, arrête s’il te plaît ! Arrête !
— Quoi, qu’est-ce que tu as ? poursuivit-il entre caresses et baisers.
— Je t’ai dit non, Mat’ !
"Je l’ai repoussé, plus violemment que jamais ce jour-là. Il ne comprenait pas parce qu’il s’était montré jusqu’alors d’une patience rare. Sauf que là, j’en étais venue à bout.
— J’ai envie de toi, Cathy. Ça fait des mois que tu te dérobes, que tu repousses ce moment. Ça ne peut pas continuer comme ça entre nous. Je vais devoir encore attendre combien de siècles avant que tu m’autorises à te toucher, à t’aimer ?
— Eh bien, tire-toi si ça te convient pas ! Vas-y, tire-toi…
— Cathy…
— T’es sourd ou quoi ? Je t’ai dit de foutre le camp d’ici !
— Cathy, je veux pas qu’on se quitte comme ça…
— Putain mais casse-toi, merde !
"Il avait l’air perdu comme un gosse. L’instant d’avant, il voulait m’aimer comme un homme, et là, face à ma rage, il avait les larmes au bord des yeux, celles d’un môme qui ne comprend pas sa faute. Aujourd’hui encore, je ne sais pas qui de lui ou de moi a réalisé en premier que c’était fini. Tout ce que je sais, c’est qu’il est parti…
"Et puis, il y a eu Anton, un ouvrier agricole embauché par mon père et à qui je plaisais. Notre rapprochement, nos fiançailles arrangeaient tout le monde, il y avait enfin quelqu’un capable de reprendre la ferme familiale. Et on me prédisait un avenir d’épouse modèle, de mère parfaite. Mère, je ne le serai jamais, mais ça tu le sais… Je me suis laissée porter comme ça, par l’amour d’Anton, quelque temps, sans vraiment choisir mon destin. Anton était gentil, travailleur, apprécié de mes parents, persuadés qu’il ferait mon bonheur. Alors, petit à petit, je m’en suis persuadée aussi…
"Pourtant, quelques jours avant mon mariage auquel il était convié, j’ai écrit à Mathieu pour lui dire. Que je regrettais, que s’il voulait toujours de moi, je renonçais à mes noces pour le choisir lui. J’ai longtemps espéré une réponse, ou qu’il clame haut et fort devant toute l’assemblée qu’il s’opposait à ce mariage. Pour qu’il m’enlève. Il est venu bien sûr, comment aurait-il pu faire autrement ? Mais il s’est installé au fin fond de l’église, à l’écart de nous, à l’écart de moi. Comme s’il ne faisait pas partie de notre famille, comme s’il était un simple quidam, un importun qui n’avait rien à faire là. Comme s’il avait été inconvenant pour lui de me regarder, me désirer ce jour-là. Même ses félicitations ont été timides, je l’ai senti tellement loin de moi à cet instant que les larmes que j’ai versées le soir de mes noces n’étaient pas des larmes de joie. Il s’est ensuite éclipsé très vite, prétextant je ne sais plus quoi. Et puis, des embrassades qu’il eut toutes les peines du monde à surjouer, il avait sans doute trop mal pour ça. Il ne fit pas cette déclaration que j’ai tant attendue, celle qui m’aurait délivrée d’un mariage de raison, et garda pour lui seul son amour refoulé pendant des années. C’est plus tard que j’en appris la raison : il avait rencontré Estelle, la future maman de son fils.
— Alors c’est vrai ce que m’a dit Eric : Estelle et toi, vous divorcez ?
— Oui, je crois que c’est mieux ainsi. Ça devenait invivable, pour Julien, pour nous. Mais il faut que tu saches une chose, Cathy : c’est que j’ai crevé d’envie de répondre à ta lettre la veille de tes noces. Et même ce jour-là. J’en crevais d’envie comme je crevais d’envie de toi, mais j’ai fait le mauvais choix. Je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui, et pourtant je le sais depuis longtemps. Depuis que j’ai pleuré la fin de notre idylle toute une nuit au fond de mon lit. Au soir de ce jour maudit où tu es devenue Madame Valensky.
— C’est trop tard, Mathieu. On ne réécrit jamais le passé, il est ce qu’il est, ce qu’on en a fait toi et moi. Et peut-être que c’est mieux ainsi…
— Mieux pour qui ?
— Qui te dit qu’on aurait été heureux ensemble ?
— Moi, parce que même après toutes ces années, mes sentiments pour toi n’ont pas changé. Ça fait vieux jeu, je sais…
— Non… Non, l’amour n’est jamais vieux jeu, surtout venant de toi…
— Cathy… Crois bien que je le regrette, tout ce gâchis, toutes ces ratures dans nos vies respectives. Mais ne t’inquiète pas, je garde tout ça pour moi, il n’y a que mon belvédère qui connaisse notre secret. Ce secret que je ne trahirai jamais.
"Je l’ai embrassé sur la joue de la plus tendre des façons. En tant qu’épouse d’Anton, je ne pouvais décemment faire davantage. Et il m’a étreinte avec la passion d’un homme amoureux, éconduit et blessé par celle qu’il aime, comme un ultime adieu à ce couple qu’on aurait pu, qu’on aurait dû être.
— Ne change pas, Mat’, ne change jamais. C’est de ma faute si on en est là tous les deux, pas de la tienne…
"Ce secret, je ne l’ai partagé avec personne d’autre que lui. Même Jenny n’en a jamais rien su. Fleur bleue comme elle était, je suis sûre qu’elle n’aurait pas pu se retenir d’y faire allusion et d’essayer de renouer les liens de cet amour impossible au vu de nos situations maritales respectives…
"Aujourd’hui, il reste juste entre Mathieu et moi ce petit quelque chose, ce petit bout d’intimité et d’amour que personne ne peut percevoir. C’est tout ce qu’il reste de ce qu’on a été… J’ai aimé et j’aime encore Anton bien sûr, mais pas de la même manière. Et je crois qu’il s’en doute…
***
J’arrive à Chignin et m’arrête quelques instants devant les grilles grandes ouvertes du domaine viticole de Benoît, le meilleur ami d’Anton. J’avance prudemment sur l’allée gravillonnée, stoppe ma Béhème et la béquille non loin de la tonnelle sous laquelle le propriétaire des lieux et son invité sont en train de déjeuner. J’ôte mon casque, mes gants et m’approche de ces deux messieurs qui me regardent en chien de faïence, un verre de vin à la main.
— C’est ce que je te disais, Benoît. Il me semblait bien que c’était la moto de bourge de mon rupin de beauf’…
Le proprio, plus poli que son hôte, se lève de table pour m’accueillir.
— Salut Eric. Soit le bienvenu. Et fais pas trop attention aux manières de ce malotru, il s’entraîne pour devenir aussi sauvage et mal élevé qu’un crétin des Alpes.
— Salut Benoît, réponds-je à sa main tendue par une poignée aussi franche qu’empreinte de courtoisie.
— Tu veux boire ou manger quelque chose ?
— Non, je te remercie. C’est Anton que je suis venu voir…
— Allons bon, c’est ta frangine qui t’envoie, c’est ça ? Ben moi, j’ai rien à te dire !
— Non, Anton, je suis venu ici de mon propre chef. Parce que Cathy est partie, elle a quitté La Galoppaz. Et si tu continues à jouer au con avec elle, elle va tout vendre, elle reviendra pas.
— Attends, c’est toi, Eric Ferraz, le mec qui a poussé sa femme au suicide, qui vient me dispenser ses leçons à deux balles sur la façon de gérer mon couple ? Non mais laisse-moi rire…
— Je t’interdis, tu m’entends, le coupé-je hors de moi en le soulevant violemment de sa chaise par le col de son polo, je t’interdis de mêler Jen’ et ma vie avec elle à vos histoires !
— Eh, calmez-vous les gars ! s’interpose Benoît. Anton, tu ferais bien de l’écouter, d’accepter de discuter avec lui plutôt que de le provoquer. Parce qu’il a peut-être fait les mêmes erreurs que toi. Parce que pour Cathy et toi, il n’est peut-être pas encore trop tard…
Anton acquiesce d’un signe de tête et Benoît nous invite à nous asseoir.
— Anton, on n’a jamais été très proches, toi et moi, reprends-je, mais quand mon père t’a donné la main de sa fille, il t’a confié son cœur et son bonheur. Si d’où il est aujourd’hui, il voit ce que vous êtes en train de faire de votre mariage et de son héritage, pour des conneries en plus, il doit en bouillonner de rage.
— Petit-Pierre et Cathy ont misé sur le mauvais cheval, Eric… J’ai été un bon ouvrier agricole du temps de ton paternel, c’est vrai. Seulement son héritage, c’est devenu un fardeau pour moi, pour nous. Je ne m’en suis rendu compte que récemment, mais j’ai jamais eu les épaules pour tenir une ferme. C’est trop lourd pour moi, je ne suis pas à la hauteur. J’aurais jamais dû accepter de nous entraîner là-dedans. Au début ça allait, ton père avait été économe, sa trésorerie nous permettait de vivre assez largement. Et puis, le matériel est devenu vétuste, et j’ai eu un peu la folie des grandeurs en voulant racheter toutes les terres alentour. Et je nous ai mis dans la merde. Alors tu vois, l’idée de Cathy, celle de tout vendre, c’est peut-être pas plus mal…
— Recommencer à zéro, OK, mais pourquoi pas ensemble ?
— Je l’aime, ta frangine. Je l’aime comme un fou. La première fois que je l’ai vue, j’ai su. Un vrai coup de foudre, comme dans les livres…
— Mais va le lui dire, bon sang !
— Je lui ai déjà tout écrit dans une lettre. Et puis, ça ne servirait à rien de toute façon. Je vois bien dans ses yeux que c’est plus comme avant, qu’il n’y a plus entre nous que des reproches implicites. Et puis surtout, j’ai toujours su qu’elle m’avait choisi par dépit. J’ai toujours su que j’avais été son second choix…
— Quoi ? Comment ça son second choix ? Il n’y a toujours eu que toi dans sa vie !
— Ça c’est ce que tu crois ! Parce qu’il y a des regards qui ne trompent pas. Et je peux te jurer que jamais elle ne m’a regardé comme elle a regardé un soir ton pote Mathieu. Ce soir où il est venu nous présenter celle qui devint par la suite son épouse : Estelle. Cette femme que Cathy s’est mise d’emblée à détester, à haïr comme elle n’a jamais haï personne…
Mathieu ? Alors c’est bien elle, c’est Cathy son amour secret ? Mat’ et Cathy… Cathy et Mathieu amoureux l’un de l’autre ! Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Me serais-je menti à moi-même tout ce temps ?
***
Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque Cathy reprend enfin son souffle. Elle ne pleure plus, mais son visage est grave.
— Mais aujourd’hui, si tu décides de laisser Anton partir, pourquoi renoncer aussi à Mathieu ?
— Ce n’est pas si simple… Tout ça, c’est tellement loin ! On ne peut plus jouer aux romantiques comme deux ados.
— Je pense qu’il n’y a pas d’âge pour ça, mais ce n’est pas à moi de te dire quoi faire…
— Je sais, je suis seule face à mes choix. Seulement, je n’ai pas quitté Anton pour m’enfuir avec un autre homme. Je le quitte parce que notre histoire n’a plus d’avenir. En tout cas, je te remercie de ta sollicitude, de m’avoir écoutée. Ça m’a fait du bien de vider mon sac…
— C’est le moins que je puisse faire. Tu peux même dormir ici si tu veux.
— C’est gentil, je crois que je vais accepter. Mais rassure-toi, je ne resterai pas longtemps, je visite un appartement dès demain.
— Prends tout le temps qu’il te faudra ! C’est pas très grand, mais y’a toujours de la place pour une amie !
Cathy me sourit, mais ses yeux sont de nouveau bordés de larmes. Je crois que le mot "amie" l’a touchée. Ça doit faire longtemps qu’elle ne l’a pas entendu. Depuis Jennifer. Après tout, Eric a toujours pu compter sur Mathieu, sur cet homme qui, malgré son cœur brisé, l’a toujours protégé, de loin. Ils se sont soutenus l’un l’autre dans les épreuves, parfois sans le savoir, mais toujours avec force. Alors que Cathy, elle, est seule depuis bien trop longtemps, seule avec sa douleur, seule avec ses questions. Je suis coincée, déjà bien trop impliquée dans cette histoire pour la laisser tomber maintenant. J’interromps les réflexions qui agitent mon esprit en me lèvant pour lui indiquer où s’installer. Les deux chambres étant déjà occupées, je ne peux lui proposer que le canapé du salon – remplacé à la hâte suite au saccage des hommes de main de Franck - mais elle m’assure que ce sera parfait. Elle y dépose son sac de voyage et s’y assied, le regard encore dans le vague. Je m’installe à côté d’elle et lui prend doucement la main.
— Je ne peux pas rester avec toi cet après-midi, j’ai un rendez-vous. Est-ce que ça va aller ?
— Oui, ne t’en fais pas… Je vais dormir un peu, enfin essayer, parce que ça fait plusieurs nuits que je suis insomniaque.
— Je serai vite de retour. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à m’appeler ! Mon numéro de téléphone est juste là, sur le guéridon. Louise est tellement tête en l’air que je suis obligée de le lui laisser à porter de main.
— Merci pour tout Mia, tu es vraiment quelqu’un d’extraordinaire. Je comprends mieux Eric à présent. Ce n’est pas que physique entre vous, il n’y a pas que ta ressemblance avec Jen’. C’est plus que ça, bien plus que ça…
Je rougis un peu de sa phrase et lui offre un sourire sincère. Je sais que je devrais me blinder, ne pas laisser tout ça m’atteindre trop profondément, mais l’histoire de cette femme me bouleverse. Comme Eric et Tristan, Cathy est une petite étoile filante dans mon ciel sombre. J’en oublierais presque mes mensonges, l’œuf de Fabergé dérobé, celui que je ne me résous pas à restituer. Je quitte la pièce à regret, attrapant mes affaires avant de sortir de l’appartement, machinale. La journée n’est pas terminée, pourtant j’ai l’impression d’être complètement vidée. Combien d’épreuves aurons-nous encore à affronter avant de tirer un trait définitif sur le passé ?
[9] Paroles extraites du titre "It’s raining men", repris par Geri Halliwell en 2001 et figurant sur la bande originale du film "Le journal de Bridget Jones".
[10] Le long métrage d’Alexandre Arcady auquel il est fait référence s’intitule "Ce que le jour doit à la nuit ", adaptation cinématographique du roman éponyme de Yasmina Khadra.
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