Chapitre 4
Paul, regarde sa montre, insatisfait. Il faudra vraiment qu’il règle mieux son réveil, il n’est pas parfaitement synchronisé avec sa rolex, qui vient de lui annoncer six heures. Dans un soupir, il tourne lentement la page de son journal.
Simultanément à son geste, sa bouilloire et son grille-pain lui annoncent que son petit déjeuner est prêt. Il verse l’eau bouillante dans son bol de chicorée, y dépose une petite cuillerée de miel pour l’adoucir et le laisse refroidir. Il reste debout, droit comme un i dans son slip blanc neuf, tout en étalant du beurre sur sa tartine grillée. Il a les sourcils froncés, l’œil songeur et la mine déconfite.
Il est soucieux. Ce matin, cette empotée de Lili Chambon va faire son entrée dans les locaux. Elle sera très certainement remarquablement ratée, et si sa réputation à lui n’était pas en jeu, il rirait d’elle et du ridicule de la situation. En dedans, car en dehors, il resterait froid et impassible.
Il termine son café, qu’il a un peu trop laissé refroidir à cause de son agitation intérieure, en grimaçant. Il débarrasse méticuleusement la table et, avec tout autant de soin, le sol jonché de miettes. Il n’avait même pas réalisé qu’il était resté debout !
Il se dirige calmement, malgré son trouble intérieur, vers la buanderie. Arrivé devant la machine à laver, il retire lentement son slip, le roule en boule, se ravise et commence à le plier, se ravise encore, le roule en boule à nouveau et le jette dans la machine.
Puis il se rend dans la salle de bain, dépose délicatement sa précieuse rolex sur le plan de travail, sur la pile parfaitement repassée et pliée de ses vêtements du jour, qu’il a préparés la veille.
Le miroir lui renvoie son air morne habituel, et il se sent soulagé. Lui ? Il aurait souri ? Qui plus est alors qu’une presque inconnue le couvrait de baisers ? Impossible : son reflet est formel ! Hervé se fait des idées !
Il hausse les épaules, satisfait, en passant la main dans ses cheveux, et entre dans la douche. Comme tous les matins, il ouvre l’eau froide. Hors de question pour lui de céder au confort. Le confort est pour les imbéciles. Lui, ce qu’il aime, c’est le travail, et le travail bien fait. Pour ça, il faut être alerte, toute la journée, et rien de mieux qu’une douche froide pour être performant et en pleine possession de ses moyens.
Il sort de la douche, enroule le bas de son corps d’une serviette de bain et se dirige vers le plan de travail. Dans le miroir mural, qui lui renvoie toujours son air morne, il voit un éclair fugace passer dans son regard alors que, en saisissant sa brosse à dents, il frôle celle de son ex, qu’il ne s’est jamais résigné à jeter.
Sans cet éclair furtif, lui-même douterait de sa capacité à ressentir, ressentir pleinement, avec son cœur, sans passer par son cerveau. Il hausse les épaules, comme si rien ne l’atteignait, et règle son minuteur sur trois minutes.
Puis il porte sa brosse à dents à sa bouche. Ses gestes ne sont en rien énergiques : ils sont à son image, mous, réfléchis, précis. En un mot : limace. C’est comme ça qu’elle le désignait. Avec un franc sourire, entre la tendresse et l’exaspération. Et les trois minutes de la minuterie, il les tient sans peine.
Alors qu’il sort de chez lui vétu de son costume impeccable, parfaitement coiffé et rasé de près, pour entrée dans sa voiture rutilante, Lili, elle, se réveille difficilement.
Elle frotte son visage de ses mains, luttant contre la gueule de bois, puis passe les mains dans ses longs cheveux blonds tout emmêlés.
Martin, l’ami avec lequel sa mère veut à tout prix qu’elle se case et fonde une famille, dort paisiblement.
— Merde… marmonne-t-elle en observant leurs deux corps nus.
La veille au soir, pour fêter son nouvel emploi avec lui et comme il n’avait pas pu se déplacer les jours précédents pour cette occasion, elle s’était rendue chez lui à l’improviste.
Toujours partante pour s’amuser sans prise de tête, elle avait transformé le salon de son ami en piste de danse. Martin, qu’elle savait amoureux d’elle depuis leur rencontre, la regardait danser avec du désir au fond des yeux, mais elle s’en fichait. Elle se déhanchait contre lui en toute insouciance. Les chansons défilaient, et les verres aussi…
Elle s’était juré de ne jamais couché avec lui, et voilà qu’elle se réveille nue dans son lit. Des flashs de la nuit lui reviennent par bribes, et elle se réentend gémir de plaisir sous les coups de reins énergiques de Martin.
Elle rougit et se mordillant la lèvre inférieure en détaillant Martin de la tête aux pieds, ses yeux se focalisant malgré elle plus longtemps sur sa virilité qu’ailleurs : elle n’arrive pas à croire qu’elle a fait l’amour avec lui. Cela va métamorphoser leur relation, et elle n’en a aucune envie. Il va se faire de fausses idées et s’attacher encore davantage à elle alors qu’elle ne le verra jamais autrement que comme un ami. Et avec sa mère qui n’arrête pas de dire qu’ils formeraient un merveilleux couple de mariés et qu’'ils feraient de magnifiques enfants, il va croire que tout est possible entre eux !
En tentant de se lever sans bruit du lit pour quitter son appartement sans le réveiller, elle se cogne le petit orteil contre la table de chevet et pousse un couinement de douleur qu’elle étouffe tant bien que mal.
Quelques secondes, avec de grand yeux affolés, elle observe le visage de Martin : il grimace et marmonne dans son sommeil mais ne se réveille pas.
Soulagée, elle enfile sa robe fuchsia avec empressement et sort de la chambre à coucher. Dans l’entrée, elle repère ses converses, dont l’une et orange et l’autre bleu marine, et son sac à main jaune poussin.
Elle quitte l’appartement en claquant la porte derrière elle. Elle marche si vite jusqu’à son propre studio qu’elle se demande comment elle y parvient sans aucune chute.
Sur son passage, les gens la dévisagent, certains avec amusement, d’autre avec dégoût… À son allure débraillée, ses joues roses et sa tignasse décoiffée, il ne fait aucun doute qu’elle vient de passer une folle nuit de sexe.
Elle ignore l’attention fixée sur elle. Elle n’a jamais eu honte de rien, et elle ne va pas commencer aujourd’hui. Son seul regret, c’est d’avoir passé la nuit avec Martin, et pas un autre homme. N’importe quel autre homme. Il va vouloir s’engager, c’est sûr… Hors de question pour elle de se retrouver la bague au doigts, à satisfaire la vision de mariage du siècle dernier que sa mère veut lui véhiculer depuis son adolescence !
C’est les pensées troubles qu’elle prend une longue douche chaude puis s’habille de vêtements pris au hasard, sans même un coup d’œil, dans son armoire.
Quand elle ressort de son appartement pour aller voir Margotte au café-restaurant, elle ressemble à s’y méprendre à Elmer, l’éléphant bariolé.
Margotte n’est aucunement surprise de sa tenue lorsqu’elle l’aperçoit. Elle accoure vers elle pour une accolade rapide mais enthousiaste.
— Fin prête pour ton premier jour ? demande-t-elle. Je t’offre la glace et le café ce soir, tu me raconteras tout à notre table !
— J’ai couché avec Martin, il me faudra plus qu’une glace et un café !, annonce Lili sans préambule en riant.
— Attends, le Martin ‽
— Oui, le Martin !
— Comment c’est arrivé ‽
— Un lit, moi nue, lui nu, et BIM papa dans maman, rien de plus classique ! s’écrie Lili sans discrétion, faisant se retourner plusieurs clients.
Margotte pouffe, son rire rappelant le hennissement d’un cheval.
— T’es con, Lili ! Je veux tout savoir ! s’exclame Margotte en nettoyant distraitement leur table habituelle pour qu’elles s’y installent pour prendre le petit déjeuner. Il est comment au lit ? demande-t-elle ensuite en se penchant près du visage de Lili, baissant la voix.
Lili, qui n’a jamais ressenti aucune gêne en public ou ailleurs, ne parle pas moins fort. Maintenant qu’elle est lavée, propre et qu’elle n’a plus l’esprit embrumé, elle visualise très bien chaque moment de la nuit passée avec Martin.
— Tu sais que j’ai toujours été une crieuse pendant l’amour, donc je sais pas si ça veut dire grand-chose, mais il était parfait ! Le truc, c’est que je préfère mes coups d’un soir dont j’ignore le prénom et que je ne reverrai jamais ! Aucun engagement ! Le mariage et les enfants, non merci ! Je v…
— Heu… Lili ? l’interrompt Margotte.
— J’adore le sexe m… continue Lili sur sa lancée, n’ayant pas remarqué la tentative d’intervention de sa meilleure amie.
Margotte s’empresse de plaquer sa main sur la bouche de Lili pour la faire taire.
— Chhhhhh, tais-toi, Lili ! souffle-t-elle en faisant les gros yeux.
Puis elle prend le menton de Lili entre ses doigts et lui tourne la tête sur le côté.
À quelques pas d’elles sont assis Hervé Blanc et Paul Lacombe, les nouveaux employeurs de Lili…
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