L'Œil Noir (1/2)

3 minutes de lecture

Un jour, un enfant m’a dit que mes yeux étaient très noirs. Je me suis alors regardé dans la glace, et me suis dit que des yeux si noirs et si sombres avaient bien des choses à cracher. Et étant donné que je suis vieux, si je ne les crache pas maintenant, je risque de manquer de souffle pour le faire demain.

Mon métier n’est pas très compliqué. Il suffit d’ouvrir les yeux, et d’attendre. Ça fait soixante ans que j’attends. Soixante ans enfermé dans cette foutue boîte de conserve. Soixante ans sans cligner des yeux, à craindre que l’Impensable ne soit arrivé lors de ce court moment d’absence. Mais fort heureusement, cet Impensable n’a jamais frappé, si bien que je me surprends à croire qu’il n’existe plus.

Là aussi est la rudesse de ma tâche. Ne jamais douter. C’est pour ça que les télescopes sont là : pour nous montrer que la menace n’est pas loin, juste à quelques dizaines d’années-lumières. Chaque jour durant ces soixante longues années, j’ai contemplé cet ailleurs, cette chose que tout le monde veut oublier. Mais qu’ils ne se trompent pas, ils sont là. Ils ont toujours été là.

Je n’ai jamais connu la Terre. Je ne l’ai jamais vue non plus. Mon métier consiste à regarder ce qu’il y a dehors, pas dedans. Je suis né au beau milieu de l’espace, dans un vaisseau de marchandises. Je n’ai jamais connu mes parents. Je n’avais aucune attache avec celle qu’on surnomme la planète bleue. Ça explique sûrement pourquoi je n’ai jamais voulu y aller. J’ai fait mes premiers pas dans une bourgade martienne, élevé par une famille d’accueil ordinaire dont la principale occupation était d’être plus ordinaire encore. Majeur, je suis parti travailler comme technicien dans un cargo commercial à moitié légal. Quand j’ai appris qu’ils cherchaient un type qui était tombé si bas qu’il pourrait passer sa vie à observer des aliens pour prévenir la Terre au cas où un missile arriverait – c’est à dire à rien faire, selon l’idée que je m’en faisais à l’époque – , j’ai aussitôt accepté. Combien de fois j’ai regretté ce choix ? Des milliers, certainement. En soixante ans, je suis sorti de ce trou qu’une petite dizaine de fois. J’ai si peu connu les humains que j’ai oublié ce à quoi ils ressemblent réellement.

Aujourd’hui, je me satisfais presque de mon boulot. Je suis seul, loin de toute cette agitation typique du genre humain. Avec les années, j’ai appris à apprécier le silence plus que le bruit. Il véhicule une sensation de bien-être, et si l’on s’y concentre, on arrive presque à discerner les voix très diffuses des gens, qui, depuis leurs étoiles lointaines, nous saluent.

Il m’arrive de regarder les actualités, de m’informer. Ce que je vois me répugne tant que je me retourne vers les étoiles, les seules que je comprenne. Les politiques, là-bas, ils font comme si tout allait bien. Ils assurent au peuple en jouant les experts que notre belle Armada Solaire – flotte défendant bravement le berceau de l’humanité, symbole de la bravoure humaine et tous les autres titres gnangnan qui vont avec – est si puissante que les extraterrestres n’osent pas nous attaquer. Ils sont tous pathétiques, avec leur costume ciré et leur air bienveillant d’ange gardien. La vérité est autrement plus sombre. Sont-ils seulement déjà venus observer les extraterrestres qui n’osent pas nous attaquer ? S’ils le faisaient, ils verraient la vraie vérité : des vaisseaux aussi grands que des satellites, des armes capables de pulvériser un système en une fraction de seconde et en voyant tout cela, ils contempleraient en reflet la petitesse de cette humanité qui veut jouer les adultes en bombant un torse qui ne contient ni abdominaux ni pectoraux. Juste un ventre gras et goulu aux joues roses et fières.

Elle est là la vérité. Nous ne sommes rien. Notre existence même est un heureux miracle, un caprice de la chance. Les probabilités pour que nous soyons encore ici aujourd’hui sont ridiculement basses, pour ainsi dire nulles. Si par malheur un de ces méchants aliens vient à nous repérer, je peux assurer que nous sommes un peuple mort.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Luciferr ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0