L'Ermite des étoiles (2/2)
La console de bord reçut une myriade de messages excités. L’ermite comprit qu’ils voulaient parler, ce qui ne le rassura pas du tout. Parler, c’était s’exposer à eux, se livrer. Or, cela faisait des années qu’il faisait le contraire, qu’il fuyait, et qu’il se cachait comme un escargot dans sa coquille. Je n’ai pas le choix, se raisonna-t-il. À contrecœur, il envoya un dossier contenant tous les langages humains connus et plusieurs œuvres humaines, allant des légendes de la mythologie grecque à la science-fiction en passant par nombre de grands classiques. Il attendit quelques minutes, durant lesquelles le vaisseau réduisit sa distance à une cinquantaine de kilomètres. Il devait être immense !
Le premier contact se fit sous la forme d’un message étrange, envoyé environ dix minutes plus tard :
« Quelle est votre place dans l’univers ? »
L’ermite se calma quelque peu car cette demande exprimait leur désir de converser.
« Je suis un grain de poussière solitaire au milieu de l’immensité spatiale. »
C’était ce qu’il se plaisait à dire quand il faisait ses crises nostalgiques.
« Le grain de poussière est-il un chasseur ou bien un cueilleur ? »
Ils avaient vite appris l’histoire humaine, car c’était là une claire référence aux origines de l’humanité. L’ermite n’eut pas besoin de réfléchir.
« Je suis un cueilleur minuscule qui n’attrape que de toutes petites fleurs. »
– Votre maison est petite. Elle ne doit pas abriter un grand peuple…
– Je n’ai plus de peuple. Je suis un électron qui s’est détaché de son noyau car il était trop instable. »
L’ermite eut une vision rapide de lui enfant, dans une école élémentaire. Il était seul. Comme toujours. Les autres enfants jouaient à des jeux idiots. Il n’aimait pas les jeux idiots. Il préférait songer à tout un tas de choses auxquelles les enfants de son âge ne réfléchissent d’habitude pas. Quand il essayait d’expliquer tout cela aux autres, ils se moquaient de lui. Alors il se taisait, comme toujours.
Une fois, un grand blond de deux ans son aîné l’avait repéré et avait ramené avec lui sa clique de limiers enragés. Ils l’avaient bloqué dans une ruelle et frappé jusqu’à ce qu’il devienne un bout de chair ensanglanté et pleurnichant. Puis ils étaient partis en l’insultant et en lui crachant dessus. Il avait failli mourir ce jour là, mais il s’était tout de même tu lorsqu’on lui avait demandé d'identifier les coupables.
Encore aujourd’hui, il ne comprenait pas. Pourquoi avaient-ils fait cela ? Ils n’avaient rien à gagner, hormis un faux sentiment de supériorité. Mais en quoi pouvaient-ils s’enorgueillir d’être supérieurs à lui. Il n’était rien d’autre qu’un pauvre gamin perdu au milieu d’un monde qui ne le comprenait pas. Un monde qu’il ne comprenait pas.
« Nous aussi nous sommes des électrons. Notre noyau a été détruit voilà longtemps par des forces occultes. Depuis, nous voguons à travers les étoiles. Que faites-vous donc, petit électron ? »
C’était une question qu’il s’était souvent posée. Que faisait-il ?
« Je cherche ma place dans l’univers. »
La réponse était vague, mais elle devrait contenter ses interlocuteurs.
« L’avez-vous trouvée ?
– Non. »
Nouvelle réminiscence. Il était alors un jeune homme âgé d’une trentaine d’années, et, comme beaucoup de ses contemporains, regardait les nouvelles du départ des hommes vers les étoiles avec beaucoup d’espoir. D’illusions, aussi.
L’ermite devait présenter un oral à un jury, pour accéder à une prestigieuse école de l’espace. Cela faisait plus de dix ans qu’il travaillait sur cette idée. Son projet était l’élaboration d’un langage universel, qui permettrait de se faire comprendre par des êtres extrasolaires, quels que soient leurs us et coutumes, et de manière générale, quelles que soient toutes les caractéristiques qui leur étaient propres. Aidé par quelques investisseurs qui se disaient ses amis, mais qui n’étaient là que pour le profit, il posa les bases de ce langage durant cette longue décennie. Dix ans de dur labeur, et pour quel résultat ? Un concert de rire de la part des juges. Ils qualifièrent son projet d’utopie idéaliste et lui conseillèrent d’en faire un roman satirique. Encore une fois, les hommes l’avaient déçu. Il avait ravalé sa déception, et il s’était tu.
« Et vous, qui êtes-vous ? demanda l’ermite.
– Nous voyageons depuis des temps incommensurables, nous avons connu l’Age d’Or de l’univers, nous avons vu au travers de peuples étranges la vie et la mort dans toute sa complexité, nous avons visité trous noirs et pulsars, nous avons observé étoiles et supernovas. Nous sommes les observateurs de ce monde, les témoins d’un univers en transition. Nous sommes les Nomades. »
Les Nomades. L’ermite se tut, et considéra à nouveau leur vaisseau. Une grande sphère de métal, entourée d’autres plus petites, qui lui tournaient autour sans sembler être attachées. Comme de petits satellites. Bien que cette grande boule froide put paraître menaçante à certains, l’ermite la trouvait accueillante et chaleureuse.
« Une de vos légendes parle d’une arche. L’Arche de Noé. Nous sommes Noé. Et notre vaisseau est l’Arche. Nous sommes en train de constituer un échantillon de plusieurs peuples pour tenter de mieux comprendre l’univers. »
L’ermite regarda le vaisseau et visualisa de petits savants entourés d’animaux aux allures étranges. Un de ces savants le regarda et lui fit un signe de la main, jovial.
« Votre cause est noble. Mon peuple considère les extraterrestres comme des êtres vils qui ne pensent qu’à se massacrer entre eux. Je n’étais pas de cet avis. C’est pourquoi je suis parti. »
Ultime souvenir de sa vie dans le monde des humains, l’ermite se vit dans une petite station illégale perdue dans la ceinture de Kuiper. Les principales activités de l’organisation qui menait la station étaient le minage de roches (qui se revendaient à prix d’or dans les marchés noirs terrestres) et dans une moindre mesure, la fabrication de capsules d’exode. Après la grande vague de colonisation de l’espace, qui avait abouti à nombre de catastrophes humaines, l’exode extrasolaire avait été interdit par les autorités humaines. Mais l’attrait de l’inconnu continuait d’affriander les personnages les plus téméraires, et les plus sombres, comme lui. Les organisations spécialisées dans l’exode discret avaient donc poussé un peu partout, principalement dans les ceintures d’astéroïde où elles pouvaient se cacher facilement. Le tarif pour un départ du système était exorbitant, et l’ermite avait dû sacrifier beaucoup de choses pour se permettre le luxe d’un achat de capsule. Ces capsules minuscules possédaient un environnement permettant à une ou plusieurs personnes de survivre pendant des années loin de tout.
Il se rappellerait toujours du jour de son départ. Tel un criminel des bas-fonds, il avait réglé les mafieux de l’espace et était rentré dans son misérable cercueil volant. On l’avait désamarré et il avait alors passé un long moment à hésiter. Le Soleil, simple lueur jaunâtre au loin, semblait vouloir le retenir. L’ermite le regarda longuement, repensant aux vidéos montrant des humains rendus fous par la distance entre eux et leur berceau. Il s’imagina à leur place, hurlant des immondices et massacrant ses semblables avant de les dévorer. Puis il songea à tous ces moments de déception et d’illusion, à ces enfants qui le frappèrent un soir, à ces jurées qui le ridiculisèrent devant ses proches. Il repensa à tout ceci et, déterminé, il alluma les moteurs et programma une destination au hasard, sans même la regarder. C’est ainsi qu’il quitta son monde. C’est ainsi que le petit électron entama son épopée stellaire.
Rendu amer par ses souvenirs, il raconta tout ceci aux Nomades, qui accueillirent ses aveux avec silence. Ils n’usaient pas de paroles superflues, contrairement aux humains, et l’ermite s’en réjouit. Puis les Nomades lui firent la proposition qui allait changer sa vie.
« Votre histoire est intrigante, et par nombre de points, passionnante. Nous sommes des êtres idéalistes, comme vous. Nous avons besoin d’apprendre, encore et encore. Car le savoir est ce qui nous unit tous. Notre Arche comprend des centaines de peuples différents. Accepteriez-vous de vous joindre à nous dans notre long voyage stellaire ? »
Dans la profonde nuit de l’espace, une lumière s’alluma et éclaira de mille feux les yeux reluisants de l’ermite. Il vit des silhouettes fantomatiques au visage sage tenir dans leurs mains ancestrales des cartes montrant les étoiles. Il entendit des voix suaves lui murmurer langoureusement de douces paroles. Il sentit une vaste sensation de chaleur indolente lui parcourir le corps entier, telle une coulée de miel. Il fit corps avec tout cela, et, ouvrant magistralement les bras dans un signe d’acceptation, il dit oui.
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