Épilogue : La reine-louve
An 532 après le Grand Désastre, 1e mois de l’automne, au nord de Vasilias, Terres de l’Ouest.
La pluie rendait le chemin boueux. Mécontente, la monture de la reine de l’Ouest renâclait en tirant sur son mors. Imperturbable malgré le ciel d’un gris plombant, Lefkan restait droite dans sa selle, le regard porté à l’horizon. Ils avaient choisi de grimper cette butte pour la vue qu’elle offrait sur les champs de blé et la côte maritime.
Soran l’avait devancée, accompagné de trois autres personnes. Quand le bruit de succion que produisaient les sabots des chevaux leur parvinrent, ils se tournèrent nerveusement. Lef échangea un simple hochement du menton avec son capitaine. Une fois à leur hauteur, au sommet de la butte, la jeune reine se hissa sur ses étriers. À une centaine de mètres, la milice privée qu’ils affrontaient depuis deux jours bordait hargneusement le domaine des Falcan.
— Des teignes, cracha Soran en indiquant les hommes et les femmes qui menaçaient les soldats royaux avec des lames de fer comme des lances de glace. Des Élémentalistes des quatre contrées. Je ne sais pas comment les Falcan ont rassemblé suffisamment d’or pour engager autant de mercenaires. Surtout aussi qualifiés.
Lefkan se laissa de nouveau glisser au fond de sa selle, mâchoires serrées. Elle faisait tomber la pluie en continu depuis deux jours et la fatigue commençait à la plonger dans la torpeur. Malgré ça, elle inspira profondément les embruns en provenance de l’océan et déclara :
— Il est hors de question que le combat s’éternise. Notre peuple va finir par croire que la Garde Royale n’est qu’un rassemblement d’incapables.
— Lef, intervint Ethel en poussant sa monture vers celle de sa cousine, on ne doit pas risquer la vie de nos soldats en combattant de façon précipitée.
L’intéressée de tourna vers la jeune femme avec un sourire dur.
— Ethel, tu es ma conseillère en politique intérieure, aux dernières nouvelles. Pas en stratégie de guerre.
Comprenant qu’elle était reléguée au poste d’observatrice, la princesse Tharros plissa les yeux et se déporta sur le côté. Lef s’en voulut, mais que brièvement. Ethel l’avait prévenue des mois avant la rébellion des Falcon. La jeune conseillère, qui avait fait des échanges politiques de l’Ouest sa spécialité, avait rapidement décelé la colère qui grondait chez certains Nobles. Le système des Représentants, qu’un décret royal avait imposé à l’échelle nationale, avait été rejeté par de nombreuses familles nobles. L’idée de partager la gestion des terres et des familles qui les exploitaient n’avait pas été bien accueillie.
Pour autant, si Lefkan serait reconnaissante à jamais pour le travail qu’avait achevé sa cousine sur ce sujet, Ethel n’était sûrement pas celle vers qui elle tournait en termes de guerre.
— J’imagine que c’est mon père, qui est à l’origine de ce rassemblement.
Lefkan faillit ne pas entendre la déclaration morose du cavalier à sa gauche. Sous la pluie battante, les cheveux châtain du comte Simeon Loren lui dégoulinaient sur le front. La colère froide rendait le lilas de ses yeux trouble. Malgré la cape détrempée qui pendait tristement sur son flanc gauche, ses épaules restaient droites.
— Il a instillé la graine de la rébellion chez les Nobles voisins lorsqu’il vous a fait enlever, il y a presque dix ans.
Comme il avait probablement raison – les Falcan faisaient partie des Nobles qui géraient d’importantes terres côtières et agricoles au nord de Vasilias – Lefkan préféra ne pas répondre. Les Falcan s’étaient alliés à d’autres Nobles voisins pour embaucher des mercenaires de toutes origines et se protéger des soldats. Depuis trois ans, la couronne dépêchait régulièrement des escadrons de la Garde Royale sur le domaine des rebelles pour les forcer à instaurer le système des Représentants. Lorsque les soldats ne rentraient pas bredouille, ils revenaient blessés et guère certains de ce qu’ils avaient imposé aux Nobles récalcitrants.
Puis un garde royal avait été abattu. Lefkan avait alors ordonné que les Falcan fussent dépossédés de leur titre et de leurs terres puis condamnés à des travaux pour la couronne. En avait résulté cette révolte, qui avait mis au jour ce que soupçonnait Ethel depuis quelques mois : une dizaine de famille nobles proches de Vasilias s’étaient réunies pour contester le décret royal.
— Renn est avec les soldats ?
Simeon quitta des yeux le manoir dont les façades aux pierres apparentes ruisselaient.
— Oui. J’ai essayé de le convaincre de rester avec moi, mais…
Le comte ne termina pas sa phrase, subitement captivé par les troupes – soldats de la couronne et mercenaires des Falcan mélangés – qui s’agitaient entre la plage de galets sombres et la bordure des champs. Deux mercenaires avaient forcé la ligne de protection que formaient les gardes à la limite de la plage. Soran jura entre ses dents lorsque l’un de ses hommes s’effondra sous les assauts d’une mercenaire entourée de sable tourbillonnant.
— Je retourne auprès des troupes, reine Lefkan, annonça-t-il d’un ton déterminé en tirant sur les rênes de sa monture.
— Je t’accompagne.
Derrière Lef, Vann poussa un hoquet désemparé. Le jeune homme était resté auprès de son amie toutes ces années, s’enorgueillissant de son rôle de garde du corps. Même s’il n’avait guère eu d’occasions de la protéger, tant l’intéressée était sur le qui-vive au quotidien.
— Lefkan, siffla-t-il alors que la jeune reine pressait les flancs de Chenapan pour suivre Soran. Tu ne peux pas rejoindre le champ de bataille.
— En quel honneur ? répliqua-t-elle d’un air tranquille sans daigner ralentir.
— Tu… tu es la reine. Tu ne peux pas t’exposer de cette manière.
Lef zieuta vers son compagnon, soupira face à l’angoisse ancrée à ses traits.
— Savais-tu que mon arrière-grand-mère était une reine guerrière ? lança-t-elle d’une voix forte pour couvrir le bruit de la pluie et des combats au loin. Je te parle du côté Tharros, car tous mes ancêtres nordistes étaient des combattants.
Vann poussa son cheval pour être à sa hauteur. Le doute et l’inquiétude lui faisaient écarquiller les yeux. Comme par réflexe, il lorgna le sabre qui était accroché à la salle de la jeune reine. Le fourreau de Kan était couvert de gouttelettes.
— Quel rapport ?
— Le rapport, Vann, c’est qu’une reine occidentale qui participe à une bataille, ce n’est pas si étonnant.
— Tu participes déjà ! s’exclama le jeune homme en indiquant le ciel gorgé de pluie et d’éclairs. Deux jours que tu as invoqué cette tempête. Tu as inondé la moitié des provisions des Falcan et réduit grandement leur visibilité. Sans compter que leurs Souffleurs ne peuvent plus utiliser leurs flammes…
— Mmh, grogna Lefkan en s’engageant sur la piste qui menait aux champs de blé ployant sous le vent chargé de gouttes furieuses. Le désavantage, c’est que les Nordistes s’amusent comme des enfants avec toute cette eau.
Soran profita du chemin dégagé qu’ils venaient de rejoindre pour lancer les chevaux au trot. Lef prêta à peine attention aux mottes de terre qu’elle recevait sur ses jambières de cuir. Son cœur battant contre les tempes, elle resserra sa vision sur la silhouette souple de son mentor et cala sa respiration sur le rythme de son cheval. En retour à cette concentration soudaine, le monde s’offrit à elle.
L’air était gorgé d’eau. La pluie, qui tombait dru. Les gouttes en suspension qui formaient des volutes de brumes entre les dunes et les champs. À sa gauche, l’immensité de l’océan masquait presque les réseaux plus subtils des cours d’eau qui irriguaient les cultures.
Loin au-dessus d’elle, les nuages emplis de colère foudroyante. Sous sa tunique de lin renforcée d’une armature en cuir et fer, sa peau se couvrit de frissons. Le vent sifflait entre les pattes de son cheval à présent lancé au galop. Lui brûlait les yeux.
Tout cela lui appartenait. Répondait au sang semi-divin qu’elle avait hérité de ses ancêtres. Ses parents l’avaient nommée d’après les divinités protectrices de leurs contrées respectives. Lefk, Dieu de la Mort. Kan, Divinité Primordiale du Temps. Il était vrai que la jeune reine aux pouvoirs détonants pouvait se jouer de la vie et de la mort. Quant à son règne, il était déjà marqué par des décrets inédits qui ne manqueraient pas de bousculer l’Ouest pour les siècles à venir.
Mais Lefkan était une enfant d’Aion. Une Enfant des Tempêtes.
Un cri sauvage lui brûla la gorge alors qu’elle lâchait les rênes pour tendre les bras au ciel. La chair de poule remonta de ses poignets jusqu’à ses omoplates. L’air s’épaissit, s’alourdit, la pluie se suspendit.
Et le monde éclata sous l’assaut d’une dizaine d’éclairs simultanés.
Lefkan rouvrit les yeux, un goût de fer dans la bouche.
Du sang lui coulait du nez, humidifiait ses lèvres. Elle l’essuya machinalement, observa les alentours. Des nuages d’un gris mauvais tournoyaient encore au-dessus des champs et de la plage, mais ils avaient cessé de cracher pluie et éclairs.
Il fallait dire que Lefkan venait d’en tirer la moindre parcelle d’énergie. Les impacts de foudre formaient des cercles sombres au milieu des galets éclatés et des corps éparpillés. Les gardes royaux – du moins ceux qui n’étaient pas hébétés par la puissance qui venait de se déchaîner sous leurs yeux – repoussaient les derniers assaillants. En se rassemblant pour forcer la ligne occidentale, les mercenaires avaient commis l’erreur de se concentrer au même endroit.
Les éclairs ne pardonnaient pas. Les silhouettes fumantes, défigurées, juchaient la plage et le domaine des Falcan. Entre ses cuisses, Pan renâclait bruyamment, bousculé par la foudre qui avait hurlé à moins d’une centaine de mètres.
— Désolée, lâcha-t-elle d’une voix rendue pâteuse par l’épuisement.
Après avoir flatté sa monture, elle la poussa gentiment en direction de Soran. Son capitaine s’était rapidement remis de ses émotions pour assister ses gardes. Elle le vit glisser de son cheval avec adresse. Moins de deux secondes plus tard, il projetait un écran de flammes vers une mercenaire un poil trop téméraire. Les troupes des Falcan se réduisaient à présent à une poignée d’hommes et de femmes désespérés.
Lefkan arrêta Pan au sommet d’une dune. Le vent sifflait toujours à ses oreilles ; naturel celui-là, et chargé des embruns iodés de l’océan. Cette dernière attaque l’avait vidée. Son ventre se contractait à intervalles réguliers pour lui rappeler le vide qui s’était emparé d’elle. Le sang gouttait toujours de son nez. Elle jugea plus prudent de rester en selle tandis que les gardes royaux repoussaient les derniers assaillants vers le manoir ébranlé des Falcan. Lefkan ne s’était pas gênée pour orienter quelques éclairs sur la demeure. Des tuiles avaient éclaté et laissé la place à des départs de flammes.
Rapidement, elle aperçut des silhouettes vêtues à la mode occidentale jaillir de la maison en feu. Ethel avait donc raison, tous les Nobles ne s’étaient pas rassemblés dans la demeure secondaire des Falcan qu’ils avaient déjà saisi la veille.
Un sourire amer lui tira les lèvres. Pourvu que les Nobles que ses soldats arrêtaient en ce moment même fussent les derniers de la rébellion. Cette bataille l’avait minée. Physiquement. Moralement. C’était une chose d’apprendre à se battre, d’imaginer des plans de bataille.
Patauger dans la boue, abattre des Hommes, en était une autre.
Les prisons de Vasilias suintaient d’humidité et de rats grassouillets en ce début d’automne. Lefkan chassa du pied l’une des vermines en longeant le couloir de pierre brute. Cinq jours s’étaient écoulés depuis la bataille contre les Falcan et leurs troupes de mercenaires. Trois depuis que les Nobles responsables de la rébellion avaient été enfermés derrière les grilles en attendant leur jugement. En accord avec les comtes Loren et Ganton, les Représentants de Vasilias et des terres touchées par la querelle intestine, qui avait ravagé les côtes et les champs au nord de la capitale, avaient été choisis pour prendre part au procès.
Encore une démarche inédite qui ne manquerait sûrement pas de faire jacasser, mais Lefkan voulait faire preuve d’une réelle bonne volonté. Imposer des Représentants à chaque famille Noble était une première étape-clé. Les impliquer dans des circonstances pour lesquelles les habitants n’avaient encore jamais eu voix – dont la justice – marquait un autre tournant.
Comme toujours, Vann suivait son amie de près. Lefkan réprima un sourire narquois quand un rat trop aventureux lui arracha un couinement effrayé. Obnubilé par les vermines qui lui filaient entre les pieds, Vann lui rentra à moitié dedans lorsque Lef s’immobilisa devant une grille.
— Dame Anthea, la salua la reine d’une voix froide.
L’aînée de Falcan dressa une mine épouvantable dans leur direction. Ses cheveux – qui avaient autrefois dus être blonds si on se fiait à ses minces sourcils dorés – tombait en paquets grisâtres autour de son visage sale. Si Lef n’avait pas maltraité ses prisonniers pendant le voyage jusqu’à Vasilias, elle ne leur avait pas accordé de traitement de faveur. Si les Falcan revoyaient un jour une baignoire, ce ne serait sûrement pas sous la juridiction de la reine.
Trianna aurait eu l’âge de cette femme si elle n’était pas décédée. Une Noble qui avait connu trois souverains différents et plus de bouleversements en une vie que ses ancêtres en plusieurs siècles. Lef éprouva une pointe de compassion pour cette femme au regard fier et au port de tête assuré. Ça n’avait pas dû être simple de voir son monde s’effondrer sous l’assaut de changements drastiques, tant politiques que climatiques.
— Reine Lefkan.
L’intéressée s’avança vers la cellule, grimaça face à l’odeur d’urine et de nourriture pourrie qui s’en dégageait. Les cachots de Vasilias n’étaient pas spécialement miteux, mais cela restait des cachots. Un lieu de condamnation, d’asservissement.
— Vous êtes très élégante.
Lefkan lui rendit son sourire. Elle avait troqué depuis longtemps ses jambières et sa chemise pour une robe longue occidentale à la teinte d’un turquoise profond. Si ces changements de tenues avaient de quoi perturber, elle y tenait. Lef s’était toujours targuée d’aimer chevaucher et combattre. Mais elle était aussi la reine. Un symbole de pouvoir, de richesses. Si elle n’appréciait pas l’opulence, elle acceptait la prestance offerte par des vêtements de qualité.
— Je dois vous sembler bien minable, ajouta la femme en époussetant sa jupe dont les différents voiles étaient aussi crasseux que sa peau ridée.
— Ce ne sont pas vos vêtements que je juge, Dame Anthea, mais votre positionnement politique. (Comme la Noble soupirait avec dédain, Lef ajouta sans sourciller :) La majorité de vos mercenaires a été abattue. L’autre partie a été condamnée. À l’exil dans le meilleur des cas, à l’emprisonnement dans divers cachots de nos villes dans le pire.
Lef fronça les sourcils en prononçant ces mots.
— Non, pas le pire. Le pire, c’est qu’un certain nombre a perdu la vie.
— Par votre faute, ricana la Noble avec un rire incrédule.
— Vraiment ? Vous vous êtes opposée à la garde de votre propre pays. Choisir entre des étrangers qui risquent leur vie pour des conflits qui ne les concernant pas et des soldats occidentaux ne m’a vraiment pas plu.
L’inflexion métallique de la jeune reine assombrit le visage de la Noble.
— Ce n’était jamais qu’un groupe de mercenaires. Je ne comprends pas pourquoi vous devriez vous sentir coupable.
— Ces gens venaient de Terres avec lesquelles nous avons établi des relations diplomatiques. Et je ne me sens absolument pas diplomate en renvoyant des corps à des familles en deuil.
Dame Anthea plissa les yeux en soupirant de nouveau. Elle agita la main comme pour chasser un insecte embêtant.
— Pactiser avec les sauvages du Nord, les fourbes du Sud et les fanatiques de l’Est n’est que l’un des projets insensés que votre mère et vous avez échafaudés. Je n’en attendais pas moins d’une femme qui partage la couche d’une brute nordiste et lui fait un enfant.
Comme Lefkan ne répondait pas, la Noble finit par daigner la regarder. Le sourire de pitié qui habitait le visage serein de la jeune reine lui tira une moue crispée.
— Qu’est-ce qui vous fait sourire ainsi ?
— Vous n’avez jamais été une réelle menace, Anthea. (Les traits de la vieille femme s’enfoncèrent face au retrait brutal de son titre.) Les gens comme vous me font un peu de peine. Vous gesticulez vainement dans l’espoir qu’on vous suive. Votre temps est dépassé, Anthea. Cessez de vous battre pour un pays qui ne pense déjà plus à vous, je vous prie.
— Vous êtes une sotte, cracha la femme en se dressant malgré des jambes vacillantes. Aussi sotte que votre idéaliste de mère et aussi peu raffinée que votre brute de père.
— Mes parents ont sauvé ce continent, répliqua Lefkan avec une assurance tranquille. Ce n’est sûrement pas leur conscience qui est troublée en ce moment.
D’ailleurs, ses parents devaient s’enivrer de vin de datte et de pâtisseries au miel en ce moment-même. L’ancienne reine et son compagnon avaient fait parvenir à leur fille des missives en apprenant la révolte qui naissait dans certaines parties de l’Ouest. En retraite temporaire dans le Sud, ils s’étaient dit prêts à rassembleur leurs effets et à rejoindre Lefkan pour l’assister. La jeune reine s’était montrée ferme dans ses réponses : ses parents méritaient bien leur séjour à la cour impériale de Lissa, où l’on fêtait l’accès au trône de l’héritière de Dastan, une cousine au second degré. Les festivités animaient la vie de ses parents et le climat doux du Sud était un calmant naturel pour les poumons fragilisés de sa mère.
— La fracture entre les Terres d’Oneiris, reprit Lef en glissant les doigts autour des barreaux de bois solide – utiliser du métal était trop dangereux avec des Élémentalistes maniant les éclairs – est née des tensions entre les peuples. De figures d’autorité qui ont estimé avoir le droit de soumettre les autres à leur ambition. Le Grand Désastre en a découlé. Mes parents ont réparé les erreurs de nos ancêtres.
— Je ne vois pas le rapport, siffla l’ancienne Noble en la foudroyant de ses yeux vifs malgré la vieillesse.
— Je voulais simplement vous contredire, répliqua Lef avec un sourire insolent. Mes parents sont peut-être des idéalistes, mais la réunion de nos Divinités Primordiales est de leur fait.
Perplexe, et incapable de contredire ces faits, Anthea Falcan secoua doucement la tête.
— Idéaliste, c’est bel et bien le mot. Vous n’obtiendrez jamais rien de bon à croire en des fermiers. Votre système de Représentants est d’une absurdité navrante. Ne confiez pas de telles responsabilités à des personnes qui n’en ont pas les compétences.
— Les fermiers sont des gens pragmatiques. Ils savent gérer des terres, des troupeaux, des semis. Ils évaluent leurs besoins d’une saison à une autre, rationnent ou redonnent au gré des intempéries. Les Occidentaux ont toujours été pragmatiques. Parfois un peu rigides. Un reproche que les autres Terres nous ont souvent fait, mais qui me semble aujourd’hui bien utile.
Lefkan lâcha les barreaux en croisant les bras avec une moue songeuse.
— Les Représentants ne sont pas que des fermiers, Anthea. Ce sont des commerçants, avec la maîtrise des comptes. Des parents avec le sens de la diplomatie et l’esprit de communauté. Des esprits vifs, brillants, qui inventent, proposent, essaient. (Lef remarqua du coin de l’œil que Vann lui faisait signe d’en finir.) Tout ce que vous n’êtes pas. Tout ce que la vieille noblesse n’est pas. Anthea, vous vous êtes enfoncée dans la certitude absolue que tout vous revenait. Laissez-donc à notre peuple le soin d’être compétent pour lui-même.
D’une inclinaison légère du menton, Lefkan salua l’ancienne Noble et suivit son ami le long du couloir. Cette discussion l’avait libérée d’un poids de remords et d’incertitude. Sa prochaine rencontre avec les Falcan aurait lieu au jugement. Elle serait alors rassurée par la satisfaction d’avoir poussé de côté les vieilles racines qui barraient le chemin aux nouvelles pousses qui voulaient explorer la surface.
Au bout du couloir, Vann la précéda dans les escaliers qui donnaient sur la porte renforcée de barres de métal et qui servait d’entrée aux cachots.
— Excuse-moi d’avoir coupé court à ta discussion, souffla-t-il en lui tenant le battant. Un valet est venu me trouver pour te prévenir qu’Ezra était arrivé.
— Oh.
Vann lui adressa une mimique complice alors qu’ils quittaient l’humidité et le renfermé pour retrouver l’air frais des ruelles pavées de Vasilias. Un enfant manqua trébucher sur les pieds de Lefkan en poursuivant une petite roue en bois. Sans avoir remarqué la tenue soignée de l’intéressée, il bredouilla des excuses et partit à la suite de son jouet.
Trois gardes royaux – l’escorte minimum que Soran imposait à la jeune reine à chaque sortie officielle – patientaient en compagnie de deux montures supplémentaires. Lefkan caressa l’encolure de Pan avant de glisser pied à l’étrier. Elle portait sous sa robe des chausses en coton pour préserver son intimité lors de l’équitation.
Ils se mirent en route pour le manoir des Loren. Ethel, Renn et Simeon les y attendaient. Sur le chemin, quelques plaisanteries des trois gardes royaux – qui appartenaient au même escadron – détendirent les membres raides de Lefkan. Le regard plein de conviction d’Anthea lui brouillait l’esprit. Lef croyait solidement au projet des Représentants. Elle envisageait mal une autre solution pour faire prospérer l’Ouest sans tomber dans une forme d’enchaînement du peuple. Pour autant, elle risquait aussi de connaître des révoltes de de côté-là. Tous les habitants n’aimaient pas forcément partager le pouvoir avec des familles qui s’étaient imposées à eux pendant des générations. Et Lefkan craignait que le pouvoir des Éléments, ce qui séparait fondamentalement les Nobles des roturiers, provoquât des massacres.
L’image des corps des mercenaires, désarticulés par les éclairs qui s’étaient abattus droit sur eux, s’imprima sur ses rétines. Lef plissa les paupières, se concentra sur les mouvements de Pan entre ses jambes pour oublier les frissons d’ivresse sur ses bras quand la foudre répondait à son appel. Tendit l’oreille vers les rires des soldats pour remplacer les cris et la souffrance. Malgré l’air idiot que cela lui donna sûrement, Lefkan ouvrit grand la bouche. Aspira fébrilement l’air humide, annonciateur de l’automne, pour goûter autre chose que les souvenirs de l’ozone et du sang.
Les massacres arrivaient vite, elle le savait très bien. Avait été à l’origine de l’un d’eux.
— Lefkan.
La voix soucieuse de Vann précéda sa main sur son épaule. Dépitée, Lef cessa d’avaler l’air et de plisser les paupières. Trop tard pour les regrets. Elle avait agi en conscience de cause. En assumerait les conséquences face aux familles étrangères qui viendraient rugir leur chagrin pour la perte de leur enfant, de leur parent ou de leur fratrie. Tous ces mercenaires, toutes ces vies sacrifiées, Lef se promit de s’en rappeler jusqu’à son lit de mort.
— Il n’y avait pas d’autre choix, souffla Vann en se penchant vers elle alors que le manoir des Loren apparaissait sur leur droite. La plupart des gardes royaux ne sont pas Élémentalistes. Ils étaient en train de perdre. Notre armée ou des…
— Étrangers ? le coupa sèchement Lefkan en plantant un regard tranchant dans celui de son ami. Nous sommes nous-mêmes étrangers au peuple occidental, Vann. Tu es Oriento-Sudiste. Je suis Occidento-Nordiste. N’oublions pas trop rapidement nos origines.
— Pardon. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Pas dans ce sens.
— Dans le sens où nous ne les connaissons pas ? Sincèrement, Vann, nos soldats se battent par conviction et parce qu’ils pensent avoir un foyer. Ces gens n’avaient ni foyer, ni conviction. Pas au moment de leur mort, en tout cas.
Son compagnon préféra se taire, le visage assombri par ces paroles amères.
— Merci, souffla Lef après coup en serrant le bras de son ami. Je sais que c’était pour m’aider. Mais je crois qu’il n’y a qu’avec moi-même que je dois des comptes.
Vann la dévisagea en silence avant de hocher la tête. C’était une vérité qu’il pouvait facilement accepter.
À quelques mètres du portail en fer forgé des Loren, ils mirent pied à terre. Lefkan observa brièvement les fleurs sculptées sur les battants avant de les franchir d’un pas sûr. Dans son dos, elle entendit Vann confier leurs montures aux soldats avant de lui emboîter le pas. Les gravillons clairs qui traçaient le chemin jusqu’au perron du manoir crissèrent sous leurs pas.
Avant de pénétrer à l’intérieur, la jeune reine se tourna subitement vers son ami. Elle parla d’une traite, de peur d’être coupée par la honte ou une fierté mal placée :
— Vann, même si je réagis de temps en temps avec sécheresse à tes remarques ou tes propositions, n’arrête pas, je t’en prie. Mon statut et mes pouvoirs me donnent parfois l’impression d’avoir la mainmise sur tout. Je ne veux pas devenir le genre de souverain qui a mené au Grand Désastre.
Hébété, Vann mit du temps à réagir. Suffisamment pour que Lef sentit ses joues la brûler. Avant qu’elle pût se jeter sur la porte pour se sortir de cette passe embarrassante, Vann lui agrippa les poignets.
— Promis, Lef. Je te cramerai les sourcils autant de fois que nécessaire.
L’intéressée émit un rire décontenancé face à la menace puis sourit. C’était un rappel doux-amer de leur enfance et il lui convenait parfaitement. Ils se lâchèrent avant d’entrer dans la demeure des Loren, où des valets vinrent les débarrasser de leurs vestes et affaires.
— Où se trouve le Représentant Ezra ? lança-t-elle à une domestique qui traversait la coursive en haut des escaliers.
La jeune femme ralentit avant de s’incliner promptement en reconnaissant sa souveraine.
— Il n’a pas encore quitté sa chambre, Reine Lefkan. Il loge dans la troisième chambre de l’aile droite.
— Je vous remercie.
La domestique sourit et se courba de nouveau avant de reprendre la tâche qu’elle avait mis de côté pour lui répondre. Lef effleura le poignet de son ami avant de se diriger vers les escaliers.
— Préviens Renn et Simeon que je suis passée voir Ezra. Je vous rejoins dès que possible.
— Bien entendu. (Vann lui adressa un clin d’œil.) Prends tout ton temps, Lef. Tu l’as mérité.
La jeune reine l’ignora, mais prit soin de l’embêter avec un courant d’air tout en grimpant les escaliers. Une fois sur la coursive, elle emprunta le couloir de droite et le remonta jusqu’à la troisième porte. Après avoir toqué sobrement, Lefkan poussa le battant et referma aussitôt.
Elle ne fut pas surprise de trouver le Représentant penché sur un la branche cassée d’un arc. Courbé sur un bureau placé près de la fenêtre, il attendit d’avoir terminé d’étaler sa colle à bois – une solution qu’il achetait aux Orientaux – pour se tourner vers elle.
— Bonjour, Lef.
— Bonjour.
Elle traversa la chambre en lorgnant les draps défaits malgré l’après-midi avancée, la tasse thé qui refroidissait et le pot de graisse dont le couvercle avait disparu. Les mains d’Ezra luisaient de la colle qu’il venait d’appliquer sur l’arme abîmée. Avant qu’il pût la toucher, Lefkan agita le poignet. Les doigts du Représentant se couvrirent d’une pellicule d’eau qui résorba le gras de la colle.
Ezra ricana avant de tendre ses mains vers la lumière qui tombait de la fenêtre.
— Parfois, je dois reconnaître que je suis un peu jaloux de ça.
— Ah oui ?
Lef s’était penchée à son tour au-dessus du bureau. Des bouts de cuir côtoyaient ses pinces à métal et ses bobines de fil. Ezra était incapable de se rendre quelque part sans emmener quelques travaux simples. Son armurerie devait tourner, même quand il s’absentait.
— Alors, cette Anthea Falcan ?
— Un rapace. Vive, dangereuse et vorace. Elle nous aurait dévoré tout crus, la couronne et moi, si elle avait pu.
Ezra se leva pour étirer ses cervicales. Les mains sur les hanches, il considéra la jeune reine et sourit d’un air provocateur.
— Rien de vraiment menaçant pour une louve, n’est-ce pas ?
Lef lui rendit son regard, inspecta les bottes abandonnées aux pieds du lit.
— Quoi qu’il en soit, le faucon a perdu ses ailes. J’ai hâte d’être au jugement.
— Moi aussi. Il est temps que nous montrions de quoi nous sommes capables.
En qualité du Représentant des faubourgs du Château, Ezra n’aurait pas dû se trouver là. Mais il détenait un rôle particulier : il avait été élu parmi les Représentants pour faire partie des dix Hommes et Femmes qui intervenaient pour ce genre d’affaires à l’échelle nationale.
Comme Lefkan acquiesçait vaguement sans quitter des yeux le fouillis d’affaires qu’avait laissé Ezra derrière lui, le Représentant s’approcha. Une fois à quelques centimètres de son visage, Lef daigna le regarder.
— Tu vas m’électriser si je t’embrasse ?
— Non, pourquoi je ferais ça ?
— Parce que c’est exactement ce que tu as fait les trois dernières fois.
Lefkan haussa les épaules d’un air indifférent.
— Je t’ai déjà dit de ne pas le faire quand je me réveille. Ça me surprend et je réagis instinctivement.
Un fil d’air les séparait. Ezra glissa une main sur sa joue.
— Tu es bien réveillée, là ?
Lefkan lui rendit un sourire mordant. La louve en elle était heureuse de retrouver sa meute après la bataille de territoires et d’autorité. Ni Hommes ni loups n’étaient faits pour se battre indéfiniment.
Le cœur fourmillant d’électricité, Lef s’empara de la nuque d’Ezra pour l’approcher d’elle. Rien n’avait été officialisé à propos de leur relation. Et Lefkan s’en moquait, pour l’instant. Elle avait fini par l’accepter dans sa meute et c’était le plus important.
Elle serra son front contre le sien. Ses cheveux courts la chatouillèrent. Les cals de ses doigts ripaient sur sa joue. Ezra retenait son souffle en attente de sa réponse.
— Je suis réveillée.
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