Au pied du mur ...
Il guettait la vitrine obscure du magasin depuis ce qui lui semblait de longues, d’infinies minutes. La rue, malgré l’heure matinale, était agitée du passage de quelques piétons pressés, poussés par le temps à se rendre plus vite là où ils devaient être, sans apprécier, sans savourer le fait de marcher. Ignares, sombres idiots, imbéciles, songea Pierre, le dos calé contre le mur froid qui le soutenait. Les lampadaires diffusaient une lueur pâle à travers leur verre opacifié et terni. Pierre remua un peu. Nerveusement, son visage se tourna vers la vitrine une fois encore ; il jeta un œil suspicieux à sa montre. S’était-elle arrêtée encore une fois, la traîtresse ? Il ne risquait pas, cette fois au moins, de manquer son rendez-vous.
Absorbé dans ces pensées futiles, il faillit ne pas prêter attention au camion qui se garait plus loin. Un sursaut le saisit, alors que parmi ses pensées négatives sur un précédent rendez-vous manqué, il entendit le signal de recul retentissant dans le silence du morne matin. Il leva le pied, avec le projet de faire quelques pas vers l’arbre le plus proche, pour se dissimuler derrière lui et ainsi mieux voir. Il s’immobilisa, la bouche entrouverte. Il avait failli le faire : il avait manqué rejoindre la foule infâme des représentants de la bêtise humaine, dans sa hâte, dans sa précipitation, poussé par le feu du désir. Il inspira profondément et reposa avec délicatesse son pied sur le sol. Sa semelle de crêpe fine se colla sur le pavé irrégulier. Il sentait l’étreinte du cuir autour de lui, la caresse délicate de ses chaussettes en fil d’Ecosse. Un soupir lui échappa tandis que son poing se crispait dans sa poche. Il décolla à nouveau sa chaussure du sol, prit son envol, pour atterrir une enjambée plus loin. Pierre éprouva délicieusement le décollement souple de la semelle, le mouvement cambré de sa voûte plantaire. Il posa une main sur son cœur et compta ses battements, essayant d’apaiser son souffle emballé. Il fit les quelques pas qui le séparaient de l’arbre avec une lenteur dansante. Il lui sembla qu’ils étaient à l’étroit dans l’habitacle de cuir, qu’aucun répit n’était laissé à sa chair, embrassée, palpée par la chaussure. Son pantalon lui parut plus serré aussi, alors que son esprit s’attardait sur ces merveilleuses sensations.
Il s’arrêta enfin, ses mains se pressant fébrilement sur l’écorce rêche du tronc, ses pieds à plat dans la terre meuble qui entourait le végétal. Il sentait, à travers les semelles si fines choisies pour l’occasion, l’humidité parfumée de l’humus, les aspérités formées par les cailloux égarés là. Pierre ferma les yeux et s’efforça de penser à des choses désagréables. Appuyé de tout son long contre l’arbre, le contact froid, ainsi que l’image traumatique de l’opulente poitrine de sa grand-mère paternelle l’aidèrent à se concentrer sur ce qui se déroulait devant ses yeux. Ils avaient commencé. La porte bleue s’était entrouverte, laissant filtrer un rai de lumière crue. Les hommes aux silhouettes massives portaient les boîtes à l’intérieur. Leurs énormes godillots, leurs mains pataudes, l’expression lourde et endormie de leurs visages grossiers firent naître en Pierre la même colère sourde que d’habitude. Cette haine farouche de la médiocrité avait fini par lui donner des aigreurs d’estomac, qu’aucun remède ne paraissait pouvoir soigner.
Il la vit alors, entre les livreurs qui la masquaient de leur stupide largeur : frêle, discrète, coiffée de son petit chignon sage, les mains jointes sur sa jupe droite. Il interdit à son regard de descendre plus bas, trop conscient de sa situation pour se laisser aller à cette folie. Pierre se contenta d’écouter sa voix douce, et pourtant ferme, d'imaginer à distance la blancheur de ses mains légèrement parcheminées. Il chassa les images des délicates bottines à boutons nacrés, des bas couleur chair, de la délicieuse cambrure de son 37 ½ dans un gémissement douloureux.
Bientôt le camion repartait, et Mme Anne disparaissait comme elle était venue, imperceptible. La lueur du couloir s’éteignit bientôt pour se déplacer vers le magasin en lui-même. La lumière s’alluma : celle du comptoir, cette petite lampe à abat-jour de soie rose orné de pompons. Il aimait tout particulièrement le halo doux qui nimbait Mme Anne quand elle se trouvait à côté, soulignant la pâleur de ses cheveux argentés, la délicatesse aristocratique de ses traits. Il soupira : ses mains étaient cramponnées au tronc et ses ongles s’enfonçaient sans qu’il s’en rende compte dans le bois dur. Il était au-delà.
Ses pieds seuls, ancrés dans la terre meuble, lui rappelaient par la douleur lancinante du froid, la réalité du moment. Il se pencha un peu pour mieux voir. Mme Anne s’était agenouillée près des larges boîtes en carton, malmenées par les brutes de la livraison. Son petit couteau en main, elle les ouvrait dans ce qu’il imaginait un délicieux crissement. Puis, une à une, elle les sortit de leur indigne emballage : des boîtes, toutes rectangulaires, mais de couleurs variées, dont la surface brillante accrochait la lueur douce de la lampe. Il la vit inspirant l’odeur enivrante, il en était certain, du carton neuf, et à travers lui, du cuir, parfum riche, profond, exaltant. Il renversa un peu sa tête en arrière : il lui semblait que l’air lui manquait, alors que ses orteils, comme mus d’une volonté propre, cherchaient à s’enfouir dans le sol, s’agitant, se tortillant, se débattant contre leur merveilleuse prison.
Pierre vit le délicat sourire de Mme Anne, alors qu’elle ouvrait la première boîte, dans ce petit coulissement au bruit de succion qui le rendait fou. Il entendit comme il vit encore ses mains impudiques écarter le papier de soie et empoigner ce qui lui parut être un modèle d’escarpin de taille 37 ½ en cuir verni, avec boucle cuivrée sur la cheville. Il se raidit contre l’arbre. Il ne s’était pas rendu compte qu’il se frottait contre lui, lentement, délicieusement, écorchant ses vêtements, ses paumes.
Alors, il s’abandonna et superposa à la Mme Anne de ce matin d’automne, toutes les autres. Celle qui faisait glisser avec amour et dévotion les brides de cuir de sandales colorées autour des chevilles de ses clientes. Celle dont chaque geste religieux remuait son cœur. Celle qui avait compris que rien n’existe de plus beau, de plus exceptionnel qu’un pied chaussé à la perfection. Celle qui, mutine, essayait parfois certaines paires, à la nuit tombée, son pied cambré, parfait, caressant le cuir, pour son plus grand délice.
L’extase fut complète et il demeura haletant, dans le jour naissant.
Il ne la vit pas se lever et se diriger vers le comptoir. Il ne perçut pas ses regards vers la rue. Il n’entendit pas dans la voix de Mme Anne, ce dégoût et cette colère froide qui lui auraient brisé le cœur, quand elle obtint une tonalité sur le combiné.
« Oui, bonjour. C’est encore Mme Anne, de la rue Montvert. Oui, il est encore revenu. C’est la cinquième fois cette semaine ! »
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