Malappris

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« En ce temps-là, Emmanuel vint à Rotule, où il avait été élevé. Selon son habitude, il entra dans le temple le jour des fèves, et il se leva pour faire la lecture… » Gaëtan dodelinait de la tête. La liturgie avait toujours eu un effet lénifiant sur lui, et une mauvaise nuit était un poids trop lourd à porter pour supporter la lecture des saintes écritures. Ayant été refoulé chez les paladins, il était reparti avec son hôte, qui en avait profité pour le mettre de corvée de pluche pour la soupe populaire. Pendant que le chaudron bouillonnait mollement sur la cuisinière, le guichetier-hôte officiait comme diacre pour l’office quotidien. Y assistaient quatre dondons, trois malfrats, cinq petits vieux et une équipe de douze émigrés, probablement pour se rassurer avant de manger de la poussière dans les chantiers de construction.

Gaëtan passait le temps en essayant son invention. Elle fonctionnait magnifiquement : bleu quand c’est faux, blanc quand c’est vrai. Ça marchait tant et si bien qu’il essayait de retrouver ses tables de multiplication en lançant des nombres au hasard. Mais bon, compter, c’est une activité soporifique, alors compter pendant la messe…

Quand il ouvrit les yeux, ce fut pour découvrir le diacre-guichetier-gardien qui lui enfonçait son goupillon dans les côtes. Il sursauta et essaya de se composer une prestance. Il comprit qu’il s’était endormi, probablement pendant l’homélie, ou le sermon, allez savoir comment ça s’appelle dans cette confrérie-là. Le cuistot populaire toussota : « Honorable voyageur, je te présente le prêtre de cette paroisse, M. Hipulpon.
– Gaëtan Compas, enchanté », bredouilla-t-il. Il ne savait pas que les fidèles, consternés par ses ronflements sonores, s’étaient regroupés autour de lui pour le fustiger de leurs regards désapprobateurs. L’officiant reprit : « Enchanté, M. Branlebas. C’est toujours un plaisir pour moi d’accueillir les âmes perdues dans notre beau temple. »

Il fit une pause. Dans la pénombre du temple, le changement de couleur de la toque passa inaperçu. Néanmoins, si personne n’en avait retenu la teinte avant, c’était maintenant un tel indigo qu’il appelait une remarque : « Jolie couleur, votre bonnet, je ne l’avais pas remarquée si intense au premier regard. »

Prenant cela pour une remarque sur son absence de manière, Gaëtan se dépêcha de se découvrir et de froisser son couvre-chef dans ses mains d’un air gêné. Il constata rapidement qu'il était redevenu blanc. Il essaya de rebondir : « Oh, c’est gentil, c’est parce que je fais blanchir les écheveaux les nuits de pleine lune sur une prairie bien entretenue. Je mets un soin tout particulier à obtenir un beau blanc. »

L’assistance échangea des regards inquiets quant à la santé mentale du ronfleur. Hipulpon reprit : « Je comprends donc que vous êtes de l’honorable corporation des tisserands. Si vous cherchez du travail, vous devez savoir que nous sommes en demande de voiles pour l’expédition de cet été. »
Gaëtan triturait nerveusement sa faluche.
« Je sais bien, m’sieur, mais je ne suis pas venu pour ça. Du travail, j'en ai à ne savoir qu'en faire à la maison. Non, je suis venu pour présenter aux paladins un artefact propre à leur faciliter leur mission.
– Oh, mon bon ami… Un artéfact… Comme c’est intéressant. »

Le bonnet se tordit de lui-même dans les mains de Gaëtan, qui le lâcha de surprise. Il s’étala par terre, luisant d’un bel azur, juste à côté des cierges d’offrande. Autant dire que tout le monde l’avait sous les yeux. Le tisserand sentit confusément qu’il ne fallait pas montrer au cureton, ni à ses ouailles, ses propriétés magiques. Il tenta donc de continuer dans le même ton : « Oui, il me vient de mon arrière grand-père… » C'est un bon début pour une fable, ça : le tissu était bleu. « Qui s’en est servi pour combattre les hérétiques de la Fibula… » Il avait vaguement entendu parler de cette croisade dans sa jeunesse, c'était le moment pour que les leçons d'histoire servent à quelque chose. Cobalt, forcément… « Et le fonctionnement en avait été perdu… » Ça devenait compliqué, il fallait conclure. Mais on reste de guède… « Jusqu’à ce que je le retrouve… » …inspiration profonde avant un passage délicat… « Le mois dernier. » Victoire. L’étoffe paraissait être un lapis-lazuli incrusté dans le carrelage de l’édifice. Pourtant ce n’était pas fini : il fallait maintenant que l’homme de foi continue en l’étant de mauvaise. Gaëtan avait le cœur qui s’emballait. Ça lui rappelait un peu trop Mouf-Mouf et le contrôleur fiscal. Le prêtre fit un fin sourire : « Oh mais dites-moi, c’est une sacrée aventure que vous me racontez là ! »

Une goutte perla dans la nuque de Gaëtan et le fit frissonner tout le long de l’échine. Son chapeau restait imperturbable. « Non ! », hurla-t-il en son for intérieur. « Il ne faut pas que ce bon homme dise une seule vérité. C’est impossible ! » se lamenta-t-il. Et Hipulpon continua, incontrôlable : « J’aimerai vous obtenir un rendez-vous pour que vous puissiez présenter cette fascinante relique à nos émérites guerriers, mais ils sont tous déployés aujourd’hui, ils ne peuvent malheureusement pas vous recevoir. » Top. D’un céruléen impeccable. Les yeux de Gaëtan allaient et venaient de l’homme d’église à l’étoffe. La preuve du mensonge était sous ses yeux, et pourtant Hipulpon semblait détendu, pas comme lui, qui suait à s’en faire des auréoles. Mais l’état de grâce ne pouvait durer longtemps. Il fut brisé d’un hautain : « Je vous invite à rentrer chez vous, il serait plus sage que vous ne vous débarrassiez pas d’un objet si cher à votre cœur. » Blanc.

Heureusement Gaëtan était prêt, maintenant. Il bondit, ramassa le bonnet et le fourra sous sa chemise avant qu’on ne note trop son changement de couleur. Il avait commencé à courageusement prendre la tangente, mais le diacre l’avait saisi par le bras : « Il est de quelle couleur, votre bonnet ?
– Bl… » et Gaëtan hésita. Que fallait-il répondre ? Il avait l’occasion de remettre la couleur que le curé avait vu tout du long ou de le garder de la couleur de la vérité. Bleu était un mensonge, donc ce serait la bonne couleur, et blanc une vérité, donc ce serait la bonne couleur aussi. Les méninges fonctionnaient à toute berzingue.

Il tremblait, et il était persuadé que le diacre s’en apercevait. Une goutte salée l’empêchait de bien voir. Ah ça, non, il n’avait pas le flegme du curé pour raconter des sornettes ! Il choisit de s’en remettre au destin : d’un coup sec, il se dégagea de l’emprise du gardien et partit en courant en répondant : « Blafard ! » « Rattrapez-le ! » ordonna le diacre d’une voix de fausset. Les émigrés du bâtiment eurent un instant d’hésitation. C’étaient des embêtements qui s’annonçaient, ça, et eux préféraient ne pas trop faire de vagues, l’ombre du charter planant toujours sur leurs fronts poussiéreux. Gaëtan, lui, ne se faisait pas prier. Les dondons partirent en caquetant comme des oies pas trop pressées, barrant le passage de leurs immenses hanches. Gaëtan fonçait comme un dératé. Les retraités souriaient benoîtement, leur audition ne leur permettant pas de mettre un sens sur les sons qui leur parvenaient. Gaëtan fit claquer la porte bruyamment. Les malfrats, par pur réflexe, étaient déjà partis, mais dans l’autre sens. C’est donc sans encombre que le tisserand rejoignit le soleil.

Il courut un moment dans la ville. Il était décontenancé. Son for intérieur lui disait qu’il avait créé quelque chose de magnifique, mais les événements ne jouaient pas vraiment en sa faveur. Haletant, il s’assit au bord d’une fontaine, et les larmes lui montèrent aux yeux. Il plongea la tête dans l’eau et but goulûment. Quand il eut repris son souffle, il prit son bonnet dans ses mains. Il était légèrement bleuté. Pour le fabriquer, il avait eu besoin de toute sa vie. Il avait eu besoin de sa médiocrité quotidienne, de sa mi-honnêteté journalière, de son mariage terne, mais aussi de son intelligence, de son imagination et de tous ses rêves. En quelques jours, il avait fait naître ce bout d’étoffe improbable qui embarquait toute la magie de ce monde. Pourtant, loin de lui donner force et pouvoir, il se retrouvait le ventre vide, poursuivi, congédié, au bord d’une fontaine publique, à un jour de marche de chez lui. Mais cela n’avait pas tant d’importance. Il serra sa création contre sa poitrine. « Je t’aime », dit-il. Et une caresse naquit sur son sein. Surpris, il regarda son couvre-chef : il était d’un blanc immaculé. « Je l’aime aussi », dit une autre voix. Une ombre se projeta sur eux.

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