Le Tunnel

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Depuis ce verdict, la rage ne me quitte plus. Ce matin-là, lorsque le docteur Bouffi – qui porte si bien son nom – a annoncé la sentence, j'ai compris que nous ne sommes que des pantins aux yeux des Décideurs. Si vous commettez la plus petite erreur, la moindre action qui déplaise à ces messieurs qui se croient supérieurs à nous juste parce qu'une fois on a eu la malheur de voter pour eux, paf ! on vous embarque au poste et vous êtes sûr que quelques jours plus tard, vous écoperez la peine capitale : prison à vie !

Tu parles d'une vie... J'aimerais mieux me retrouver sur le billard... le billot, je veux dire !

La minuscule meurtrière donne sur les abîmes d'une immense falaise. Le complexe pénitentiaire, vu du ciel, n'est rien de plus qu'une crotte d'oiseau sur une grosse brique érodée ! Si seulement je pouvais faire passer mon corps en entier à travers ce trou d'air à la noix...

Ma seule consolation, c'est d'avoir un camarade de cellule. Vieux, le genre taciturne et ennuyeux, qui ronfle la nuit et qui passe son temps sur le cabinet d'aisance le jour, je vous le donne en mille, vous ne voudriez pas de lui chez vous, et surtout pas dans votre chambre ! Mais au moins, j'ai une présence humaine, un dernier raccord au monde civilisé.

Cette nuit, comme toutes les autres, je n'arrive pas à dormir. Je m'amuse donc, avec le petit miroir que l'on m'a autorisé à garder, à refléter la lueur de la pleine lune sur les murs. Malencontreusement, mon faisceau lumineux passe droit dans les yeux du vieillard, lequel pousse un grognement très similaire à ses ronflements. Je pouffe de rire.

– Tu devrais me respecter, jeune homme ! ronchonne-t-il. Moi, si j'avais ton âge, j'essaierai de m'échapper !

J'en ai le souffle coupé. Lui, ce vieillard qui ne m'a pas adressé un mot depuis mon arrivée, viens de m'engueuler ? Décidément, le monde est plein de surprises !

– M'échapper ? Comment ?

Il ouvre grand ses yeux et se redresse en position assise. Ses iris d'un bleu éclatant me dévisagent durement.

– Creuse, bon sang ! Construis un tunnel, qui passera à travers murs et planchers pour te mener à la liberté ! Laisse-toi pousser les ongles, vole les couverts en plastique des plateaux repas dégueulasses qu'on nous sert deux fois par jour, et fais comme les rats, creuse dans le sol ! Je les entends couiner la nuit, les souris, les rongeurs et toute la troupe ! Si ces petites bêtes réussissent à se déplacer, pourquoi toi, jeune homme en pleine possession de tes moyens, reste-tu là les bras croisés ?

Ma parole, ce vieillard a perdu les pédales ! Creuser un sol de roche brute, moi je ne sais pas faire ! Quand bien même, où ce fameux tunnel me mènerait ? Si j'avais un GPS, peut-être que ça m'aiderait, et encore, les ondes ne passeraient pas une telle couche de pierre...

– Bof, tu as raison, un tunnel, ce n'est pas terrible... Moi, on peut dire que ma vie est un tunnel. Je n'ai pas vécu dans un tunnel, c'est pas ça que je veux dire, mais au sens figuré, mon existence est aussi vide et lugubre que ces longs boyaux souterrains. Moi, je suis comme un ver dans une pomme, je me creuse des chemins à travers la planète, je passe là où les autres n'ont pas l'habitude de passer. C'est agréable de découvrir ces nouvelles routes, de créer de nouvelles façon de penser, de vivre, mais au final, tu sais quoi ? Eh bien, on reste seul. Oui mon pote. Seul au monde, enfermé quelque part et en train de se faire dévorer par les vrais vers... C'est comme ça que tu finiras, mon petit.

Les paroles du vieillard me secouent les entrailles. Sa voix douce et mélodieuse m'embobine, et moi je le laisse faire. S'il était le gourou d'une secte, je courrais y adhérer.

– Y a-t-il un moyen ? Un moyen de ne pas finir comme ça, dévoré par les vers et tout le bazar ?

Le vieil homme caresse sa longue crinière d'argent, seul attribut encore à peu près intact de son corps très abîmé. Son visage me rappelle définitivement quelque chose, je tuerai pour savoir quoi.

– Quoi que tu veuilles, tu finiras comme ça, Marcel. Pire encore, tu as déjà vécu le tunnel et tout le reste. Mieux que personne, tu sais de quoi je parle. D'ailleurs, nous avons déjà eu cette conversation la nuit dernière, et la nuit qui la précédait encore. Si tu ne t'en souviens pas, je te suggère de t'admirer dans le miroir de poche que pour une mystérieuse raison tu as pu conserver.

De ma poche de veste, je sors ma petite glace que ma dulcinée m'avait offert, avant qu'elle ne me quitte pour quelqu'un de plus joli à regarder. Et là, que vois-je ? Non ! Dîtes-moi que je rêve ! Le visage qui me regarde, de l'autre côté de la plaque de verre, ne peut être le mien ! C'est un visage de vieillard, et même, exactement le visage du vieillard qui partage ma cellule.

Le plafond tournoie à toute vitesse. Mon corps tremble de partout. Il n'y a plus de haut, plus de bas, ni même de côté, tout bouge beaucoup trop vite. Je perds le contrôle !

– Encore une crise pour monsieur Marcel ! Qu'est-ce qu'on peut faire ?

– Donnez-lui 300 mg de morphine, ça devrait le calmer !

– Je vais en chercher ! En attendant, maintenez-le fermement contre le lit !

Toutes ces voix me paraissent si lointaines. Elles parlent de moi, elles bougent autour de moi, et pourtant je ne vois personne autour de moi. À vrai dire, je ne vois plus rien du tout...

– Monsieur Marcel ? Monsieur Marcel, vous m'entendez ? Ah, Alzheimer, quelle plaie !

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