Chapitre 3 — L'anéantissement par l'annihilation
Les yeux d'Araknida lui semblaient sortir de ses orbites alors qu'elle n'était pourtant pas victime d'un sortilège d'énucléation. Le funeste navire se dressait malgré tout devant eux, baigné d'éclairs écarlatins passant entre ses voiles déchirées. Des squelettes d'orcs dont sortaient des yeux de leurs crânes grisâtres brandissaient des haches, des épées, ou parfois un mélange des deux. À leur tête, sur la figure de proue, se dressait la vénéneuse Chlamydia, les cheveux désormais blancs comme un linceul et les lèvres rouges comme les flammes de l'incinérateur, son air aussi arrogant que sa poitrine flottant au vent dans les rafales déchaînées.
« Aujourd'hui nous nous retrouvons, Syphilis ! s'exclama-t-elle en bondissant sur leur pont tel un ninja succube. Je ne suis plus celle que tu as connu, la farouche vierge effarouchée, car désormais je suis... une rebelle !
— Chlamydia ! Je t'en supplie ! Ne te laisse pas aller aux forces du mal ! Rappelle-toi la beauté des prairies vertes, l'élégance de chaque fleur, la blancheur des lapins gambadant à la recherche d'un pissenlit...
— Ne m'appelle plus jamais par ce nom, je ne suis plus Chlamydia. Car désormais on me nomme... CHLAMYDIANA. »
Et alors qu'elle prononçait ces mots, elle se transforma en araignée avec un buste de femme. Ses pattes étaient velues et avides de se plonger dans la chair de ses victimes, ses griffes étaient plus acérées que le plus acéré des poignards, et — horreur suprême — ses lèvres étaient désormais maquillées en vert.
« Fuyons de ce navire ! s'écria Belkaroth.
— Nous sommes à plus de 6000 mètres du sol !
— Nous n'avons pas le choix !
— Préparez-vous au combat, espèces de gens du système ! » s'exclama Chlamydiana, et elle se ruant sur Syphilis.
Et Belkaroth sauta par-dessus bord.
« Belkaroth ! Non ! s'exclama Araknida en manquant le rejoindre.
— Vous allez tous mouriiir ! hurla Chlamydiana en continuant de se ruer sur Syphilis.
— Allons, dit Syphilis en retenant Araknida. Belkaroth a choisi sa destinée. Il s'est sacrifié pour nous. Nous laisser mourir serait méchant envers sa mémoire.
— Ma lame va vous déchiqueter...
— Tu as sûrement raison Syphilis, mais pourquoi la cruauté de la vie est-elle donc si cruelle ?
— ... vous découper en rondelles...
— Je sais, Araknida, mais une fois que tu l'as connu, tu sais que le bonheur est irréductible, et notre espoir n'est pas si désespéré, à condition d'analyser que l'absolu ne doit pas être annihilé par l'illusoire précarité de nos amour destitués...
— ... et vous hacher menu ! » cria Chlamydiana qui était à présent presque sur lui.
Syphilis se retourna à la dernière seconde tout comme l'aurait fait n'importe quel elfe. Alors qu'il s'engageait dans un duel entre son épée et les sept que tenaient les pattes de Chlamydiana tandis que la huitième la maintenait en équilibre, il hurla :
« Araknida ! Il y a une pierre magique dans mes affaires... Elle peut nous permettre de regagner les Montagnes du Nord... Va la chercher, vite ! »
Prise d'une soudaine intuition, Araknida sut exactement où se trouvaient les affaires de Syphilis. Elle en sortit la pierre, mais celle-ci lui glissa entre les doigts, fracassa la vitre de la cabine, passa par-dessus bord...
... et fut récupérée in extremis par une main.
« Monsieur le marchand d'Orientie ?
— Noméhalo kwa ! Petite, tu m'as gravement déçue en me volant mon navire !
— Je suis désolée, je ne pensais pas faire de mal...
— Mais je te pardonne, car je suis persuadé que tu as bon cœur ! »
Araknida sourit. Elle avait eu beau n'avoir vu ce mystérieux marchand qu'une dizaine de minutes dans toute sa vie, il lui paraissait déjà comme un père depuis toujours.
« Voilà la pierre magique ! Mais comment la faire fonctionner ?!
— Je sais ce qu'il faut faire, car j'ai été éduqué par les djinns d'Orientie !
— Mais pourquoi ne nous l'as-tu jamais dit auparavant ?!
— Donne-moi la pierre, je m'en vais prononcer la formule ! »
Alors de son bâton le marchand d'Orientie traça un pentacle sur les planches du navire et se mit à balancer ses bras devant et derrière ses hanches dans une mystérieuse danse incantatoire, tandis qu'il criait une étrange clameur dans la langue gutturale de son peuple :
« Hud-jadja ! Yapamwayĩd-jadja ! Shwipatakatĩd-jadja ! Jãrãkatchana bebi thudedsa ! »
Une lumière se mit à jaillir de la pierre et Araknida cligna des yeux. Quand elle les rouvrit, elle, le marchand et Syphilis étaient dans une immense mine souterraine. Ils étaient arrivés chez les nains !
« Victoire ! s'écria-t-elle. Nous avons vaincu Chlamydiana !
— Oui, mais elle reviendra à la charge, j'en ai peur, » rétorqua Syphilis.
D'un coup, le poids du monde s'abattit sur les épaules d'Araknida. Le combat ne finirait-il donc jamais ? Pourquoi fallait-il toujours se battre dans ce monde cruel ? N'y aurait-il donc aucune victoire qu'elle puisse vivre au moins une fois dans sa vie ? De toute façon...
« Sÿphïlïs ! cria soudain une voix dotée d'un étrange accent. Tü es revenü de Tënëbrïe, pär Krøm ! »
Araknida battit de ses longs cils et écarquilla ses magnifiques yeux. Devant elle se tenait de minuscules individus coiffé d'un grand bonnet rouge.
« Mais qui donc êtes-vous diable ?
— Nøüs sømmes les näins des Møntägnes dü Nørd ! Mäis vøüs, kï ëtes-vøüs ?
— Ce sont mes amis et ceux avec qui je partagerais ma ripaille et mes ribaudes ce soir !
— Belkaroth ? Tu n'es pas mort en tombant du navire volant ?!
— Non ! Car par chance, un chariot de foin a amorti ma chute ! »
Et ils éclatèrent de rire de bon cœur tandis qu'autour d'eux dans les cavernes des nains rutilaient les gemmes cristallines.
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