Partie II

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Quelques heures plus tard, l’orage avait enfin éclaté. Depuis la fin de l'après-midi, le ciel n'avait cessé de noircir et la douce chaleur mêlée au léger vent frais avaient été annonciateurs de la nuit qui allait suivre.

Accoudé à la fenêtre de sa chambre, Eddy prenait un peu l'air en contemplant l'ambiance apocalyptique qui régnait dans la ruelle. Les grands arbres du bois dans lequel l'impasse s'enfonçait étaient secoués par des bourrasques de vent impressionnantes. Le bruit qu'il produisait en sifflant à travers les feuilles rivalisait avec les coups de tonnerre. Leurs sœurs les feuilles mortes se mêlaient aussi à la compétition, le vent les poussant à racler le sol avec toujours plus de force.

Si en journée l'impasse avait affiché des couleurs vives et chaudes, plus rien n'en restait, hormis les éclairs d'un violet surréaliste. Lorsque ces derniers n'éblouissaient pas tout le paysage, tout était d'un noir que les lueurs blafardes des lampadaires n’éclairaient que peu.

Dans la pénombre de sa chambre, Eddy fermait les yeux à chaque coup de vent et les écarquillait lorsqu'un éclair traversait le ciel, fasciné par les merveilles de la Nature. La pluie ; une de ces fortes pluies diluviennes qui accompagnent les tempêtes ; n'allait certainement pas tarder, et il devrait alors fermer la fenêtre sans cela sa chambre s’en trouverait inondée. Il fallait qu'il profite de l'air frais pendant qu'il en était encore temps, avant de devoir s'emmurer dans la chaleur moite de la pièce. L'été les avait quitté depuis plus d'un mois, mais il avait oublié d'emporter le climat avec lui. Qui donc irait s'en plaindre ?

Eddy soupira doucement en ressassant sa journée. Il n'avait rien fait de bien fameux, comme trop souvent pendant les vacances. Finalement, il n'y avait qu'en période scolaire qu'il sortait beaucoup ; pendant ces coupures, une bonne partie de ses copains quittaient la ville. De ce fait, il n'avait pas accompli grand chose. Encore un réveil tardif pour mettre les pieds sous la table, suivi d'un après-midi chargé en sport plus ou moins intense. Pour finir, Anthony était venu le récupérer — il avait l'air bizarre — et tous deux étaient rentrés chez Eddy puis avaient passé une bonne partie de la soirée ensemble.

Ils devaient jouer aux jeux vidéo, mais la conversation avait méchamment dévié. Le jeune homme n'aurait su dire pourquoi. C'était à n'en pas douter de la faute d'Anthony, il avait véritablement eu la tête ailleurs aujourd'hui. Habituellement, il n'était pas du genre à penser et à réfléchir. Tous deux n'avaient presque jamais d'autres discussions que celles concernant leurs petites personnes, leurs amusements, et leurs amis. Rien d'autre que leur petite vie ne les préoccupait. Sauf en cet après-midi qui n'annonçait à la base rien de bien particulier. Anthony avait amorcé le sujet concernant leurs voisins, ceux qui s'organisaient des partouzes quelques fois dans le mois. C'était plutôt marrant à la base d'essayer d'imaginer tout un tas de guignols copuler les uns avec les autres dans une joyeuse farandole de sexe et de débauche frisant le ridicule, en y ajoutant du cuir, quelques coups de fouet, et de la cire de bougie. Ils en avaient souvent ri et ce sujet intarissable les avait animés maintes fois lorsqu’ils avaient croisé leurs voisins.

Seulement en cette fin d'après-midi, les choses n'avaient pas tourné de la même manière et Eddy s’en était trouvé déstabilisé. Tout avait commencé comme d'habitude, par une discussion des plus banales. Puis Anthony lui avait demandé s'il savait d'où provenait cette rumeur, qui l'avait obtenue, qui donc avait pu savoir ce qui se passait dans la vie de ce couple. Qui avait bien pu trahir leur petit secret ? Perplexe, Eddy avait répondu qu'il l'ignorait. Contrairement à Anthony, il n'avait jamais cherché à savoir comment les rumeurs pouvaient apparaître et se propager, et quel genre de personne s'amusait à colporter ces ragots. Eddy lui avait alors répondu qu'il n'en avait rien à secouer, que les gens disaient ça donc que ça devait bien être vrai. Il ne voyait pas d'intérêt à ce que des adultes puissent raconter ce genre de bobard. Son meilleur ami avait alors secoué la tête et répliqué que si personne n'avait pu prouver ça, alors toute cette histoire avait de très fortes chances d'être fausse. Et si elle avait été vérifiée, cela signifiait par ailleurs que la personne qui avait lancé la rumeur avait soit participé aux rassemblements sexuels en tout genre, soit avait fouiné dans la vie de ces gens. Dans ce cas, elle ne valait pas mieux que les accusés.

Eddy avait alors soupiré face à l'intense réflexion qui s'annonçait. Il ne voyait pas où Anthony voulait en venir et il le lui demanda. Ce dernier stipula alors que si quelqu'un avait pu voir ça de ses propres yeux, ce quelqu'un pouvait alors très bien participer aussi à ce genre de choses et le cacher beaucoup mieux. Dans un éclair de pur génie — selon le principal intéressé —, Eddy lui avait alors répondu que sa théorie ne tenait pas debout, puisque la personne ayant balancé ces rumeurs serait immédiatement suspectée de pratiquer, ce qui serait quelque peu honteux. Anthony avait donc haussé les épaules et répondu, fataliste, que peut-être un membre du couple avait confié son lourd secret à quelqu'un de la rue en pensant que cette personne était digne de confiance — et finalement pas du tout —, ou pire encore, avait-il répliqué quelques secondes plus tard, quelqu'un dans cette rue était un fieffé menteur et contait tout un tas de bêtises concernant les autres habitants dans un but un peu vague. Eddy avait fortement soupiré avant de dire à son meilleur ami de se la fermer et d'aller se faire foutre avec ses histoires de merde.

Bien évidemment, Anthony ne l'avait pas le moins du monde écouté. Au lieu de changer de sujet, il lui avait proposé la situation suivante : Eddy devait imaginer qu'il confiait un important secret honteux qu'il ne gardait que pour lui à son meilleur ami, c'est-à-dire lui-même, Anthony. Ce dernier en parlait vaguement à une de ses sœurs et voilà, ce n’était plus un secret. Et très vite, par déformation des propos, la rumeur était lancée. Ne serait-il dont pas un traître et un très mauvais ami, s'il venait à agir de la sorte ? Eddy n'avait pu que reconnaître les faits, Anthony serait un très mauvais ami doublé d'un sacré traître indigne de confiance. Puis Anthony avait exposé un nouveau dilemme. Eddy était ce qu'il était, Anthony aussi, et la sœur d'Anthony, par exemple, pouvait inventer qu'Eddy et Anthony participaient à des orgies, comme les voisins. Elle serait alors une sacrée menteuse et on ne le saurait pas puisque les ouï-dire n'atteignaient que très rarement les protagonistes d'une histoire, qui étaient toujours les derniers mis au parfum. Peut-être même qu'un tel racontar circulait déjà sans qu'ils le sachent !

Une légère grimace était apparue sur le visage d'Eddy à cette pensée, mais il resta muet un moment avant de dire à Anthony que cette discussion ne les mènerait nulle part, qu'il n'y avait absolument rien à raconter les concernant, et qu'il n'était pas utile de se prendre la tête avec des bêtises pareilles. Ils étaient des adolescents bien et propres sur eux. Personne n'avait rien à redire à ce sujet, donc il n'y avait aucune raison qu'ils se tracassent pour des futilités. Leurs voisins étaient de toute évidence de sacrés blaireaux qui avaient bien mal protégé leur secret, rien de plus. Anthony s'était contenté de détourner le regard et de se cloîtrer dans ses réflexions, n'en faisant plus aucune part à Eddy, ce qui convenait très bien à ce dernier.

Cependant, cette conversation était revenue hanter Eddy. Le raisonnement de son ami était loin d'être faux et il frissonnait doucement à la pensée que quelqu'un puisse venir à savoir ce qu'il avait enfoui au plus profond de lui ou bien pire encore, ne le devine. Le cauchemar ultime serait que des rumeurs circulent à son égard, vraies ou fausses. En y réfléchissant bien, ce type de cancans pouvait détruire une vie. Il deviendrait totalement impopulaire si quelqu'un s'amusait à ses dépens. L'opinion des autres comptait tellement. Elle déterminait tout. Si les autres ne l’appréciaient pas, il n'était pas utile de vivre. C'était là le fond de la pensée d'Eddy. Il fallait absolument qu'on l'apprécie et qu'il puisse compter plus de potes que ses propres copains. Quitte à passer pour le plus grand des hypocrites, mais peu lui importait puisque dans le fond, il n'était absolument pas exigeant avec les gens — il ne leur demandait jamais rien. Il suffisait qu'ils soient dans le même délire — à peu de choses près — et il les adorait sincèrement.

Un nouvel éclair dans le ciel perturba Eddy et le coupa brusquement de ses pensées. La pluie commença alors à tomber avec une épaisseur et une force phénoménales. Le bruit des feuilles mortes raclant la chaussée disparut alors en même temps que l'eau trempait et humidifiait les feuilles, leur rendant pour un instant un aspect plus vivant.

Quelques gouttes s'écrasèrent avec un drôle de bruit sur Eddy et il décida alors qu'il était temps de fermer la fenêtre de sa chambre. Il s'apprêta à le faire lorsqu'un mouvement dans la rue le fit sursauter. Se sachant à l'abri des yeux et des regards, il fronça les sourcils, tentant de repérer de nouveau l'objet massif qui avait bougé dans l'impasse. Il entraperçut alors une silhouette longeant les murs et prit peur. Qui pouvait avoir l'idée saugrenue de se balader dehors en plein orage ? Un voleur ?

Les rafales de vent mêlées à la pluie l'empêchaient de bien saisir ce qui se passait. La tête totalement hors de la fenêtre, il passait plus de temps les yeux fermés qu'en train d'analyser la situation. Au bout d'un certain moment, ne percevant plus rien, il s'enferma bien à l'abri dans sa chambre, nettoyant son visage trempé. Cependant, après ce qu'il avait pu voir ; les coups de tonnerre associés au vent sifflant dans les feuilles et à la pluie qui s'écrasait sans pitié contre les vitres ; Eddy ne se sentait pas le moins du monde rassuré. La pièce dans laquelle un silence et une immobilité religieuse régnaient lui semblait être effrayante. Ses yeux épouvantés la balayaient du regard, guettant la silhouette qui se mouvait discrètement à l'extérieur. Peut-être était-ce un criminel en fuite, un de ceux qui ne laissent que sang et carnage sur leur passage.

Eddy se mit alors à trembler. Il quitta sa chambre à pas de loup, comme si le tueur en série était susceptible de se balader à l'intérieur de la maison. Descendant les escaliers avec une lenteur affligeante, il prêtait attention au moindre mouvement et au moindre son, sursautant dès que le vent venait violemment plaquer des feuilles contre une vitre ou bien qu'un éclair transperçait le ciel, donnant l'impression que certaines choses bougeaient dans la maison. Arrivé au rez-de-chaussée, il constata avec frayeur que certains volets n'avaient pas été fermés et qu'ils se baladaient au gré des violentes bourrasques, cognant avec des bruits sourds et irréguliers, ce qui n'était pas fait pour apaiser Eddy.

Le cœur battant la chamade, il rasait les murs, suspectant le moindre objet qui lui passait sous les yeux. Dire qu'il était trouillard n'était qu'un doux euphémisme. Eddy pouvait être bien plus que ça. Petit, il se cachait sous son lit dès qu'il pleuvait et en ressortait très rapidement les mains sur les fesses pour se protéger, songeant que les monstres dévoreurs d'enfants se cachaient aussi sous le lit. Cette attitude avait bien duré au moins jusqu'à ce qu'il entre au collège, et même à l'heure actuelle il craignait parfois de laisser ses pieds traîner trop longtemps à la base du lit.

Ceci dit, là n'était pas la question. Au même moment, pas loin de son jardin, un tueur à gages voulait sa peau ou bien celle de sa famille. Qui d'autre se promènerait dans les rues en pleine nuit et avec un climat aussi menaçant ? Ce ne pouvait être qu'un assassin qui égorgeait ses victimes en douce, lâchement. Eddy paniquait. Il fallait qu'il trouve de quoi assommer ce mercenaire si jamais il tentait d'entrer par effraction chez lui. Un balai ferait-il l'affaire ? D'un geste souple et sans le moindre bruit, Eddy pivota, se dirigeant sans un mot vers la buanderie. Ses yeux suivirent le même mouvement que son corps et croisèrent une fenêtre qui donnait sur une partie de son jardin et sur l'impasse. Un éclair illumina alors la pièce ainsi que l'extérieur. Plaquant ses mains sur ses lèvres, le jeune homme étouffa un cri de terreur en reculant pour se placer dos au mur le plus proche. Tremblant de tous ses membres, Eddy se laissa alors glisser au sol, horrifié comme il ne l'avait jamais été.

Il allait mourir. C'était une certitude. Là, juste devant le petit portail de son jardin, la silhouette s'était tenue droite, son visage semblant tourné dans sa direction. Eddy était désormais grillé. Le meurtrier chercherait donc à le tuer coûte que coûte puisqu'il l'avait repéré. Dans quel monstrueux merdier venait-il de se fourrer ? Il ferait bel et bien mieux d'aller réveiller ses parents discrètement et de prévenir immédiatement la police. Le tueur lui en laisserait-il seulement le temps ? La peur au ventre et un nœud aussi gros que lui dans le fond de l'estomac, il ne savait que faire. Des petits coups sinistres sur les carreaux en provenance de l'extérieur résonnèrent. Eddy laissa échapper un gémissement de désespoir avant de lever difficilement les yeux en direction de son bourreau.

Dans la pénombre environnante on ne distinguait rien. Eddy sentait néanmoins déjà la lame froide d'une hache rouillée s'abattant sur son corps sans défenses. S'appuyant contre le mur, il tenta de se hisser sur ses jambes mais ces dernières refusaient de le soutenir, et il s'affala de nouveau. Il déglutit en songeant qu'il n'allait même pas être en mesure de fuir pour donner un peu de fil à retordre au tueur, comme dans les bons films d'épouvante.

Des coups retentirent encore contre les carreaux et Eddy émit une nouvelle fois un son plaintif. D'une main, il se tenait l'estomac par peur de régurgiter ce qu'il avait mangé lors de son dernier repas, certainement le tout dernier de sa bien trop courte existence. Il devait s'éloigner de cette maudite fenêtre derrière laquelle était planté ce fichu égorgeur de braves gens. Il parvint péniblement à se relever, et malgré lui ses yeux se fixèrent sur le meurtrier dont il ne distinguait que difficilement les contours. Un éclair vint l'aider et il pu enfin apercevoir les traits de son ennemi.

Horreur parmi les horreurs. Pourquoi cette pensée ne lui avait pas effleuré l'esprit auparavant ? Celui qui s'impatientait derrière la vitre n'était autre que le fils de ceux que tout le monde dans la rue suspectait de tremper dans de louches affaires. On ne les accusait pas sans raisons, non ! Pourquoi diable Eddy n’avait-il pas songé à eux ? S'il y avait bien des gens violents, dont on ne s'étonnerait pas le moins du monde qu'ils aient échappé à la prison en fuyant dans un autre pays suite à une condamnation pour meurtre, c'étaient eux. Ils pourraient même très bien recommencer ici sans aucun état d'âme.

Le prétendu tueur cogna avec plus de force contre le carreau et Eddy — recouvrant ses facultés — quitta la pièce presque en courant, des frissons lui parcourant l'échine. Il s'appuya contre le mur quelques mètres plus loin et tenta de calmer sa respiration.

C'est alors qu'on frappa désormais à la porte. Il plaqua ses deux mains sur son visage et le frotta doucement, tentant vainement de se réveiller, espérant se trouver hors de ce cauchemar.

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