Partie V

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Exténué par une matinée des plus harassantes, Eddy s'était affalé sur le canapé du salon dès la fin du déjeuner. D'un œil torve, il fixait sa mère qui — comme à l'accoutumée — se répandait en recommandations avant de quitter la maison pour retourner travailler.

Le garçon laissa échapper un soupir dès que cette dernière eut franchi la porte d'entrée. Son esprit bouillonnait et les pensées y tourbillonnaient sans arrêt. Il ne parvenait pas à ordonner ses idées et à réfléchir posément sur ce qui s'était passé depuis la veille au soir. Il avait le sentiment que beaucoup de choses étaient liées mais, n'étant pas habitué à fournir d'intenses efforts de réflexion, le lien logique entre les évènements ne se faisait pas. Eddy savait qu'il ne faisait pas des étincelles et qu'il ne brillait certainement pas par son intelligence. Jamais jusque-là il n'avait souhaité que ce fût le cas. Mais il sentait bel et bien qu'il n'avait aucune emprise sur ce qui se déroulait.

Tout avait commencé par Anthony et ses réflexions concernant le mystère entourant les rumeurs. C'était à cet instant précis que les choses avaient — en quelque sorte — dégénéré. Il y avait ensuite eu ce pauvre type, Isidore. Là aussi, le sujet avait rapidement tourné autour des rumeurs. Le lien entre tous les évènements, était-ce la rumeur et son lancement ? Comment Eddy pouvait-il déterminer ce qui était rumeur et ce qui ne l'était pas ? Devait-il vérifier par lui-même tout ce qui s'était dit ? Fallait-il qu'il se contente d'observer pour valider ou rejeter un bruit qui courait ? Ou devait-il prendre les gens comme ils étaient et en établir ses propres conclusions ?

Faire comme s'il ne savait rien sur les gens, ignorer les on dit lui semblait être impossible. Eddy était objectivement incapable de partir à zéro concernant Isidore. Quand bien même, il le trouvait aussi affreux que ce que l'on — tout particulièrement son frère — disait. De plus, le mystère qui planait sur sa famille et plus récemment encore sur sa venue étrange ne contribuait pas à défaire la rumeur, bien au contraire. Comment était-il possible que ce garçon se soit trouvé dehors en pleine nuit — sous la tempête —, et soit venu chez lui : chez des gens qui ne l'appréciaient pas et qu'il n'appréciait pas plus — avec Vincent, ils se méprisaient ouvertement — ? Sachant qu'il vivait à deux pas de là, pourquoi ne s'était-il pas réfugié dans sa propre demeure ? Où était le problème ? Qu'était-il venu faire chez des inconnus à une heure aussi indue, s'endormant tranquillement et ne se souciant à aucun moment de rentrer chez lui ? Voilà bien une preuve que sa famille était louche. Un des leurs quittait la maison en pleine nuit et ils ne semblaient pas se poser de question. Bien sûr, Eddy n'était pas allé vérifier mais, si jamais une telle chose s'était produite chez lui, ses parents auraient appelé la police et en auraient fait un tapage monstrueux, parce qu'ils se seraient inquiétés pour lui ou pour son frère.

Isidore, lui, avait un culot frisant l'insolence et ne semblait pas le moins du monde s'être senti déplacé dans un tel endroit avec quelqu'un qu'il ne connaissait pas. Il n'avait pas eu l'air inquiet non plus, ni fâché contre qui que ce soit...

Aux yeux d'Eddy, il était impossible qu'Isidore se soit disputé avec ses parents et soit venu chez lui. Tout d'abord, il lui semblait improbable que l'on se dispute en pleine nuit quand tout le monde dormait ; quoique sa famille devait bien être du genre à vivre la nuit, l'heure où l'on pouvait commettre des bassesses sans craindre quoi que ce soit. Eddy était perdu. Il était rarement curieux des mystères et autres secrets personnels, mais cette fois, l'histoire le concernait de très près. Lorsqu'une quelconque affaire l'impliquait, ce qui était rare, Eddy devenait alors extrêmement curieux. Pour le coup, c'était l'évènement le plus étrange qui lui était jamais arrivé. Vraiment, qui donc pouvait se targuer d'avoir vécu une situation aussi saugrenue, voyant débarquer un voisin presque inconnu — que l'on déteste par principe —, le tout dans des conditions totalement floues et prêtant à une suspicion élevée de malfaisance ? Le jeune homme était certain de ne connaître personne ayant vécu une chose pareille. Hormis lui-même.

Dans ce cas, que faire ? Isidore n'avait pas eu l'air de vouloir répondre à ses pauvres questions et Eddy flairait pourtant le mauvais coup à plein nez. Oui, il sentait bien qu'il y avait là anguille sous roche. Ce n'était pas une situation banale et n’importe quelle personne aussi peu maligne que lui se serait sentie piquée par la curiosité et aurait cherché à savoir ce qui se passait dans la petite impasse. Un vent de mystère planait au dessus du brouillard pesant des rumeurs. Eddy allait tenter de faire le ménage là-dedans, du moins en ce qui concernait Isidore, cet imbécile heureux qui prenait ses airs supérieurs et qui donnait l'impression d'en savoir beaucoup plus que lui.

Questionner ses parents ou bien son frère ne produirait aucun résultat. Ils ne comprendraient pas ses motivations et en viendraient probablement à le prendre pour un idiot ; ou pire, quelqu'un qui réfléchit trop. La vérité, c'est qu'il craignait pour lui. Isidore n'avait fait que renforcer l'effet mais le véritable élément déclencheur, c'était Anthony. Son meilleur ami, qu'il avait toujours pris pour plus con que lui et qui finalement, pensait trop et probablement bien. Il avait soulevé des questions qui touchaient Eddy, et la venue d'Isidore avec ses lueurs diaboliques dans le fond des yeux n'avait rien arrangé.

La rumeur faisait réfléchir les gens, de plus en plus de gens dans le voisinage. Elle était dangereuse car elle influençait considérablement l'opinion des autres et, dans cette rue, Eddy était certain que la majorité des habitants s'en référaient à ça, comme lui, comme Anthony, comme Vincent, comme ses parents. Ce que les autres pensaient, ce qu'ils faisaient, les « qu'en dira t-on », et il en passait des meilleures. Dans le petit microcosme qu'était leur impasse, tout ceci ne s’en trouvait que plus important encore.

Les propos d'Anthony en tête, Eddy ne parvenait plus à mettre ce sujet de côté. Cela l'obnubilait. Dans cette impasse, qui pouvait bien avoir à gagner quelque chose en colportant de sombres histoires ou en instaurant un climat de malaise et de mystère où les non-dits faisaient légion ? Des clans se créaient, certaines personnes se retrouvaient isolées, et dans le fond, personne n'était étranger à toutes ces histoires. Toute la petite population de l'impasse contribuait au climat qui y subsistait. Un paysage paradisiaque, digne d'une série américaine qui puait l'hypocrisie à plein nez. Voilà ce qu’était réellement l'impasse. C'était quelque chose d'artificiel, qui semblait trop propre lorsque l'on la traversait mais qui dégageait une certaine odeur nauséabonde lorsque l'on s'y attardait. On y cachait peut-être de lourds secrets, mais surtout, on y faisait planer des doutes.

« Diviser pour mieux régner », voilà la citation qu'Eddy avait sur le bout des lèvres, en bon philosophe du dimanche. Le tout était de savoir qui voulait régner...

Fier de cet exploit mental qu'il venait d'accomplir, le jeune homme bondit hors du canapé en direction de la cuisine et alla se servir un grand verre d'eau. Il n'y avait pas à dire, réfléchir était quelque chose d'épuisant et il avait bien besoin de s’hydrater pour éteindre le feu de concentration qui s'était allumé en lui. Tout en se désaltérant, il ne pouvait s'empêcher de laisser son regard se perdre sur l'impasse, dont on avait une belle vue depuis la cuisine. Après réflexion, l'endroit lui paraissait plus louche que jamais.

Ses parents fermaient obligatoirement les yeux là-dessus, il en était certain. C'était impossible qu'ils n'aient pas senti l'aura malsaine de l'endroit. De même pour Vincent. Il connaissait un peu Isidore — assez pour contribuer à la propagation de sa mauvaise réputation —, donc il devait forcément savoir quelque chose. Seul lui, Eddy, ne s'était douté de rien ; et il ne se serait jamais douté de quoi que ce soit s'il n'y avait pas eu coup sur coup, la discussion avec Anthony et l’apparition fortuite d’Isidore. Cependant, sentant que l'on lui cachait quelque chose d'important et qui le concernait de près ou de loin, il fallait à tout prix qu'il sache.

Il avait besoin de parler. L'option grand frère était à mettre de côté pour l'instant — il passait beaucoup trop de temps avec sa copine — et vu le vent monumental qu'il avait foutu à Anthony la veille, il était certain que ce dernier n'aurait aucunement l'envie d'écouter les toutes fraîches élucubrations d'Eddy portant sur le même sujet, ni l'envie de mener l'enquête avec lui.

Eddy, ayant épuisé tout son stock intellectuel de la journée, soupira en s'appuyant contre le mur le plus proche, les yeux continuellement rivés à l'impasse de toutes ses réflexions. Pas un mouvement dans la rue, si ce n'était celui du vent soufflant toujours plus fort dans les hauts arbres environnants. Déçu de ne pas apercevoir de vile rumeur rampant en plein milieu de la route, Eddy s'apprêtait à retrouver son canapé pour camper devant la télévision lorsque son regard accrocha quelque chose, ou plutôt quelqu'un.

Isidore — ce trou du cul, drôle de coïncidence — venait de faire son apparition dans son champ de vision. Il sortait des sacs-poubelle, ce qui, à une heure ou le Soleil brillait si haut dans le ciel, était quelque chose de suspect. Il n'en fallait pas plus pour inquiéter Eddy. Trouillard comme il l'était, ce dernier imaginait déjà sans peines le cadavre scié en plusieurs morceaux — macabre ! — qui était entassé à l'intérieur de ces sacs et qu'Isidore sortait, l'air de rien.

Les lèvres pincées et le pied battant sur le sol, Eddy ne se sentait pas en mesure d'attendre une seconde de plus alors que, peut-être, le prochain macchabée dans ce sac serait quelqu'un de l'impasse, quelqu'un qu'il connaissait. Peut-être même qu'Isidore ne savait pas ce que contenait ce sac. Il le sortait, bêtement, obéissant aux ordres de ses horribles parents. Pire, il était forcé de faire tout ceci et s'était réfugié chez lui la veille pour avoir un instant de répit. Non... Isidore avait un air fortement sournois, il ne pouvait pas être une victime, il faisait partie de la catégorie des criminels, le genre bien vicieux. On le sentait sans l'ombre d'un doute lorsque l'on plongeait les yeux dans son regard perfide.

Perdu dans ses pensées plus folles les unes que les autres, Eddy ne se rendit pas compte qu'il se dirigeait machinalement vers la porte d'entrée et qu'il sortait sans attendre sur le perron, faisant abstraction du vent glacial qui rafraîchissait considérablement l'atmosphère. Le bruit de la porte qui claqua — avec fracas — derrière lui le fit sortir de sa torpeur. Jetant un rapide coup d'œil vers ladite porte, il revint rapidement vers Isidore, dont l'attention s'était désormais focalisée sur lui.

Eddy fit un tour d'horizon de ses yeux et contourna son jardin, allant se poster à l'orée du petit bois. Normalement, Isidore avait dû repérer sa stratégie et ne devrait pas tarder à le rejoindre — il ne l’avait pas lâché des yeux. En attendant, il se contenta de contempler les arbres l'entourant, ne se sentant nullement à l'abri lorsqu'il prenait conscience de leur hauteur, de leur noirceur et des bruits qui provenaient du cœur du bois. Peut-être bien que le problème venait du fond des bois. Qui savait si une vieille harpie adepte de sorcellerie ancestrale ne s'amusait pas à propager les rumeurs, les inondant tous de doutes pour ensuite leur faire du mal sans éveiller les soupçons ? Un frisson parcourut le corps d'Eddy et il sursauta lorsqu'il entendit des pas approcher.

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