Onze ans

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Ne l'écoute pas. Tu sais, dans la vie, c'est comme dans les dessins animés, il y a des gentils, il y a des méchants. Et lui, c'est un méchant. Alors ne fais pas ce qu'il te demande. Tu vivras mieux sans lui.   

J'aurais tellement aimé pouvoir dire tout ça à la petite fille d'onze ans que j'étais. C'est malheureusement impossible, je ne peux pas refaire le passé. Pas de retour en arrière possible. Alors elle a souffert.  


*****


  Elle n'avait pas d'amis. Les gens se moquaient d'elle parce qu'elle n'était pas maquillée, pas habillée à la mode, parce qu'elle avait des bonnes notes, celles que les autres n'avaient pas. Peut-être aussi parce qu'elle avait encore la maladresse d'un enfant. Ce qui est normal quand on a onze ans. Ils ne se rendaient pas compte qu'elle était pourtant lucide et qu'elle souffrait. Elle souffrait en silence. Elle était tellement silencieuse qu'elle-même remarquait à peine sa souffrance.  


Elle continuait à aller à l'école. Il fallait bien réussir. Il fallait réussir les examens, remettre les devoirs, même si la journée paraissait longue. Le soir, elle s'enfermait dans sa chambre. Là, personne ne pouvait s'en prendre à elle. C'était son monde. Elle était solitaire depuis sa plus tendre enfance, mais elle aurait aimé avoir quelqu'un. Quelqu'un à qui parler. À qui partager ses idées, ses joies, ses malheurs.  


Alors elle a découvert un site extraordinaire. Elle pouvait discuter avec toutes sortes de gens sans les voir. Ils ne pouvaient pas se moquer de son physique, de ses vêtements. S'ils n'aimaient pas sa personnalité, ils ne lui parlaient pas, un point c'est tout.  


Parmi tous ces gens, un jeune homme attira son attention. À cet âge-là, on commence à avoir envie de la présence d'un garçon dans sa vie. Et puis, les garçons sont plus simples que les filles. Alors elle parlait avec B. Il ne disait pas grand-chose. Il voulait savoir à quoi elle ressemblait. Quand elle répondait, il disait qu'elle devait être très jolie. Elle rougissait. À onze ans, quand un garçon de seize ans vous dit que vous êtes sûrement jolie, les papillons dans l'estomac se réveillent. Bien sûr, elle aurait été brune, blonde, rousse ou chauve; petite, grande, menue ou grosse; cela n'aurait rien changé. Il aurait dit qu'elle était jolie. «Jolie», c'était le mot qui lui servait d'hameçon. 


Et elle, petit poisson naïf, elle s'accrochait à cet hameçon. Elle avait déjà des formes depuis plusieurs années. «Puberté précoce» à six ans, c'était le constat du pédiatre. Dans toute sa candeur, elle s'était confiée à B., alors vous imaginez bien que pour lui, savoir que cette petite fille de onze ans avait déjà une poitrine formée, c'était plutôt une bonne nouvelle. Une très bonne nouvelle, même.  


Petit à petit, il l'a amenée à allumer sa webcam. Elle acceptait bien sûr, curieuse de savoir à quoi ce semblant de prince charmant ressemblait. Elle savait bien que ce n'était pas bien de discuter avec un étranger sur internet; elle avait peur que quelqu'un la surprenne, de devoir expliquer. Mais elle avait besoin de quelqu'un et B. ... B. était là.


La petite trouvait étrange que B. ne montre pas son visage. La caméra était orientée vers son torse habillé d'un tee-shirt. Elle, elle montrait son visage, c'était la moindre des choses. Lui disait «après»...

  

«C'est quand après ? » se demandait-elle. Mais la question restait silencieuse, de peur que B. ne se fâche. Si lui l'abandonnait, qu'est-ce qu'elle deviendrait ? 


Petit à petit, B. osait demander de plus en plus de choses. La petite fille devait se lever pour qu'il voie son corps. Qui était très joli selon lui, cela va sans dire... 


Puis il a fallu qu'elle se caresse. Elle se levait de sa chaise et touchait sa poitrine à travers son pull rose, celui qu'elle préférait; il était si confortable! Elle ne ressentait rien. Physiquement, en tout cas. Dans sa tête, mille questions tournaient en boucle. Elle ne comprenait pas pourquoi elle devait faire cela. Elle voulait discuter, elle.  


«Après...» C'était toujours la même rengaine. «Tu fais ce que je te demande, on parlera après». La petite fille n'était pas à l'aise. Elle avait peur. Elle qui était si sensible aux mots, ceux de B. la terrorisait. S'il la quittait ? S'il ne la trouvait pas assez bien ? Alors elle obéissait. Elle se caressait à travers ses vêtements. Elle ne voulait pas les enlever, bien sûr. Sa peur d'être surprise et sa honte l'ont en quelque sorte sauvée du pire. Si ses parents avaient vu ce qu'elle faisait, qu'auraient-ils dit, qu'auraient-ils fait ? 


Comme B. insistait et menaçait de l'abandonner, une fois, elle a enlevé son pull et lui a montré son soutien-gorge. Tu parles qu'il était content! Pendant ce temps, lui, il se branlait. Il n'y a pas d'autres mots. Il montrait son torse puis, dès qu'elle commençait à se caresser, il baissait la caméra. Il pensait qu'une petite fille de onze ans voulait voir ça. 


Elle, ce qu'elle voulait voir, c'était son visage. Une fois, il a accepté. Il a alors remonté sa caméra. Elle voyait ses courts cheveux noirs et des lunettes de soleil. Non, il ne voulait pas les enlever. En grandissant, elle a fini par se dire qu'il n'avait peut-être pas seize ans. C'était peut-être un adulte.  


Elle continuait à obéir dans l'espoir qu'il lui parle. Qu'«après» se transforme en «maintenant». Ce n'est jamais arrivé. Elle espérait quand même. Après tout, il s'intéressait à elle, non ? 


Au fil du temps, B. s'est lassé. Il a bien compris que jamais la petite fille n'enlèverait tous ses vêtements. Alors il est parti. «Après» s'est transformé en «jamais».   


Le pull rose tant chéri par le passé est devenu indésirable. La poitrine de la petite fille n'était plus qu'un objet sans âme ni sensibilité. Tout est devenu noir. Le méchant n'était plus là; la honte et le dégoût sont restés. Ils sont devenus les compagnons de la petite fille. Ils se sont installés au plus profond de son cœur pour ne jamais plus la quitter. Un autre méchant est arrivé quelques années plus tard.   

*****


La petite fille a souffert. Elle est devenue adulte trop tôt. Je n'ai rien pu faire. Elle a dû se battre contre les préjugés. «Ce n'était pas un viol, donc ce n'est pas grave.» Mon devoir est de lui dire de ne pas écouter ceux qui pensent comme ça. Sa douleur est légitime, comme celle de toutes les victimes. Elle n'est pas coupable. Elle doit maintenant vivre.

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