Un covoiturage des plus singuliers
Il est une histoire que je souhaite vous conter. Je sais que personne ne me croirait si je disais qu’elle était réelle… Et je ne veux pas de problèmes. Pour faire simple, disons donc que cette aventure est un pur produit de mon imagination.
Il y a une dizaine d’années de cela, alors que j’avais passé une agréable soirée chez une amie, je décidai de rentrer enfin chez moi. Deux heures de route m’attendaient, Claire, habitant dans le département du Gers, à la limite des Landes, tandis que je demeurais dans le Lot-et-Garonne.
Le soleil s’était couché depuis bien longtemps déjà et, bien qu’il me fût proposé de dormir sur place, je pris tout de même la route. Conduire sur les sentes gersoises qui sillonnent au travers des valons de ces magnifiques contrées était un véritable petit plaisir pour moi qui possédais le permis seulement depuis peu. Rouler de nuit m’était également très agréable, sans compter qu’on ne croisait plus personne, ou presque, en ces heures tardives. Seule la vue donnant sur les champs, les forêts, les petits villages pittoresques et les montagnes des Pyrénées manquait à l’appel, mais le ciel étoilé remplaçait bien cette perte et la lumière lunaire permettait de deviner des formes au loin, d’imaginer de nouvelles perspectives, parfois bien éloignées de la réalité.
Ma vieille Ford Fiesta, fidèle auto de ma jeunesse – aussi dénommée la Bob’s Car – filait sur la route. Vitres ouvertes en cette belle nuit d’été, CD à fond dans la voiture, j’étais la reine des grands chemins, chantant à tue-tête lorsque je connaissais quelques paroles et baragouinant des inventions de mon cru lorsque je ne savais plus.
Moins de vingt minutes s’étaient écoulées depuis mon départ lorsque je fis une rencontre saugrenue : une souris, alors que j’étais en pleine vitesse, vint se poster en plein milieu de ma trajectoire. Ne pouvant me permettre de sortir de l’asphalte afin d’éviter un gros accident, je filai droit tout en freinant, espérant que le rongeur ne bougerait pas de place. Il était bien assez petit pour passer sous ma voiture sans le moindre risque. Par chance, mes espérances se réalisèrent et, lorsque je jetai un regard inquiet dans le rétroviseur alors que j’étais presque arrêtée, je vis la petite souris, dressée sur ses pattes arrière qui… – Oserais-je le dire ? Je crois qu’il le faut, sinon cette histoire n’aurait plus aucun intérêt – me faisait de grands gestes outrés.
La voiture à l’arrêt, je clignai des yeux et regardai de nouveau dans le petit miroir. La souris était encore là. Je l’entendais même crier avec des couinements aigus. Elle s’avançait vers moi, s’arrêtant par moments dans sa course pour se remettre à hurler et à me menacer des pattes. Éberluée, je la toisai. Enfin, elle se tenait sur la route, à portée de vue de ma fenêtre ouverte, continuant son manège. Et, comme dans un rêve, ses couinements me devinrent compréhensibles.
Je dois dire, qu’il est de fait que dans certaines campagnes, et notamment celles gersoises, quelque magie improbable se développe parfois. Une magie fugace, qui ne dure qu’un instant. Savoir la saisir et la savourer est primordial car, alors, il nous devient difficile de distinguer ce qui est réel ou irréel. Ai-je vraiment vécu cela ? Je suis sûre que oui. Est-ce que c’est rationnel ? Je sais bien que non. Cependant, les contes et leurs personnages fantastiques n’ont pas été créés par hasard et, dans toute histoire, se cache une part de réalité.
Bref, revenons-en à nos mout… à notre souris. Voilà ce qu’elle me disait de sa petite voix criarde :
— … pas possible ça ! Il faut être fou pour foncer sur les gens comme ça ! Satanés humains et leurs engins de mort ! On n’est plus tranquilles nulle part maintenant !
Alors que je conscientisais le fait que je comprenais ce rongeur, celui-ci contempla ma tête à son tour et une lueur d’intelligence passa dans ses petits yeux noirs :
— V… Vous me comprenez ?
— Une souris qui parle… Incroyable… soufflai-je.
Loin de se démonter, l’animal se redressa, droit comme un « i », pattes avant croisées sur sa poitrine :
— … Bien… Maintenant que l’on se comprend, vous allez pouvoir vous racheter.
— Q… Quoi ? Me racheter mais pourqu…
— Dois-je vous rappeler que vous venez tout juste de manquer de m’écraser ? Vous avez le devoir de vous racheter ! C’est une question d’honneur !
Trop captivée pour comprendre, je la laissai continuer.
— Vos engins sont rapides, c’est indéniable. Je dois me rendre quelque part et suis assez pressée. Vous allez m’y emmener. Ouvrez votre porte.
Le rongeur et son air déterminé imposaient le respect. Je m’exécutai aussitôt, n’ayant pas le temps de réfléchir à quoi que ce soit. L’animal sauta à l’intérieur du véhicule et, en toute souplesse, vint se ranger sur le siège passager.
— Bien… Allons-y.
Je la regardai encore un instant avant de demander :
— Mais où ?
— Je pars pour Meilhan-sur-Garonne… C’est le nom humain de cette humble bourgade.
Je n’en crus pas mes oreilles. C’était le village où je vivais.
Le trajet me parut à la fois très long – car je me posais mille questions – et à la fois très court – parce que lorsqu’on est témoin d’un tel évènement, sa brève durée est d’autant plus frappante. Nous parlâmes peu, la souris ayant du mal à calmer sa colère d’avoir failli être écrasée. Je pense aussi que converser avec un être humain devait être une expérience inouïe pour elle – tout en sachant que nous considérons souvent ceux de son espèce comme des nuisibles dont on doit débarrasser une maison. Elle devait faire mine de ne pas être impressionnée et je dois avouer que c’était assez convainquant sur le moment.
Il y eut de longs silences et parfois, nous nous mîmes à discuter quelques secondes. J’appris donc que cette souris aux airs aigris se dénommait Blanche-Vibrisse. La malheureuse avait perdu bien trop de proches dans la région gersoise où elle se trouvait. Trop de prédateurs, trop de pièges, trop de poisons et trop de fous du volant qui ne respectaient pas la priorité aux piétons. Des fous comme moi, en somme. Là où elle allait, elle gagnerait en sécurité. Beaucoup de ses congénères avaient déjà entrepris un pèlerinage pour se rendre à Meilhan-sur-Garonne, ou « Vie-Plus-Douce » en souris.
Quant à moi, je m’étendais peu à mon sujet, Blanche-Vibrisse ne semblait pas intéressée par la vie des humains. Je ne pouvais lui en vouloir car après tout, nous étions la cause de la plupart des désastres de leur courte existence. Elle me questionna cependant lorsque je lui appris, alors que nous n’étions qu’à une vingtaine de minutes de notre destination, que je vivais moi-même dans ce petit village.
— Est-ce aussi un lieu paisible pour les humains là-bas ?
— Je suppose que oui, lui répondis-je. Personne n’a trop l’air de se plaindre. Les gens s’entendent plutôt bien je pense.
Sur ces dernières paroles, elle resta pensive un moment, je pense même qu’elle souriait. Il est possible que la perspective de savoir qu’il faisait bon vivre pour tout un chacun là-bas avait quelque chose de rassurant. Si les humains étaient heureux, ils passeraient certainement moins de temps à s’acharner sur les nuisibles qui faisaient ce qu’ils pouvaient pour survivre. Du moins, c’est ce que j’aime à imaginer quand je tente de comprendre les pensées qu’elle pouvait avoir à cet instant-là.
Meilhan-sur-Garonne… Nous y étions. Après avoir suivi la route qui longeait le canal, j’entrepris de prendre la montée qui menait droit vers l’église. N’y tenant plus, j’osai enfin engager une conversation en demandant à mon incongrue compagne de route ce qui pouvait bien attirer les rongeurs de son espèce à se rendre ici. Elle me guidait, faisant appel aux souvenirs des descriptions qu’on lui avait fait de Vie-Plus-Douce. Se concentrant, elle ne répondit que lorsqu’on se retrouva sur la place centrale du village, là où les marchés nocturnes se déroulaient chaque mercredi soir durant l’été – à une centaine de mètres de chez moi :
— Il est un chat qui ne mange pas les souris… Il les accueille même chez lui.
Intriguée, je lui demandai comment ce chat incroyable pouvait bien s’appeler. Elle m’indiqua la route qui menait vers la salle de sport et qui passait à l’angle même de ma propre maison. Je m’engageai, de plus en plus curieuse.
— Nous l’appelons Miracle-Aux-Longs-Poils mais les humains l’appellent Mirou, finit-elle par dire.
Alors qu’elle me faisait signe de prendre à gauche, je m’exclamai :
— Mais, c’est mon chat !
Et c’est ainsi que cette histoire se finit : Blanche-Vibrisse quitta mon véhicule après m’avoir remerciée. Elle m’indiqua aussi que je passerais pour une folle si jamais je contais ce périple à qui que ce soit. Si je m’y essayais et si des êtres humains venaient ici un jour éradiquer ses congénères, sa vengeance serait terrible. Je n’avais d’ailleurs pas non plus intérêt à tenter quoi que ce soit moi-même contre elle et les siens au risque de voir ma maison infestée d’excréments et mes fils électriques rongés. Pour me remercier d’avoir été cordiale et de m’être rachetée d’avoir failli l’écraser, elle ferait en sorte de respecter les lieux et de ne pas me piller. Elle s’arrangerait aussi à prévenir ses congénères, leur signifiant que j’étais celle qui honorait de nourriture Miracle-Aux-Longs-Poils, leur sauveuse.
C’est donc sous ces dernières menaces cordiales que nous nous quittâmes.
Il m’est bien sûr, à ce jour, impossible de communiquer et comprendre les bêtes qui m’entourent, pas même une souris. Je pense avoir eu de la chance d’avoir fait cette rencontre, cette nuit-là, dans ces fabuleuses campagnes gersoises. Quand je repense à cette histoire, je me mets à sourire bêtement et, tout compte fait, ma chère Mirou m’aura permise d’être témoin d’une étrange magie qui n’aura duré que le temps d’un trajet en voiture. Je ne lui en veux pas du tout. Je suis même fière d’elle. Après tout, pourquoi un chat ne serait-il pas capable de se lier avec des souris ? Dans ce cas, une souris pourrait-elle communiquer avec un être humain ? Il ne tient qu’à vous d’y croire, chers lecteurs, pour que la magie opère…
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