Chapitre 13
Une terre délaissée n’a rien de très agréable à voir. Et c’est la première fois qu’Agathe observe les rues de son petit village complètement désertes. Ça ressemble à la fin du monde, mais en plus calme.
Une chose les frappe dans un premier temps, il ne fait pas si chaud que ça, rien à voir avec la température de l’an passé, ou même du jour de leur départ. Agathe est obligée de faire un constat effrayant, et si Mercure était parti ? Personne ne pourrait lui en vouloir, si personne ne s’occupe de lui au point de le laisser tout seul pendant des mois, alors pourquoi rester ?
« Tu crois que Mercure est chez lui ?
— J’ai du mal à l’imaginer ailleurs. » Avoue Monsieur Ford en faisant le premier pas dans le village. Ils prennent naturellement la direction de la forêt où se trouve le terrier de Mercure, mais après seulement quelques minutes de marche, une silhouette vient de passer à toute allure entre les arbres tous plus calcinés les uns que les autres.
« Mercure ! » S’écrit Agathe en souriant. Son expression joyeuse disparaît très rapidement quand la silhouette s’arrête, et que l’on peut clairement voir qu’elle ne ressemble pas du tout à Mercure. Il n’est ni aussi grand, ni aussi maigre. Et ses cheveux ne sont pas blancs du tout, à y voir de plus près, Agathe s’aperçoit même d’une moustache correctement peignée. Monsieur Ford est tout autant surpris, pensant être les seuls à être revenus. Personne d’autre n’est aussi proche de Mercure qu’Agathe et Monsieur Ford.
« Mais qui... »
La personne s’est aperçue de leur présence, elle dispose son corps de façon à leur adresser la parole. C’est un vieil homme, il tient tout un tas de fleurs jaunes dans les bras. Ces fleurs-là ne sont pas inconnues pour Agathe, elle se met immédiatement en alerte.
« Hé ! Ce sont les fleurs de Mercure ! Vous ne pouvez pas...
— Vous cherchez Mercure ? » Ce vieil homme connaît son nom, voit même parfaitement de qui il s’agit.
« Oui, ce garçon est un ami de ma fille, et je l’apprécie beaucoup également. » Explique Monsieur Ford en posant une main sur l’épaule de sa fille. Dans l’empressement, le vieil homme leur demande de le suivre, ils sont obligés de presser le pas.
Ce n’est pas du tout vers le terrier que les emmène le vieil homme, mais plutôt vers le centre du village. En observant autour d’elle, Agathe se rend compte que beaucoup d’objets, ou même de façades de maisons, ont complètement jauni, la différence est flagrance en les comparant à d’autres murs qui restent continuellement dans l’ombre grâce à leur disposition entre les bâtiments. Une boîte à livres se trouve au détour de la rue commerçante, et une vitre protège les ouvrages, cependant, tous les dos ont complètement blanchi ou ont perdu beaucoup de leurs couleurs. Ce phénomène touche aussi des vêtements qui étaient entreposés dans des vitrines de magasins depuis le début de l’été, même les socles et présentoirs sont atteints. Les édifices en bois ne sont pas épargnés, des zones davantage touchées que d’autres forment d’énormes taches claires par endroits. L’année dernière, ça n’avait pas été aussi violent.
Le petit groupe atteint la résidence médicale, le bâtiment n’a pas la taille d’un hôpital, il ressemble davantage à une clinique avec deux étages, c’est une sorte d’entre-deux. Une grande partie du bâtiment, la face dirigée au Sud, est complètement recouverte de vitres pour favoriser la luminosité et accentuer le bien-être des patients, Agathe n’ose pas imaginer la température qu’il fait là-dedans. D’ordinaire, l’enceinte est protégée par un grillage sur toute la surface du jardin extérieur, on ne peut pas entrer comme on le souhaite, et si c’est pour une urgence, une secrétaire se tient au comptoir accessible par le hall principal pour renseigner sa fiche médicale et appeler un médecin en urgence si besoin. Quatre médecins travaillent ici, et la réputation de la clinique n’est plus à prouver. Agathe se souvient y avoir séjourné une seule fois ici, elle était petite et sa première gastro avait inquiété ses parents.
« La porte était verrouillée, j’ai dû casser une vitre pour entrer. » Explique le vieil homme en se glissant soigneusement dans l’entrée qu’il a confectionnée lui-même, des morceaux de verre pointus dépassent de l’encadrement, c’est le meilleur moyen de se blesser, et d’ailleurs ce vieil homme a du en faire les frais, Agathe aperçoit des coupures sur ses bras et son pantalon est déchiré à quelques endroits.
« Mercure se trouve ici ? Que s’est-il passé ? Est-ce qu’il va bien ? » L’inquiétude de Monsieur Ford s’intensifie, il y a mille autres endroits où Mercure pourrait passer son temps, pour dormir ou simplement se reposer. Il préfère toujours les lieux reculés, dissimulés, là où on ne le trouvera pas facilement.
« Je suis médecin, finit par expliquer le vieil homme, j’ai pris les choses en mains. » Le petit groupe grimpe les deux premiers étages et avance rapidement dans le long couloir blanc, du côté où la lumière peut se répandre partout. La chambre à laquelle on les mène est également baignée de lumière, en ouvrant la porte il s’attend à une forte réaction de la part des nouveaux venus. Il s’oblige à patienter quelques secondes et se tourne vers Agathe et son père. La jeune femme est en proie à un stress intenable, tous ses poils se sont dressés sur ses bras.
« Mais... il va bien alors ? Si vous êtes médecin, tout va bien ? »
Le regard du Docteur Willem n’est pas encourageant, il se décide enfin à pousser cette porte, elle est annotée du N°9.
Il y a bien un homme allongé sur ce lit, la tête contre le mur, et il est entouré de plusieurs machines qui laissent s’échapper de petits sons réguliers. C’est Mercure. Il est comme branché à ces machines qui lui tiennent compagnie, une intraveineuse, un électrocardiogramme, un concentrateur d’oxygène relié grâce à une tubulure à lunettes, ce petit tuyau qui passe en dessous de son nez.
Tout ceci n’est pas le plus choquant, Agathe meurt d’envie de hurler lorsqu’elle voit toutes ces zones affreusement rouges sur la peau de son ami, complètement violettes à certains endroits, elles semblent comme lui avoir dévoré les tissus. Une grosse partie de son visage est touchée, ainsi que sa gorge, son épaule gauche, son bras gauche... Les brûlures extrêmes sont parfaitement situés sur le côté gauche du corps de Mercure.
La jeune femme se cache le visage. Le Docteur Willem prend place sur un petit tabouret en bois, à gauche du lit, où il pose près de lui les fleurs jaunes qu’il a ramenées, sur une table roulante en métal.
« Mon Dieu, que s’est-il passé ? » Monsieur Ford pose son sac contre la porte et s’approche prudemment du lit pour mieux observer le corps évanoui de Mercure. Une couverture le recouvre à partir de la poitrine, il n’est pas compliqué d’imaginer que tout le reste est touché par les brûlures. Le tissu est très léger, pour ne pas faire souffrir davantage le garçon. En arrière, Agathe se met à pleurer en silence. Pendant ce temps, le Docteur Willem enfile une paire de gants blancs, et prélève un pétale jaune, muni d’une petite pince métallique. Il la trempe ensuite dans un bol qui était jusque-là recouvert d’un papier aluminium tendu, le pétale en ressort humide mais la texture semble totalement transparent. Puis, avec la plus grande délicatesse du monde, pose le pétale sur une des brûlures de Mercure, sur son bras. Ce n’est que la continuité d’un travail commencé il y a peu, d’autres pétales sont déjà disposés sur la peau du garçon.
« Un accident épouvantable. » Décrit le Docteur. Agathe pousse plusieurs de ses doigts pour observer encore une fois son ami, et les fleurs jaunes qui le recouvrent petit à petit.
« Un incendie très violent s’est déclaré sur le port, à cause d’une bande d’adolescents écervelés. Mais au lieu de fuir au premier signe de l’explosion, Mercure a foncé droit dans l’atelier qui était déjà en proie aux gigantesques flammes. Je l’ai pris pour un fou et n’avais pas le moindre espoir d’aller le chercher, quand enfin je l’ai vu revenir par miracle. Le feu rongeait gravement son corps qui tenait debout par je ne sais quelle magie. Son état était grave, le risque impensable, j’étais persuadé qu’il n’y avait rien à sauver de plus précieux que sa vie. » Le Docteur se munit d’un nouveau pétale, le soin est long et minutieux.
« J’avais tort.
— Comment ça? » Des sueurs parcourent le visage de Monsieur Ford, qui voit mentalement son atelier complètement ravagé et ses maquettes et constructions calcinées. Le Docteur fait pivoter sa chaise vers le mur opposé, contre lequel est posé un tableau.
« Il est retourné chercher ceci. »
Le tableau est celui de la mer et des vagues, de l’horizon, du ciel. La peinture qu’Agathe poursuit depuis des mois et des mois. La jeune femme s’approche à pas incertains de sa toile, elle est en parfait état, aucune brûlure ou coulure n’est à constater, les couleurs sont toujours superbement éclatantes.
Le corps d’Agathe se sent entièrement vide face à ce tableau, il n’a rien. Rien du tout. Et tout ça parce que Mercure est retourné le chercher. Le Docteur Willem se replace en face du patient, reprenant le soin.
« Je ne sais pas ce que ce tableau a de spécial, mais j’imagine qu’il vaut la gravité du courage dont a fait preuve ce jeune homme. » Agathe se place de l’autre côté du lit et se met à genoux, glissant sa main dans celle de Mercure, qui est toujours indemne.
« Pourquoi tu as fait ça espèce d’idiot, tu as vu dans quel état tu es maintenant ? Tout ça pour une toile que j’aurais pu refaire. » Les larmes sont impossibles à retenir, maintenant le visage de la jeune femme en est inondé.
« Mercure... enfin... »
Rien au monde n’aurait pu lui faire plus plaisir.
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