Chapitre 19
Une boutique n’a pas ré-ouvert à Dryade, une seule. Elle n’est pas ouverte parce que le cordonnier n’est pas revenu.
Le Docteur Willem observe silencieusement la devanture en bois de cerisier de la boutique de coin de rue, les mains dans les poches de son pantalon. Plusieurs modèles de chaussures en cuir sont exposés, toutes plus jolies les unes que les autres. Celles-ci sont rehaussées par plusieurs piles de livres anciens, mais aussi saupoudrées de poussières. Au mur sont accrochés des dizaines et des dizaines de boutons de chemisiers, croisé de temps à autre par de très vieilles clefs en argent ou en bronze. Le cordonnier a le goût de la collection, et ce depuis toujours.
Le médecin se met à sourire, légèrement amusé par ce qui a été érigé dans ce petit coin de rue, une cordonnerie, tout ce qu’il y a de plus banal.
« Alors voilà, une bonne dizaine d’années d’études de médecine à la poubelle. Ça a l’air si facile pour toi. » Il baisse les yeux, jouant légèrement avec le petit caillou qui se trouve devant la semelle de sa chaussure, repensant à toutes ces années passées ensemble.
Johan et Matthew étaient tous les deux de très bons étudiants, qui se plaçaient parmi les meilleurs élèves de leur promo. L’un d’eux avait des idées et des rêves un peu plus farfelus que l’autre.
« Eh, Johan. Si on plaçait une graine de tournesol dans le cœur d’un bébé, est-ce que tu penses qu’il lui naîtrait des pétales de fleurs à la place des cheveux ?
— Il ferait un infarctus. »
« Eh, Johan. Si on recouvrait le cerveau d’un homme avec des écailles de poisson, tu penses qu’il se développerait un langage sous-marin ?
— Il ferait un arrêt cérébral. »
Johan se met à rire sobrement, puis d’un coup, il perd son sourire. Matthew ne lui a jamais suggéré cette idée, pourtant...
Il se met à murmurer pour lui-même.
« Eh Johan... Si tu recouvrais les blessures d’un homme avec des pétales de sa fleur préférée, tu penses qu’il guérirait ? » Le Docteur passe ses mains sur son visage, comme fatigué de souvenirs ou de réflexions.
***
Lové l’un contre l’autre depuis dix minutes, Agathe risque de s’endormir. Monsieur Ford ne les a pas appelés pour manger ce soir, mais ils ne s’en sont pas encore rendu compte.
Mercure caresse l’épaule de la jeune femme du bout des doigts, il a les yeux fermés lui aussi, et respire calmement. Ils sont blottis dans la couverture légère et voudraient ne plus en sortir avant demain matin. Le jeune homme se force tout de même à inspecter le ciel par la fenêtre, du regard. La lumière ne se projette plus nulle part.
« Agathe, va faire pipi. » Elle ne répond pas tout de suite, bouge ses hanches, et expire longuement.
« Je n’ai pas envie de me lever.
— S’il te plaît. Ça t’évitera des brûlures. » Elle se met à sourire amusée, en cherchant sa culotte dans la couverture.
« Qu’est-ce que t’en sais ? Tu n’as pas ce qu’il faut où il faut pour le savoir.
— Alors n’y va pas. Mais demain matin...
Agathe se redresse enfin. Elle enfile une robe de chambre légère sans nouer le cordon. Mercure la regarde comme si c’était la créature la plus gracieuse au monde. Ses cheveux ne tiennent plus du tout dans la queue de cheval qu’elle avait fait ce matin, et son visage constate quelques rougeurs à cause de l’oreiller. Elle marche dans le couloir sans vraiment se soucier de si son père est là ou non, son vêtement n’est pas transparent, et ses formes sont invisibles. Il pourrait simplement la fâcher parce qu’elle est pieds nus, mais le sol tiède est agréable.
La salle de bain est à une chambre près de celle de la jeune femme, c’est celle de son père qui les sépare. Agathe va aux toilettes comme Mercure lui a demandé, et se lave les mains, son passage dans la salle de bain est très court. Elle a tout de même le temps de s’observer rapidement dans le miroir, de regarder par le minuscule carreau au-dessus du lavabo, et de se rendre compte qu’il fait nuit maintenant.
« Ho... »
La jeune femme se précipite presque jusqu’à sa chambre, il est déjà trop tard. Mercure s’est endormi.
Elle n’a pas fait attention au temps qui défilait et s’en veut un peu de priver Mercure de dîner involontairement. Si ce n’était que ça, elle le laisserait dormir dans son lit et viendrait se coucher près de lui après manger, mais il fera terriblement chaud et Agathe ne pourra tout simplement pas rester à côté de lui. Il va falloir qu’elle aille demander de l’aide à son père pour déplacer Mercure jusqu’à sa chambre, on ne peut pas le réveiller. Heureusement pour elle, elle s’aperçoit que Mercure a remis son pantalon pendant qu’Agathe était partie à la salle de bain. La situation sera un peu moins gênante.
Monsieur Ford est assis à la table avec un café froid dans une main, et le journal d’aujourd’hui dans l’autre. Il n’a pas encore mis la table mais Agathe peut sentir une agréable senteur qui émane du four, sans doute à base de pommes de terre.
« Tiens, Agathe, tu as faim ?
— En fait j’ai besoin d’aide... Mercure s’est endormi dans mon lit. »
Monsieur Ford ne fait aucun commentaire, il se contentera d’afficher un petit sourire satisfait. Il repose son journal en se levant de table, le papier se corne par accident. Puis il affiche une expression sévère sur sa fille.
« Tu as bien trouvé ce que tu cherchais au moins ?
— Oui oui ! » De nouveau satisfait, il suit sa fille dans le couloir. Mercure n’est pas très lourd, il est plutôt facile de le porter jusqu’à sa chambre et le poser délicatement dans son nid de couvertures. On ne le recouvre pas de couette ou de couverture, même, légère, il n’en a pas besoin.
« Je vais mettre la table, ça sera bientôt prêt.
— Oui, merci papa. Je me change et j’arrive.
Agathe se retrouve seule avec Mercure dans la chambre décorée. Elle allume la guirlande électrique jaune à faible intensité, embrasse le front de son amoureux et se relève.
« Ça, je ne le regretterai jamais. »
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