Chapitre 42
Passer du temps sans téléphone, sans réseaux sociaux, sans jeu un peu naze auquel on devient vite accros, sans pouvoir appeler son père, sans musique... ce n’est finalement pas si terrible. Il y a tellement mieux à faire, et changer cet appartement en un lieu de vie acceptable en fait partie. Trouver de quoi se nourrir ou boire, également.
Nettoyer.
Ce matin, Agathe tente de dépoussiérer tout ce qu’elle peut, sans produit ménagé adapté ce n’est pas évident, et rien ne pourra être réparé. En se baladant dans les divers appartements de l’étage, elle trouve un paquet de lingettes complètement moisies, un plumeau ayant perdu tous ses poils, une serpillière collée au sol, un rouleau de sacs poubelles encore intacts, des éponges devenues des reliques noires, et tout un tas de choses qu’elle ne saurait identifier. C’est bien dommage parce que ce bac en métal avait l’air de contenir des produits à vitre et d’autre vaporisateurs, mais à l’intérieur stagne un liquide collant et fondu marron, elle n’a pas vraiment envie d’y toucher. Agathe doit s’en remettre à l’unique rouleau d’essuie tout encore utilisable, qui était presque caché au fin fond du placard de la cuisine.
De temps en temps, elle lève les yeux sur une horloge encore accrochée par miracle au-dessus de l’encadrement de la porte qui sépare la minuscule cuisine et le salon. Les aiguilles ne tournent pas, évidemment, mais l’ombre qu’elles projettent, si. La fenêtre de la cuisine se trouve pile en face. De là, elle observe l’intérieur de la ville morte, Mercure n’est toujours pas revenu. S’ils étaient encore à Dryade, Agathe ne se serait pas inquiétée, mais là c’est très différent, elle ne connaît rien de cet endroit. C’est sûrement la raison pour laquelle Mercure lui a demandé de ne pas venir avec lui.
Ses pas sont très lents, ils ne provoquent pas la moindre résonance, personne n’y répond.
Le carrelage de ce magasin est sale. Des animaux sont peut-être passés par ici, puis ont vite décampé après avoir senti l’odeur de la mort et de la pourriture. Mercure marche près d’un nouveau cadavre, des restes d’os pour des yeux nouveaux, du sang et de la chère pour les siens.
Comme si c’était hier, un homme allongé avec son casque encore sur la tête, les jambes déchirées, le cœur saccagé. Un autre encore accroché à son revolver dont les munitions sont étalées tout autour de lui, il lui manque un morceau de la tête, ce doit être d’ici que les balles tombent. Une main crispée, de dents déracinées, du sang coagulé, et parmi tout ceci, les pas endeuillés de Mercure entre ses camarades décédés.
Parfois la mémoire mérite d’être effacée.
Mercure s’arrête. Il n’a encore rien ramassé qui puisse rassasier les deux adolescents, il s’est contenté de marcher comme sur un tapi rouge. Dans les allées détruites de cette épicerie, près des conserves et des paquets de féculents, c’est ici qu’ils ont choisi de s’allonger ensemble, ce petit groupe en fin de carrière. Mercure s’assoit au sol avec les corps, puis s’allonge sur le dos, près des têtes rouges. Le sang lui colle automatiquement aux cheveux et à la peau, ses vêtements s’empourprent. Ensemble, ils observent vers le haut, au travers de ce trou dans la toiture, c’est le meilleur endroit pour observer le ciel, de la même façon qu’ils le voyaient avant le début de la guerre.
« Je suis content, que rien ni personne ne soit venu vous chercher. Ici, vous êtes tranquille. Tout était toujours trop lourd et trop bruyant, vous profitez du silence maintenant.
— Moi, je n’ai plus peur. » Lui explique un de ses camarades, il lui manque les deux yeux, une partie du front.
« Et moi, je n’ai plus mal. » Ajoute un deuxième homme alors que sa mâchoire inférieure ne tient plus qu’à quelques ligaments sur la droite. Le trou dans la joue à l’air aussi étendu que le trou du toit. Ouverts par la même brutalité. De la poussière et des amas de cailloux en tombent encore.
« Agathe et moi sommes venus nous cacher pour la nuit, mais nous ne resterons pas longtemps. J’ai peur qu’ils viennent fouiller la ville, qu’ils fassent du bruit, qu’ils vous dérangent. Je préfère que Femir reste intacte, comme elle est aujourd’hui.
— Nous sommes heureux que ce jour-là, tu sois le seul à t’être réveillé, Mercure. »
Mercure écarte légèrement les bras, il les enlace dans ceux de ses camarades et se met à sourire.
***
Il est maintenant plus agréable de respirer dans la cuisine de l’appartement. Agathe a nettoyé le plan de travail, la plaque de cuisson, l’encadrement de la fenêtre et les vitres. En revanche, elle n’a pas pu faire grand-chose pour la moisissure et la crasse des coins de mur et des meubles. Mercure pose un sac plastique troué avec tout ce qu’il a ramené du supermarché fantôme.
« Pourquoi tu t’es embêté à faire le ménage ?
— Parce que je n’aime pas la saleté. L’habitant de cet appartement serait ravi de le voir aussi propre, disons.
— J’imagine. Mais je n’aime pas te savoir faire du ménage pendant que moi je vais chercher de quoi nourrir la famille, tu vois ce que je veux dire ? »
Agathe se met à rire. Ensemble, ils vident le sac avant que celui-ci ne se décompose entièrement. Il y a des boîtes de conserve de petites tailles sans emballage, donc impossible de savoir ce qui se trouve dedans sans les ouvrir, deux bouteilles d’eau intactes, et surtout, plusieurs boîtes en carton carrées qui ont pris l’humidité. Les inscriptions se sont effacées, la jeune femme les observe avec curiosité, elles ont l’air de ravir Mercure.
« C’est ce que vous mangiez à l’armée ? Ça à pas l’air super appétissant.
— C’est ce qu’on mangeait en cas de missions trop longues ou perturbées. En réalité c’était assez rare, mais ça dépannait. » Mercure s’assoit à la petite table dépliée au centre de la cuisine, ouvrant deux des petites boîtes en carton. À l’intérieur, ça ressemble à des galettes rectangulaires, il y en a cinq par sachet, et trois sachets par boîte. Dans d’autres, ce sont des emballages complètement blancs de poudre à diluer dans de l’eau, puis enfin, de l’eau en poche. Des sachets. Tout en sachet, voyez- vous ?
« A table ma chérie, le repas est servi. »
Rien de sucré, rien de salé, rien de coloré, que du fade, mais possiblement bourratif et calorique, Mercure mange ces choses presque avec appétit.
« OK, OK. » Soupire-t-elle en rejoignant Mercure à table.
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