4 - Henry
Ogius était troublé par le chagrin. Au plus profond de sa chair, il ressentit le Retour de l'Orgueil. Ses tripes étaient prisonnières de la malfaisance... C'est à ce moment-ci qu'il comprit ce que voulait dire être gardien de l'Humilité, car un seul d'entre eux ne pourrait survivre. Le monde devra choisir sa destinée et pour toujours, il sera bouleversé. La liberté, les prairies vertes et les forêts aux couleurs si belles qu'elles propageraient l'amour sur toute terre, ou les fleuves de laves, les forêts enflammées, les terres de cendres où ne règne que l'esclavage et le malheur ? L'existence ou le néant ? Le néant, c'est ce que Ogius voyait. Il voyait la mort et ses amis enchainés, faibles et vulnérables. La peau sur les os. L'Orgueil lui montrait le monde sur lequel il régnerait.
— Revenez dans la lumière, dit un étranger.
Ogius entendit des voix qui l’appelaient à résister. Il reconnut l'accent d'Agast ainsi que de ses frères-magiciens, mais aussi Gaelin, Tol et bien d’autres de ses amis. Une chaleur qui ne manqua pas de contrarier l'Orgueil qui le tenta. « Je suis le maître de ce monde. Abandonnez ! », fut l'une de ses phrases.
— Battez-vous pour la vie ! dit la voix d’Agast
— Il n'y a plus de vie. Vous avez échoué, répliqua le Seigneur du Mal.
— Vous avez des amis dans ce monde, résistez ! dit celle de Gaelin en langue elfique.
— Vous avez abandonné vos amis. Bientôt, ils ne seront plus que poussière !
— Le royaume des Nains a besoin de vous ! persista la voix de Tol, le Haut-Roi.
— Vous avez laissé les hommes détruire les nains. A cause de vous, toute une espèce disparaitra. Leurs fantômes vous hanteront jusqu'à la fin des temps.
Mais l'emprise de l'Orgueil était bien trop puissante. Les bons esprits échouèrent et les ombres envahirent à nouveau le gardien de l'Humilité.
— Contemplez le pouvoir de la Mort s’abattre sur le monde. L’Humilité n’est plus. Le règne de l’Orgueil est arrivé !
Le magicien suffoqua. Les ombres commencèrent à aspirer son esprit. Le Mal l’avait envahi. Les voix paniquèrent. Ogius entendit des incantations en langue elfique qui pouvaient se traduire « J'en appelle à Vara, déesse des Fleuves. Que l'Eau de la Vie sauvegarde notre ami de la corruption ». Mais, elles échouèrent. Les voix d'Agast, de Rusi et de Yamus essayèrent à leur tour dans la langue des magiciens. « Je suis Rusi, gardien de la Justice. Je vous l'ordonne, retournez dans le Néant ! Je suis Yamus, et l'on m'a confié la Tempérance. Que vos désirs extrêmes soient anéantis ! »... Mais ils ne firent pas plus de progrès.
Ogius se rapprochait davantage des ténèbres. La souffrance devenait insupportable. Sa mort était longue et douloureuse. L’Orgueil le torturait. Il riait si fort que son corps eut été pris de convulsion. Quand soudain, une lumière aveugla le pouvoir de l’Orgueil.
— Non, vous ne pouvez pas me vaincre ! cria le Seigneur du Mal, en colère.
Une lumière qui fut plus puissante que celle de tous les mages réunis. Seul l’Amour en aurait les capacités. Un exercice qui s’apparenterait au sacrifice ultime. Il vit le visage d'Agast rayonner à plein éclats dans la lumière. Il prononçait ses mots dans une langue dont il était l'unique locuteur. Un langage réconfortant et bienveillant. Le langage du cœur, ce langage remplit de vérité et de compassion, a tel point qu'il était redouté par l'Orgueil et ses lieutenants.
— Revenez à la vie, ami. Je vous libère, dit Agast d'un ton si doux que l'on en coulerait des larmes.
La lumière recouvrit l'esprit tout entier d'Ogius. L'Orgueil hurla de plus en plus fort, et disparut de son âme. Le magicien fut libéré et renvoyé dans le monde des vivants. Allongé sur un lit, il ouvrit ses yeux. Sa vision était floue.
— Il revient à lui, dit Gaelin avec joie.
L'elfe Gaelin, les mages Rusi et Yamus, le Haut-Roi Tol et un humain qu'il ne connaissait pas était à son chevet. L'homme avait de courts cheveux bruns, une moustache et une barbe bien taillée et un regard scrutateur. Il était d'un air modeste, qui inspirait autant la confiance que la méfiance — la noblesse humaine était réputée pour ses intrigues. Il portait de riches habits sur lesquels était visible un blason écartelé au premier et quatrième d'un poisson jaune sur champ vert, et au deuxième et troisième d'un navire vert sur champ blanc. Il s'agit des armoiries de la maison noble Castelon, vassale d'Exemar, renommée pour ses ports de pêche. Elle gouvernait la région la plus au sud du royaume.
La présence d'un homme dans la demeure des nains fut des plus étonnantes, mais c'était un signe d'espoir.
— Où est Agast ? demanda le magicien sans perdre de temps.
Les deux mages restèrent muets. L'expression de leur visage lui fit comprendre l'ampleur de la situation. Il se pencha et aperçut le corps sans vie du maître de son Ordre au pied de son lit.
— Je n'avais jamais vu autant de lumière... Il a tout sacrifié pour vous sauver, dit Gaelin d'un ton attristé.
— C'était si magnifique et terrifiant à la fois... Je n'ai jamais ressenti autant d'amour et de désespoir. Qu'allons-nous faire sans l'amour, notre seul rempart contre l'Orgueil ? dit Tol.
Tol baissa les yeux vers le sol. L’expression du visage du seigneur des nains était vidée de tout espoir.
— Nous pouvons l’incarner ! s’avança avec assurance Gaelin.
Tous le regardèrent. Ils crurent ne pas avoir compris.
— Mon ami… Je crains que ça ne soit pas possible, dit Rusi.
— Justice a raison. Le gardien de l’Amour n’est plus, compléta Yamus.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Tol.
— Monseigneur, il existe quatre gardiens dans ce monde. Je suis le gardien de la Témpérance tandis que Rusi est celui de la Justice et Ogius de l’Humilité. Le quatrième et le plus puissant d’entre nous est l’Amour. Il est le maître de notre ordre, car sans l'Amour il n'y a pas d'Humilité, ni de Justice et encore moins de Tempérance. L'équilibre du monde repose sur lui.
— Autant le dire avec une franchise naine : nous sommes foutus, ajouta Tol.
Gaelin n’eut pas été convaincu. Il pointa du doigt Ogius.
— L’Humilité est toujours en vie ! dit-il
Ensuite, il montra Rusi.
— La Justice gouverne !
Et il désigna Yamus en dernier.
— Et la sagesse de la Tempérance nous enseigne !
— Elfe, l’Amour est mort ! répondit Tol avec fatalisme.
Gaelin se tourna vers le Haut-Roi des nains et convaincu par ce qu’il avançait, il le fixa droit dans les yeux.
— Tant qu’il y aura de la Justice, de la Tempérance et de l’Humilité, il y a de l’espoir de voir l'amour renaître. Nous devons nous battre pour que revive l’héritage d’Agast !
Ogius se redressa en position assise sur le lit. Tous les regards se tournèrent vers lui.
— Nous n’avons pas le choix… Si l’Amour doit périr à jamais, faisons-en sorte de mourir en combattant l’Orgueil, dit-il.
Rusi s’approcha d’Humilité et posa un genou au sol.
— La Justice et la Tempérance seront avec vous et en tant qu’Humilité, vous serez notre chef jusqu’au retour espéré de l’Amour, dit le gardien.
L’elfe s’approcha et cogna son poing fermé contre son cœur.
— Pour mon peuple et pour l’avenir de ce monde, je me battrai avec vous, dit Gaelin.
Les regards se tournèrent sur le nain qui se sentit oppressé.
— Mon peuple est affaibli… Mon Royaume est menacé de disparition… Tout mon héritage… est voué à mourir… Si cela doit arriver, je souhaite que le bruit de l’acier m’accompagne jusqu’à ma tombe… Je suis avec vous ! dit le Haut-Roi.
Le noble humain, qui assistait à la scène sans réagir, s'avança avec une élégeance aristocratique.
— Messire nain, très cher elfe et magiciens, je ne pourrai point importuner vos retrouvailles, mais le temps m'est compté, dit-il.
— Je reconnais votre blason, la maison Castelon, répondit Ogius. Mais, je ne reconnais pas votre personne.
Ogius connaissait toutes les maisons gouvernantes d'Exemar et une bonne partie de leurs membres. Mais, il était rare de voyager si loin dans le sud.
— Et bien, au moins un qui ne me connait pas. Je m'appelle Henry Castelon, duc du Sud et seigneur de Portvalême.
— Le chef de la famille Castelon... Maintenant, je connais votre visage. Que faîtes-vous sur les terres de vos ennemis ?
— Comme bien des hommes, je ne porte aucune considération aux nains et aux elfes, mais ce ne sont pas mes ennemis. Nous avons un ennemi commun.
— Quelle supercherie préparez-vous ? dit Gaelin avec méfiance.
— Elfe, crois-tu que j'aurai laissé un humain rentrer dans ma cité si c'était une supercherie ? répondit Tol.
— Magicien, vous connaissez mieux que tout le monde les hostilités qui existent entre le sud et la couronne d'Exemar. Ces querelles étaient convenables jusqu'à la prise de pouvoir d'Adrielle...
— Ce n'est pas étonnant, dit Rusi.
— Oui, Adrielle règne par la terreur, mais jusqu'à quand les seigneurs d'Exemar se soumettront à elle ? ajouta Ogius.
— Il n'est pas sans dire que quelques lâches la suivront, mais je sais aussi d'expérience que l'on ne peut gouverner un royaume en contrariant ses vassaux.
— Et que comptez-vous faire ? demanda Yamus.
— Je formerai une armée en Exemar et m'emparerai du trône. Aidez-moi et je rendrai les mines aux nains et la pierre aux elfes.
Le doute assaillit Gaelin et les magiciens, qui furent plus prudent que le Haut-Roi des Nains qui, en cet instant, ne voyait que l'opportunité de récupérer ce qu'il lui appartient.
— Votre parole ne vaut aucune garantie, humain ! s'insurgea Gaelin.
— Gaelin a raison. Vous pourriez nous faire faux bond, avança Ogius.
Henry s'approcha de la fenêtre de la chambre. Il regardit l'horizon. Il laissa un long silence qui laissait perplexe l'elfe et les magiciens. Ogius craignait bien encore plus d'être trompé par les intrigues des hommes.
— Il y a une chose que je ne vous ai pas dit. Je croyais que vous êtiez au courant, dit-il.
— Parlez ! ordonna Ogius.
— Il est normal que vous soyez douteux. Je le serai à votre place, mais un homme comme moi ne ferait pas la guerre sans raison. La cruauté d'Adrielle n'est pas mon premier des soucis. En tant que son conseiller, j'ai assisté il y a quelques jours à une réunion entre un mage noir et la Reine-mère.
Les sourcils d'Ogius se froncèrent. Qui voudrait recevoir un mage noir ?
— Le mage noir a ouvert un canal de communication magique... Je n'avais jamais vu cela... Un cercle magique dans lequel nous pouvions voir notre interlocuteur, l'entendre, et lui répondre... J'ai vu...
Henry s'arrêta. Les images lui revenait dans la tête, et elles semblaient le désorienter. Ogius se leva de son lit et s'approcha de l'aristocrate.
— Qu'avez-vous vu ? Continuez ! insista le magicien, d'un ton ferme.
Henry souffla un coup et reprit ses esprits.
— J'ai vu l'Orgueil. Adrielle communiquait avec l'Orgueil. Et elle... elle... lui a... Elle lui a prêté allégeance.
Henry s'assit sur le rebord de la fenêtre, il soupira. Ogius resta vide d'expression. Il devait s'attendre à ce que cela arrive un jour. Adrielle a succombé au pouvoir de l'Orgueil et ses armées combattront pour le Mal.
— Voilà pourquoi je prendrai les armes. Il est de mon devoir de sauver l'indépendance du royaume et des Hommes. Soyez mes soutiens, et vous serez gagnant. Le monde sera gagnant.
Il n'était guère facile pour Ogius de s'immiscer dans une guerre civile et de soutenir le camp d'un homme qu'il ne connaissait pas. Il y avait un risque pour l'Exemar, mais le risque était beaucoup plus important si le royaume restait sous la gouvernance de l'Orgueil. Le magicien n'avait pas le choix.
— Oui... Nous vous aiderons, dit Ogius sans enthousiasme.
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