Introduction
- Mesdames. Messieurs. Aujourd'hui, l'un de nous doit disparaître.
Présidant comme toujours la réunion, l'Architecture avait prononcé cette phrase avec une certaine gravité. Dans la blanche salle où ils se réunissaient à chaque fois, entourant une table ovale couleur chêne, les regards s'échangeaient entre les différents Arts, avant que toute leur attention ne se jette sur l'Architecture.
Vêtue d'une simple toge digne de l'année de sa naissance, elle était, fidèle à son habitude, très élégante. Sa longue chevelure grise sculptée comme un arc de triomphe trônait au dessus de sa tête et rendait bien hommage à sa prestance, sa sagesse et son ancienneté. Le Dessin, assis à côté d'elle, la regardait, comme toujours, avec envie.
La Sculpture, dans une pose choquée, mit la main devant sa bouche en cul de poule. Le Théâtre la regarda d'un air narquois, puis se leva.
- Excusez-moi, Ô grande Architecture, mais pourquoi l'un de nous se doit-il de disparaître ?
La Littérature approuva de la tête, faisant trembler ses bouclettes blondes.
- Tout simplement car nous sommes trop nombreux maintenant, répondit l'Architecture.
- J'ai personellement toujours avancé que dix arts, c'était bien trop, enchaina fièrement le Dessin en frottant sa longue barbe grise.
- J'sais très bien c'que t'insinues l'ancien, grogna le Cinéma, tu vas encore nous dire que les images qui bougent c'est pas de l'art, hein ?
- Cette fois-ci c'est vous qui l'insinuez...
A cela, le Cinéma ne répondit que d'un doigt d'honneur. La Sculpture, elle, mit une deuxième main devant sa bouche.
Vers le bout de la table, des chuchotements se firent entendre.
- Les Médias, reprit l'Architecture, vous avez quelque chose à dire ?
La petite discussion s'évapora, et les deux frères regardèrent la vieille avec mépris. Celui aux lunettes laissa la parole à son frère au brushing blond.
- Avant tout, voudriez-vous bien nous expliquer en quoi nous sommes trop nombreux ?
Le Théâtre se rassit, le calme revint, et tous regardèrent en direction de leur aînée.
- Au début, il n'y avait que moi, l'Architecture, tout simplement car les Humains avaient besoin de s'abriter. A leurs constructions, ils ajoutèrent la Sculpture, pour honorer leurs Dieux, puis notre ami le Dessin, afin de communiquer.
A ses mots, le Cinéma marmonna quelque chose, mais personne ne l'entendit vraiment. Cela ressemblait vaguement à "Gniagniagnia, j'suis un art ancien, gniagniagnia j'pète plus haut qu'mon cul juste parceque j'suis vieux..."
- Puis de leurs outils, ils crèerent l'art des sonorités qu'ils nommèrent la Musique.
La grosse blonde endimanchée tenta de se lever pour montrer sa voix, mais face aux jurons de tous ses collègues, se ravisa.
- Ils commencèrent ensuite à écrire autrement que pour communiquer, à travers notre belle et somptueuse Littérature.
Tortillant ses doigts dans ses boucles blondes, la jolie femme sourit d'un air angélique.
- Y'a pas qu'ça qui lui est passé à travers..., marmonna encore le Cinéma
Le Théâtre se leva à nouveau, mais de colère cette fois.
- Il sufit Cinéma ! Est-ce une manière de s'adresser à cette belle et douce plante ?
Il en profita pour baiser la main de la Littérature, qui elle ne quittait pas des yeux le gros homme à la chemise suintante.
- Déblatère ce que tu veux, Cinéma, n'empêche que sans moi, tu n'es rien. Dois-je te rappeler que tes soi-disantes "oeuvres" les plus majeures n'existent que parce qu'elles ont été un livre avant ?
- Et si encore il ne volait que ça..., marmonna le Dessin.
- Calmez-vous !
Et le calme revint. Aussi vieille soit-elle, l'Architecture savait faire régner l'ordre.
- Bon, où en étais-je...?
- A moi, lâcha fièrement la Littérature.
- Ah oui. Donc, de par ses fictions narrées, l'Humain décida donc de leur donner vie en les jouant, et appela cela "le Théâtre".
Qui évidémment, se leva encore, pour tirer sa révérence.
- Pour vous servir...
- Puis ses technologies évoluèrent, au point d'arriver à capturer les images fixes, dans un premier temps, puis animées. Il s'en servit pour filmer des histoires mises en scène, et créa donc le Cinéma.
- Qui n'est rien d'autre que du théâtre filmé...
- Copiant sans cesse l'histoire de mes livres !
- Et piquant tous les principes esthétiques du dessin !
La Musique s'apprêtait elle aussi à crier quelque chose, mais comme chacune de ses interventions n'était qu'un prétexte pour chanter, l'Architecture ordonna le silence avant la première note.
- Cette réunion risque d'être assez complexe comme ça pour ne pas en rajouter ! Je vous demanderai, à tous, de bien vouloir cesser de me couper la parole !
- Vous nous avez toujours pas dit en quoi nous sommes trop nombreux, s'impatienta le Média au brushing.
- Car vous ne me laissez pas parler !
Les Médias rièrent face à la colère de la vieille femme, puis le calme revint, encore une fois.
- Bien. Pendant longtemps, nous n'avons été que sept à cette table, mais depuis peu, l'Humain a décidé de considérer d'autres formes artistiques, comme étant un art à elle seule. Les Médias, tout d'abord, grâce auxquel principalement il s'informe...
Ils ne firent même pas semblant d'écouter, et s'étaient enfermés à nouveau dans leurs chuchotements calculateurs.
- ... La Bande Dessinée, comme neuvième art.
Grifonnant des personnages cartoonesques sur un papier, elle leva la tête en entendant son nom. Tout le monde la regardait, mais ne fit qu'un paresseux geste de la main et répondit d'un simple "Yo..."
- ... Et pour finir, le plus jeune de tous les arts, le dixième, le dernier, j'ai nommé le Jeu Vidéo.
Tout au bout de la table, non loin de la Bande Dessinée, un petit bonhomme en sweat bleu salua timidement. L'hostilité à son égard était grande, sauf de la part de la Bande Dessinée, qui n'en avait cure, et des Médias, qui n'écoutaient toujours pas.
- Mais dix arts, cela est trop, et les humains nous l'ont prouvé. Les artistes ont trop de choix dans ce qu'ils veulent faire, et aucun d'entre eux ne parvient à se décider. Nous entrons dans une ère où tout le monde fait un peu de tout, mais où les virtuoses manquent, car plus personne ne s'obnubile d'une pratique. Voila pourquoi, messieurs-dames, nous devons supprimer l'un des nôtres de notre emblématique table.
- Pourquoi on s'fait chier ? demanda le Cinéma, tout le monde est d'accord pour jarter le Jeu Vidéo, non ?
La sculpture réfléchit, si tant est qu'elle savait faire, et leva la main en guise d'approbation à la proposition cinématographique. Le Théâtre se frotta le menton et l'imita, suivi de la Littérature. La Musique, elle, ne réfléchit pas, mais leva tout de même la main, et très vite le Dessin et les Médias suivirent.
La Bande Dessinée griffonait, et le Jeu Vidéo voyait les regards contre lui, anxieux. L'Architecture, elle, ne s'attendait pas à une majorité absolue si rapide.
- Je... Ma foi, si la majorité est d'accord... Jeu Vidéo, vous avez quelque chose à dire pour votre défense ?
- Euh...
Il se leva faiblement, et les mains le longs du corps, bafouilla :
- Je pense que... Cela est un peu précipité, non ?
- Peut-être mais quand bien même. Nous ne vous aimons pas, sourit le Théâtre.
- Mais pourquoi vous votez contre moi ? Je vous ai rien fait ! Vous avez tous l'air de ne pas aimer le Cinéma, alors pourquoi ne pas voter contre lui ?
Et le gros homme suintant poussa le rire le plus gras qu'il ait jamais poussé.
- Ahah ! Je vais te dire, moi, gamin, pourquoi qui z'osent pas voter contre moi ! C'est tout simplement parce que si j'disparais, eux aussi !
- Nous étions là avant toi, gros tas de graisse, s'indigna le Théâtre, je vois pas pourquoi on aurait besoin de toi pour exister.
- Bah j'vais t'le dire. Si j'existais pas, alors tes petits comédiens, ils ont plus de boulot, car le théâtre ça vend pas ! Si j'existais pas, les Médias perderaient la plupart de leurs stars qui créent de l'audimat ! Si j'existais pas, personne tomberait sous le charme de vieilles chansons démodés à qui les films donnent une seconde jeunesse ! La seule raison pour laquelle les gens lisent encore des bouquins merdiques, c'est parce qu'ils les ont vus en film. La peinture, les gens s'y mettent parce qu'ils ont d'abord vu des belles images au cinoche, et sans mes beaux plans de caméra, plus personne en aurait quelque chose à foutre de la perfection de l'Architecture !
A cela, le Dessin ne tint plus, et se leva.
- Je refuse d'entendre cela ! Le Dessin, tout comme l'Architecture d'ailleurs, n'ont pas besoin du Cinéma pour vivre. Sachez d'ailleurs, mon brave, que l'art, ce n'est pas une question d'argent !
- Facile de dire ça et de vendre des croûtes à des millions d'euros, répondit la Littérature avec un sourire narquois, moi mes livres, au moins, ils ne coûtent jamais très cher, et sont accesibles à tous.
Le Dessin prit une mine peinée face à la critique.
- De ta part Littérature, cela me blesse beaucoup... Et je te répondrais qu'il est facile de vendre aussi peu cher ses oeuvres quand on rémunère aussi mal ses artistes !
- Goujat ! Ils gagnent peu car plus personne n'achète de livres ! Les gens deviennent trop bêtes, et tout cela de la faute des Médias, qui les gavent de contenus faciles !
L'un des désignés se leva calmement :
- Ma chère, je vous rappelle que nous diffusons en prime-time l'émission "La Grande Librairie", qui est de la propagande à votre égard. Aussi, les petites remarques de ce genre, vous pouvez vous les foutre au c...
- Vous allez arrêter de malmener cette dame sacrebleu !
Tentant vainement d'être Cyrano, le Théâtre s'était levé pour la troisième, quatrième fois ? Moi-même je ne sais plus. Regardant toute l'assemblée avec défi, il se lança dans un monologue que tout le monde pressentait.
- Cessons de critiquer ce bel art qu'est la Littérature, et qui je vous le rappelle, est un des premiers arts à être venu au monde. Tâchons de faire avancer le débat. Je suis de l'avis du Dessin, qui déclare que l'art n'a rien à voir avec l'argent. Mon art, personellement, a commencé dans la rue, et n'avait nul besoin autre qu'un boulevard et un public pour se faire. Cela s'est longtemps déroulé ainsi, et je me répète peut-être, mais ce n'est qu'à partir de l'arrivée de ce septième art que l'argent a commencé à prendre tant d'importance chez nous. Aussi, je propose que nous supprimions non pas un art, mais quatre ; tous ceux qui n'existent que par souci de faire de l'argent.
- Et lesquelles sont-ils, Théâtre ?
- Tout d'abord, et cela est évident, le Cinéma. Nul besoin d'étaler mes raisons, son discours nous l'a bien prouvé. Ensuite, les Médias, qui ne font que manipuler la peur pour que le spectateur les écoute. La Bande Dessinée, qui n'est autre que des gribouillages facilement comestibles. Et pour finir, le Jeu Vidéo bien sûr, qui n'a aucune autre ambition que celle de faire de l'argent, de lobotomiser les gens devant un écran, et de leur faire répéter des tâches stupides.
Le Jeu Vidéo ne disait toujours rien. La Bande Dessinée n'écoutait toujours pas. Le Cinéma, lui, se contenait pour ne pas éclater. Les Médias, eux, jamais à court d'arguments, s'indignèrent :
- L'information est indispensable à l'Humanité ! Sans nous, tout le monde est perdu, vos propos sont donc complétement absurdes !
Le Théâtre les dédaigna seulement de mépris, puis se tourna gracieusement vers l'Architecture comme un fayot d'école primaire.
- Alors, Ô grande Architecture, que pensez-vous de ma proposition ?
- Je...
Elle n'eut à peine le temps de réfléchir à la suite de sa phrase, que le Cinéma se leva, et flanqua une immense droite bien placée dans la pommette du Théâtre. Une zizanie d'enfer commença, et l'Architecture ordonna une pause avant de reprendre la réunion.
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