1.1. Huit mois

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Deux ans après le décès de Jules, Léna reçut un appel de son cardiologue lui annonçant la nouvelle qu’elle n’attendait plus : elle allait être transplantée. L’opération dura de nombreuses heures, suivie de huit longs pendant lesquels Léna dut tout réapprendre : marcher, manger, respirer, vivre, tout simplement. Pour la première fois depuis des années — depuis ce cross en CM2 qui lui avait fait perdre connaissance — elle put courir sur un tapis roulant. Elle redécouvrit la joie de parler sans manquer de souffle, de rire sans risquer la quinte de toux, de ressentir tout plus fort qu’avant. Son nouveau cœur supportait tout. Ces huit moins la préparèrent à ce qu’elle attendait plus que tout au monde : sa liberté. Elle dut se faire violence plus d’une fois pour ne pas quitter la maison de repos plus tôt, lassée de s’ennuyer. Léna était une femme d’action, elle l’avait toujours été. L’interdiction de travailler, l’absence des bruits de la ville ou de commerces ouverts tard le soir lui firent parfois même regretter d’avoir choisi cette option de rééducation plutôt qu’à domicile. Mais après huit mois acharnés de progrès, elle pouvait enfin en sortir, retrouver sa ville, son appartement, son travail, ses immeubles, sa vie.

Sur le perron du manoir couvert de lierre — bâtiment principal d’une structure de cinq pavillons et un gymnase — elle prit le temps de gorger ses poumons d’oxygène. L’air est frais pour un mois d’octobre, pensa-t-elle. Il le serait moins en arrivant à Paris, réchauffé par l’agitation et la circulation. Léna sourit une dernière fois à la secrétaire, derrière son comptoir, attrapa sa valise et la traîna sur les trois marches en pierre. Elle adressa un bref signe de main à trois infirmiers assis sur un banc, cigarette entre les lèvres, et s’engagea sur le sentier.

À mi-chemin entre le manoir et l’immense grille rouillée, elle se retourna une dernière fois vers les bâtiments. Son regard se perdit sur les feuilles rougissantes des érables, les buissons déjà nus, le ciel grisâtre reflété par les grandes fenêtres. C’était de loin sa saison préférée. Elle se sentait apaisée par la lumière pâle du jour et la noirceur de la nuit tombant de plus en plus tôt. Le froid cinglant rougirait bientôt ses joues ; elle adorait la sensation de brûlure qu’il provoquait sur sa peau fine.

— Bon courage, Léna ! lui cria une jeune femme depuis sa chambre. À bientôt !

La petite blonde sourit encore — elle ne pouvait s’en empêcher depuis qu’elle avait signé sa décharge de sortie — et reprit sa route jusqu’au taxi qui l’attendait dans la cour. Après avoir poliment salué le conducteur, elle se glissa sur la banquette arrière et se retourna encore vers la résidence. Elle diminuait petit à petit et ne devint bientôt plus qu’un point noir à l’horizon. Léna s’attendait à ressentir un pincement au cœur lorsqu’elle disparut, mais ce fut une tout autre sensation qui électrisa son cœur. Elle renaissait. Elle pouvait enfin commencer une nouvelle vie.

Léna effleura la longue cicatrice rosée entre ses seins. Les premiers mois, elle avait eu du mal à se familiariser avec l’idée qu’elle vivrait avec le cœur d’une autre, d’une défunte. Cette femme avait dû laisser une famille derrière elle, des amis, des collègues, peut-être même des enfants. Et tout s’était arrêté brutalement. Un accident, probablement, et elle était morte. Mais grâce à elle, Léna ne l’était pas. Ce sacrifice l’avait sauvée in extremis. Elle devait s’en montrer digne.

— J’peux mettre la radio ? demanda le chauffeur, interrompant le cours de ses pensées.

Léna acquiesça d’un signe de tête.

— Z’avez passé beaucoup de temps là-bas ? l'interrogea le conducteur, curieux de savoir pourquoi sa passagère avait été internée dans cette maison de fous – c’était du moins sa réputation.

— Huit mois, marmonna-t-elle.

Elle ne s’étala pas sur le sujet. Depuis sa plus tendre enfance, Léna détestait parler de sa maladie, de peur d’être prise en pitié ou traitée comme une infirme. De très rares personnes échappaient à la règle, même ses amis ne l’avaient appris qu’à la mort de Jules, tout aussi pudique sur la question. La nouvelle les avait ébranlés. À partir de ce jour, tout avait changé. Certains étaient partis, déçus qu’elle le leur ait caché, d’autres s’étaient lentement éloignés à mesure que son état empirait. Puis elle s’était retrouvée plus seule que jamais. Elle n’avait pas non plus essayé de garder contact à vrai dire. Elle connaissait la douleur d’accompagner un proche vers la mort et respectait leur décision de s’en préserver.

La berline s’engagea sur l’autoroute. Les bruits réguliers de l’asphalte sous les roues l’apaisèrent aussitôt. Du plus loin qu’elle se souvienne, elle ne parvenait jamais à rester éveiller plus de vingt minutes en voiture. Elle sombra alors vite dans le sommeil, sous le regard amusé du conducteur dans le rétroviseur central. Arrivé en vile, un violent coup de frein réveilla en sursaut. La ceinture se resserra sur son cou et lui arracha quelques blasphèmes dont elle ne fut pas fière. Mais lorsqu’elle comprit la raison de cet arrêt brutal, elle ne put s’empêcher de sourire. Même les embouteillages parisiens lui avaient manqué.

— Vous devriez passer par la porte Maillot, conseilla-t-elle.

— Y a des travaux, c’est un vrai bordel là-bas. Z’êtes pas v’nue ici depuis un moment, constata-t-il d’un air moqueur.

Léna se renfrogna. Maniaque du contrôle, elle détestait qu’on la contredise. Cette fois-ci, elle ne pouvait rien y changer. Frustrée, la blonde fouilla dans son sac à main, mais, ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, elle en vida le contenu sur la banquette. Son portable glissa et tomba sous le siège avant qu’elle n’ait le temps de le rattraper.

— Aaah ! Ce n’est pas possible ! pesta-t-elle. Je dois être maudite.

— Attendez, je le vois, la rassura l’homme. Tenez, voilà.

Léna s’empara du téléphone, trop pressée pour le remercier. La vue de l’immeuble que son père avait acheté sur l’avenue où ils étaient bloqués lui rappelait qu’elle avait complètement oublié de prévenir ses parents de sa sortie. Cela ne faisait même pas une heure qu’elle était en voiture, mais c’était déjà une heure de trop. Non, ses parents n’étaient pas inquiets, la seule raison qui la poussa à leur écrire était de nature professionnelle. Son père dirigeait l’entreprise familiale d’une main de maître et sa fille devait sans cesse faire ses preuves pour gagner son approbation. Une heure de route sans envoyer le moindre mail, sans passer un seul appel n’était pas envisageable. Une pile de dossiers l’attendait, elle n’avait pas une minute à perdre. Comme elle s’y attendait, seul Sergueï Brocovitch lui répondit pour lui ordonner d’appeler leur agence de gestion au plus vite. Sa mère resta muette à l’information. Elle n’avait jamais été très proche, de toute façon. Isabelle Brocovitch était atteinte de la même maladie. Terrorisée par l’avenir de ses enfants, elle les surprotégeait et avait fini par ne plus entretenir qu’une relation très cordiale avec eux lors des rares repas de famille.

— Et voilà, mademoiselle ! s’exclama le taxi.

Léna releva les yeux sur la fenêtre et reconnut le quartier qu’elle habitait depuis toujours. Elle n’avait jamais quitté l’appartement familial. Ses parents l’avaient déserté la veille de ses quinze ans, pour s’installer à New York. Durant dix ans, elle avait partagé le bien avec son frère. Désormais, elle y logeait seule et il lui semblait bien trop vaste. Léna fouilla dans son sac à main et en sortit trois billets de cinquante euros qu’elle tendit au conducteur.

— Merci, bonne journée, se hâta-t-elle.

— Attendez, y a beaucoup trop là ! s’étonna-t-il.

— Gardez la monnaie. Au revoir.

Elle attrapa la valise que lui tendait l’homme et trottina jusqu’à son immeuble. Tout à coup, elle s’arrêta net. Elle réalisa enfin : elle était de retour chez elle. Le nez en l’air, elle tournoya sur elle-même en riant aux éclats. Rien n’avait changé, sauf l’agence immobilière qui avait laissé place à un magasin de musique. Les grands platanes bordaient toujours les avenues ; la terrasse du « café du Champ de Mars », à l’angle des deux rues, grouillait de monde malgré le froid ; une vingtaine de touristes asiatiques se pressaient pour admirer la Tour Eiffel ; quatre enfants jouaient au ballon sur un coin d’herbe ; des hommes d’affaires entraient dans leurs taxis ; deux gardiennes d’immeubles discutaient sur le perron, balais en main. La vie du quartier semblait s’être figée en son absence et reprendre juste pour elle.

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