3.1. Abandon
À mesure que les jours passaient, l’espoir de Léna s’estompait peu à peu. Elle avait beau se répéter quotidiennement qu’elle n’avait pas le droit de gâcher sa chance, qu’elle devait se battre pour son bonheur, le vague à l’âme la gagnait.Chaque soir, à vingt heures, débutait la féroce lutte féroce contre la petite boîte noire contenant ses pilules. Une poignée de gélules qui l’éloignait de la mort si elle les prenait, ou de la vie si elle les oubliait.
— Tu dois te reprendre, s’ordonna-t-elle.
La solitude commençait à se faire sentir. Parce qu’elle était seule, elle perdait la joie de vivre qui l’avait envahie les jours suivant sa sortie de l’hôpital. Tout dans cet appartement la ramenait à son passé douloureux, à la perte de son frère. Il était tout ce qu’elle avait, sa famille, son ami, son confident. Et il n’était plus là, pourtant il était partout. Jules la hantait à travers ce manteau encore suspendu dans l’entrée, cette guitare posée dans un coin du salon, ce livre qu’il lisait et relisait toujours.
Léna ferma les yeux pour en chasser l’image de son frère et avala ses cachets. Si elle voulait prendre un nouveau départ, Léna devait se débarrasser des souvenirs douloureux et il n’y avait qu’une solution : faire le grand ménage dans les affaires de Jules et ne garder que ce qui avait une valeur particulière à ses yeux. Les mains sur les hanches, elle scanna la pièce du regard. Rien n’avait bougé. Il était mort depuis deux ans et elle avait encore l’impression qu’il franchirait le seuil de la porte, pestant contre le vent qui avait dispersé ses feuilles de partition. La jeune femme empila toutes les partitions qui jonchaient le sol, près de sa guitare acoustique, puis les glissa soigneusement dans un classeur posé sur le piano. Les instruments resteraient, la musique de Jules aussi. Soulagée, elle se tourna vers le reste de la pièce. Le lit était défait, comme s’il venait de se lever, après une énième soirée trop arrosée. Les vêtements jonchaient le sol, elle les y avait jetés, dans un sursaut de colère, la veille des funérailles. Sur le bureau trônait l’ordinateur qu’il emportait partout avec lui ; il l’avait acheté lui-même, sans recourir à l’argent de son père. À ses yeux, Sergueï était en partie responsable de la spéculation immobilière parisienne. Léna n’était pas de cet avis, elle avait toujours eu les affaires dans le sang, son frère préférait la vie d’artiste. Une photo attira son regard sur un coin de table, cachée derrière une pile de câbles. Sa gorge se serra, elle renifla et leva les yeux au ciel. Blottie contre Jules dans un hamac, elle était heureuse malgré la maladie. Le jeune homme souffrait déjà beaucoup. Ils avaient décidé de partir une dernière fois en vacances ensemble, avant que tout empire.
— Pourquoi m’as-tu abandonnée, gémit-elle. Tu avais promis qu’on resterait ensemble, pour toujours…
Le silence, lourd et douloureux, lui répondit. La promesse avait été rompue au premier infarctus, et définitivement brisée par tous les autres. Trois mois après l’enterrement, c’était Léna qui s’écroulait, au beau milieu d’un magasin. Elle avait cru y passer, elle aussi, rejoindre son frère, mais la vie lui avait accordé une seconde chance. Alors, elle se battrait. Elle lui avait promis de se battre.
— Il serait temps que je me laisse aller, que je profite de la vie, tu ne penses pas ? demanda-t-elle, des yeux larmoyants tournés vers le ciel. Je suis vivante et je compte bien le rester. Je dois oublier le passé. Et lorsque nous nous retrouverons là-haut, je te raconterai le bonheur et la liberté.
Souvent, elle parlait à son frère par le biais d’une image, d’une pierre tombale, d’une vidéo. Penser qu’il l’entendait la rassurait. Il veillait sur elle. C’était bien mieux que le savoir mort et enterré, dévoré par les vers. Léna secoua la tête pour chasser l’immonde image de son esprit.
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