6.1. Aveux de faiblesse
Ben et Léna ne parlèrent plus de cet incident durant les deux semaines qui suivirent. La jeune femme les rejoignait, comme toujours, au Petit Dupleix. À chaque fois qu’elle partait, à vingt-heures tapantes, Ben ne pouvait se retenir de lui adresser une moue désolée. Plus il apprenait à la connaître, plus il se rendait compte que Léna était une femme qui regorgeait de mystères. Sa douceur les éclipsait souvent avant qu’il n’ait le temps d’y penser plus longtemps, jusqu’au prochain regard triste ou espiègle.
Un soir, alors qu’il rentrait du travail, il allait se rendre à leur point de rendez-vous, mais se rappela que personne ne l’y attendait. D’ordinaire, le mardi, il rentrait chez lui, passait la soirée avec d’autres amis, ou enfermé dans le studio avec Gabriel ou Noé. Mais ce jour-là, il n’avait rien de prévu et il n’avait pas envie de se retrouver seul. Alors, il fouilla dans la poche de son manteau et décrocha son téléphone.
— Hello, s’exclama Léna.
— Salut, répondit-il, d’une voix enjouée.
Elle avait le don de lui redonner le sourire à chaque fois qu’il l’entendait.
— T’as un truc, ce soir ? s’enquit-il, plein d’espoir.
— Un truc ? Non, rien, à part une montagne de dossiers à trier, se plaignit-elle. Si tu ne me vois pas demain, c’est que je serai morte, écrasée par une pile de papiers effondrée.
Ben pouffa de rire. Il l’imaginait assise au milieu de ce qu’elle qualifiait de désordre. De son point de vue, ce devait être rangé, mais Léna avait hérité de la rigueur russe de son père.
— T’as besoin d’aide ? J’ai rien à faire ce soir, je sens déjà l’ennui arriver.
— Je ne vais pas t’embêter avec ça.
— Ça m’embête pas, la contra-t-il. Envoie-moi ton adresse. Je ramène à bouffer aussi, parce que je meurs de faim.
La jeune femme ne put refuser une pareille offre. Avec un peu de chance, il lui épargnerait trois heures de travail, s’il était efficace. Dans le pire des cas, ils ne s’occuperaient pas de ses documents, ne feraient que papoter et elle passerait un bon moment. Le sourire aux lèvres, elle tapota sur son écran et reposa son portable par terre, pour se replonger dans la lecture d’un feuillet jauni par le temps. La maniaquerie de son père courrait à sa perte. Il refusait de jeter les vieux contrats, car il refusait de les faire numériser par un archiviste. Il considérait que le papier restait, quand les données numériques se perdaient. En attendant, c’était le bureau de Léna qui croulait sous la paperasse.
Concentrée sur les mots ennuyant d’un énième bail, épais de soixante pages, la jeune femme ne vit pas l’heure passer. La sonnette retentit. Elle bondit de peur. Léna se releva péniblement, son dos craqua même à force d’être courbé, et prit le chemin de l’entrée, la main appuyée sur la poitrine, le souffle court.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? s’inquiéta aussitôt Ben, lorsqu’il la vit grimacer en lui ouvrant. Ça va pas ?
— C’est rien, la sonnette m’a fait peur, c’est tout.
Elle embrassa la joue, dans l’espoir qu’il ne lui pose pas plus de questions, et attrapa les sacs qu’il lui tendait pour les mettre au frais. Ben sur les talons, elle lui indiqua un porte-manteau et lui cria de faire comme chez lui. Le jeune homme détailla la pièce à vivre. Il avait grandi dans un petit appartement de Toulon, ses parents n’étaient qu’infirmiers dans un hôpital de la ville, ils n’avaient donc pas les moyens de s’offrir de logements plus grands. C’était la première fois qu’il entrait dans un de ces bâtiments haussmanniens qui faisaient la réputation de Paris. Il leva les yeux au plafond et ne fut pas surpris d’y trouver des moulures.
— Mais t’es vraiment hyper riche, en fait ! s’écria-t-il. T’habites vraiment là ? C’est ouf !
— Non, non, je l’ai loué pour t’impressionner, rit-elle.
— Pour m’impressionner, hein ? répéta-t-il, d’une voix pleine de sous-entendus.
— C’est l’appartement de mes parents, expliqua-t-elle, sans faire attention au regard mutin qu’il lui adressait.
Un grand piano à queue trônait près d’une fenêtre. Il ne put s’empêcher de s’en rapprocher pour examiner les partitions qui y étaient entassées. La mélodie se joua dans sa tête à l’instant où il lu les feuilles volantes. C’était vraiment bon, brusque et mélancolique à la fois.
— C’est qui qui a composé ça ? lui demanda-t-il, tandis qu’elle se postait près de lui pour voir aussi les notes de musique griffonnées en vitesse.
— Jules, soupira-t-elle.
— Pourquoi t’aimes pas parler de lui ? s’enquit-il, d’une voix hésitante. Je me souviens qu’il parlait tout le temps de sa petite sœur. Vous êtes brouillés ?
La jeune femme sentit ses yeux s’humidifier. Ben se mordit la langue. Encore une fois, il avait parlé trop vite, sans réfléchir. Il avait tant envie d’élucider le mystère qui planait autour d’elle, qu’il en manquait de tact.
— Désolé, bredouilla-t-il. Faut que j’apprenne à me taire…
Léna haussa les épaules et lui tendit une bière, qu’il avait ramené. Elle s’éloigna pour se pelotonner dans le canapé, avec son thé fumant. La vapeur qui s’échappait de sa tasse camouflait ses yeux embués, mais il sut qu’elle pleurait à ses mains tremblantes. Ben s’en sentit aussitôt mal. C’était de sa faute. Il avait encore été indiscret. Et pourtant, la curiosité enflait aussi. Qu’avait-il bien pu se passer pour que l’évocation de Jules mette Léna dans cet état ?
— Ben ? couina-t-elle. Tu m’as dit que tu savais ce que ça faisait, que tu comprendrais… Tu es malade ?
Le grand brun posa sa bouteille en verre sur la table basse et s’assit près de Léna dans le sofa design. Il lui adressa une moue désolée et s’affala contre le coussin sur lequel elle était aussi appuyée. Léna plongea le nez dans sa boisson chaude pour échapper à son regard triste. Ben pinça les lèvres et prit une profonde inspiration. Il n’avait plus évoqué cette époque depuis des années.
— Je l’étais. Je suis guéri, aujourd’hui.
— Qu’est-ce que tu avais ? souffla Léna, sans oser relever les yeux vers lui.
— Insuffisance rénale. J’ai passé une bonne partie de mon enfance à l’hôpital, pour les dialyses. Et puis, bah… un jour, ça a plus suffit. J’ai été greffé, y a une dizaine d’années.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je ne pensais pas que tu…
Tout à coup, elle s’interrompit et fronça les sourcils. Elle avait toujours détesté être traitée comme une infirme. C’était pour cette raison aussi qu’elle cachait ses problèmes de cœur aux gens. Alors pourquoi réagissait-elle ainsi en apprenant que Ben avait, lui aussi, souffert ? Forcément, ça n’était pas marqué sur son front, et heureusement. Elle restait persuadée que la pitié du monde vis-à-vis des malades ne faisait qu’aggraver leur état. Ne les résumer qu’à leur statut de pauvre chose fragile ne les aidait pas.
— Et toi, alors ? lui demanda-t-il, d’une voix plus douce que d’ordinaire. Pourquoi tu prends ces médicaments ?
Léna détourna finalement les yeux de sa tasse pour les fixer sur son ami. Les sourcils froncés, de petites ridules se formaient sur son front. Elle tomba dans ses iris noirs. Ou du moins, elle les avait toujours cru aussi sombre que la nuit, elle y découvrait de petits éclats dorés par endroit. Ben avait peut-être le droit de savoir, finalement. Il s’était confié à elle, cela aurait été mesquin de sa part de le laisser sans réponse. Elle soupira et se laissa retomber mollement sur le dossier du canapé. Elle leva la tête vers le plafond, finement décoré de plâtre moulé.
— Si je t’explique tout, est-ce que tu pourras garder ça pour toi ? Je n’aime pas trop en parler autour de moi.
— Évidemment. Je serai muet comme une carpe.
— Ça s’appelle “le syndrome de Plenske”, commença-t-elle. C’est une maladie orpheline, et peut-être héréditaire, qui touche le cœur. Les spécialistes se penchent sur la question depuis une trentaine d’années, mais ils ne savent pas vraiment à quoi c’est dû, ni même comment la soigner. Enfin, ils ont bien trouvé des traitements pour nous aider à vivre avec, mais ce n’est pas très efficace. Il y a toujours un moment où ça ne fonctionne plus. Et alors, il faut trouver autre chose.
— Et… ça fait quoi comme… effet ? l’interrogea-t-il, la gorge nouée.
Ben tourna la tête vers elle. Léna scrutait toujours le plafond, l’air perdue dans ses pensées. Il se mordit la lèvre. Il y avait une larme sur la joue pâle de la jolie blonde. Peut-être n’aurait-il pas dû lui poser la question ?
— C’est dégénératif. Mon cœur se dégrade avec le temps. Cela entraîne des difficultés à respirer, de l’essoufflement, de la fatigue. Des infarctus, ajouta-t-elle, d’une petite voix.
— Des ? s’étrangla-t-il.
Léna quitta les moulures des yeux pour les planter dans ceux, inquiets, de Ben. Elle essuya les quelques perles salées qui dévalaient ses joues. Il l’attira vers lui, d’un geste délicat. La jeune femme s’écrasa sur son épaule et soupira.
— Quand j’étais petite, j’ai souvent été hospitalisée, mais ça s’est aggravé il y a cinq ans. Ça a commencé par Jules, puis j’ai suivi…
— Jules aussi, il...
Léna hocha la tête, sans lui laisser le temps de finir sa phrase. Ben resserra son bras sur ses épaules, désolé d’apprendre que le jeune homme plein de vie qu’il avait connu souffrait, lui aussi, de ce syndrome qui menaçait sa vie.
— J’ai eu plus de chance que lui, gémit Léna.
Ben se figea. Que devait-il comprendre ? La longue plainte qui s’éleva de la petite blonde suffit à lui répondre. Que pouvait-il dire ? Il avait certes connu les difficultés de la maladie, mais jamais le deuil d’un frère. Il n’imaginait pas dans quel état il serait s’il perdait Maxime, son cadet.
— Tu dis que tu as eu plus de chance, ça veut dire que… tu es guérie ? se risqua-t-il à demander.
Léna haussa les épaules. Guérie ? Elle n’en savait rien. Probablement pas. Elle était une des premières atteinte de ce syndrome à bénéficier d’une greffe, les médecins n’avaient pas assez de recul sur la situation. D’après ce qu’elle avait compris, non. Son corps attaquerait son nouveau cœur, comme il l’avait fait avec l’ancien. Cette opération ne lui garantissait pas une longue vie heureuse, seulement quelques années de sursis. Guérie ? Ce mot ne pourrait jamais exister dans son vocabulaire. Elle le savait, il n’y avait pas vraiment d’espoir pour elle.
Le grand brun caressa doucement la joue, humide de larmes, de Léna. Il ne pensait pas que c’était si grave. Le silence enflait. Dix secondes. Vingt. Trente. Un sanglot le brisa, vite étouffé par Léna, qui enfouit le nez dans le cou de Ben.
— Je suis désolée, chuchota-t-elle. J’ai été si égoïste, je n’aurais pas dû te faire entrer dans ma vie. Parce qui si je...
— Arrête, qu’est-ce que tu racontes ? Dis pas n’importe quoi…
— C’est juste un constat. Je n’aurais jamais dû m’autoriser à te parler et...
Ben se tortilla contre elle pour la forcer à relever la tête. Un doigt sous son menton, il l’empêcha de détourner le regard. Comment pouvait-elle dire ça ? Ses yeux s’ancrèrent à ses prunelles bleu océan, cernées de gris. Elle soupira. Il ne réfléchit pas une seconde de plus. Son nez effleura le sien. Ils retinrent tous deux leur souffle, comme s’ils attendaient de voir ce qui pourrait se passer s’ils osaient franchir le pas.
— Et si je meurs aussi ? haleta-t-elle.
Ben serra les dents. Il en était hors de question. Et même si ça arrivait, elle n’avait pas à se soucier de l’impact que ça aurait sur sa vie. Cela ne devait pas influer sur leur présent. Le seul moyen qu’il trouva pour le lui prouver fut d’écraser ses lèvres sur les siennes. Léna fut d’abord surprise et ne réagit pas. Mais quand elle prit conscience de ce qu’il était en train de faire, elle le repoussa brusquement. Il ne pouvait pas faire ça.
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