On ne pleure pas, Macho !

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À gauche, la rue sombre disparaissant lentement dans la nuit et le brouillard. À droite, la diffuse silhouette des portiques du palais municipal. À gauche, personne. À droite, personne. À gauche… À droite…

[...]

Naître homme dans une ville rurale du Mexique c’est, avant même d’avoir été procréé, se voir plaquer des espoirs, des devoirs et des comportements séculaires hérités. Chaque gosse apprendra tôt la rancune. N’importe quel adolescent, à taire et à encaisser, sans jamais rien oublier. Tout macho ne se mariant pas se verra traité de pédé. Aucun mâle sans enfant ne sera perçu comme complet. Combien mépriseront la désertion face à la lourde charge de perpétuer la lignée, chacun s’autorisant à évaluer, juger et condamner ? Rien ne pourrait apaiser qui trahirait les fiers ancêtres statufiés. L’honneur vaut plus que la repentance, la justice moins que les apparences. Qui s’attarderait seulement à écouter ?

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Moins on sera riche, plus on travaillera tôt. Avec les parents, aux champs, dans la boutique familiale ou sur les chantiers. Tout le monde ne pourra pas étudier. Au lycée, si la Lupe[1] tombait enceinte, on ferait ses adieux à quelque embryon d’avenir pour immédiatement commencer à trimer. Un homme, un vrai, se devra toujours d’assumer. Se mettre à bosser à quinze ans, c’est un aller simple de l’enfance pour le monde adulte. Pas de temps pour l’introspection, pas de temps pour admettre la dépression. On se pensait loup, on ne sera que mouton.

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Trouver un emploi sous contrat garantirait une assurance santé. Oh ! dans la limite des services couverts par l’hôpital et des médicaments disponibles dans sa pharmacie, ¡hombre! De plus, le rêve vient d’être fait réalité : dès la première année, douze jours de congés payés ! Quatorze la deuxième. Seize la troisième… Dix-huit ans, dix heures de travail par jour et la quinzaine pour payer les besoins du foyer. Sous le poids du bât, nul n’admettra la souffrance. Les collègues aux aguets, la réputation dicte l’action. Face au patron, on garde toujours le dos courbé : ¡El que paga manda![2] Qu’il est difficile, pourtant, de concilier l’orgueil de l’étalon et l’endurance de la mule. Aux exigences de la cheffe, on s’opposera : « Macho, je t’ai demandé de t’occuper de ces plaques de contreplaqué et elles sont toujours là, à s’abîmer. » La réponse fuse, ironique et mal pesée : « Mais oui, bien sûr bébé ! ¡Ahorita![3] je le fais… » Honneur sauf, comparses hilares, femme rabaissée… et travailleur viré.

[...]

Ne plus pouvoir assurer les revenus et les dépenses de la famille, ce serait s’humilier et commencer à douter de sa propre virilité. On saisira donc toute opportunité, de celles-là même qu’on n’aurait jamais considérées. La paie est maigre : il faudra, par-delà les chantiers, continuer à s’aliéner. Un videur est requis au Tekila’s. Travail de nuit… On y nouera des relations : d’autres machos glissant de lourds billets sous les ficelles des danseuses exaltantes. À la fermeture, l’entremetteur parfait se laissera embringuer pour finir la soirée. Femme et enfant ne tarderont plus à s’éveiller quand titubant et puant, le corps s’affalera sur le canapé du salon.

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Les nouveaux amis ! certains se feront créanciers qu’il vaudrait mieux ne jamais avoir sollicités. On apprendra vite qu’amitié et argent ne font pas bon ménage. Pour se sortir d’un mauvais pas, miser sur le bon coq les nuits de palenque[4] effacerait l’ardoise. La rumeur de la foule assourdissante, l’alcool frelaté brouillant la vue et le jugement, l’argent du loyer sera parié sur l’animal qui sortira gagnant. Qui devrait sortir gagnant. Ayant encore une chance de sortir gagnant... Le combat durera peu, finalement. La volaille vaincue, il restera les poings, dans la lumière des phares et la sueur vaporeuse des torses dénudés. Mordre la poussière, ne plus se relever… Adversité ! quoi que l’on fasse, l’impasse. Les mauvais comptes impossibles à régler, les ennemis chasseront les bons amis. Dettes, angoisse et culpabilité. Pour quiconque sous le feu du regard de ceux qui l’ont aimé, l’enfer est bien sur terre… Se refusant à voir s’effondrer l’image parfaite et patiemment édifiée, la raison à son tour se retire. Les coups et les cris rythmant le cours de la vie, le volume fracassant des écrans pour couvrir le mutisme des demeures sœurs, on survivra dans l’enfermement et la prison du corps, de l’âme et du cœur, telle une bête blessée.

[...]

La maison silencieuse, Macho sort de son chez-soi et traverse la rue, une masse informe sous le coude. Bientôt l’aube, mais on n’ira pas pointer. En face, l’œil noir de la caméra de surveillance fixe l’ombre dansant et se balançant dans la brume. À droite… À gauche… À droite… À gauche… Personne. Elle s’étire puis se rétracte sur le mur au passage d’une première voiture. La corde grince, le mouvement se fait plus lent, plus lent. L’ombre se fige, des roues crissent, une portière claque. Cris. Sirène. Silence. Sur le trottoir, un petit garçon en pyjama s’agrippe à la jambe d’un voisin. Écrasé dans l’autre main, les bras ballants, s’étrangle son super-héros pour enfants… On ne pleure pas, mijito[5], quand on est un vrai Macho.

[1] Diminutif pour Guadalupe, prénom populaire se référant au culte de la vierge Marie au mexique

[2] Celui qui paie commande !

[3] Adverbe de temps dont le sens peut varier de « tout de suite » à « jamais ».

[4] Dans ce contexte, la petite arène dans laquelle ont lieu les combats de coqs.

[5] Contraction de Mi hijo plus le diminutif _ito qui marque en général l’affection ou le caractère mignon de quelque chose

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