Veuillez agréer, Madame...

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Bonjour madame ! Yann. Comment allez-vous ? Moi aussi, merci. Et merci d’avoir accepté de me recevoir. Je m’assois ici ? Je vois que vous observez minutieusement votre candidat. J’ai pris soin de passer chez le barbier avant l’entretien et il m’a au passage gratifié d’une coupe pour le moins militaire ! Finalement, les cheveux gris passent mieux ainsi et la barbe fournie cache un peu mon double-menton. Vous souriez ! Si je vous disais qu’hier encore, j’avais la chevelure longue et crasseuse ? Oh ! quel sursaut ! Ne le niez pas, je vous ai bien vue… Je ne vous en tiens pas rigueur, notez. Vous en êtes dès à présent avertie : c’est ma plus grande qualité, c’est mon plus gros handicap ! je suis honnête et j’ai décidé de ne rien cacher lors de cet entretien. À commencer par mes flasques bras dans cette chemisette qui n’est pas, je le perçois, tout à fait de votre goût. J’entrevois sur votre bureau vos clés de voiture. Un SUV Audi très certainement climatisé. En ce mois de juillet caniculaire – le premier d’une longue série si l’on en croit les experts en climatologie, mais nous ne sommes pas là pour parler écologie – je dois quant à moi me déplacer en métro. La ligne 2, de Bougainville à Prado. Et je vous passe le récit de mon épopée en bus pour y arriver depuis les quartiers nord de Marseille. Vous pensez bien que, par conséquent, j’ai sacrifié les manches longues et la veste de costume pour ne pas me présenter en nage. Le jean ? Eh, bien, le haut faisant défaut, à quoi bon passer le bas ? En outre, vous le savez comme moi : c’est la tenue de tout un chacun ici, au quotidien. Je l’ai bien observé en traversant l’open-space pour parvenir à votre burlingue personnel, privilège des cadres supérieurs. Eh, oui, j’aime bien de temps à autres faire mien l’argot populaire des classes prolétaires. C’est que, voyez-vous, c’est de là que je viens. À en juger par votre sourire carnassier et aveuglant, votre tailleur du meilleur goût, vos boucles d’oreilles dorées et votre sac diamanté, nous ne nous sommes certainement jamais croisés auparavant. Bien, il est grand temps d’opter pour la sociale-mixité !

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Vous avez raison et je vous prie de m’en excuser. Je vais vous exposer dans les grandes lignes les raisons pour lesquelles je me suis porté candidat à ce poste au sein de votre agence. Comme vous avez pu le voir, la jeunesse n’est pas mon point fort et j’en suis déjà à porter des verres progressifs. Lesquels commencent à m’occasionner une sournoise migraine. Là, c’est beaucoup mieux. Je me rapproche un peu de vous, car vous êtes soudain devenue bien floue. J’allais donc prétendre que travailler avec vous aurait pu constituer le rêve d’une vie. Quand j’ai vu votre publication sur mon fil LinkedIn, je me suis empressé de rassembler les documents demandés. La lettre de motivation fut un vrai calvaire et je me suis senti quelque peu déconcerté qu’une entreprise avant-gardiste comme la vôtre l’exige encore. Par ailleurs, soyons francs, ma motivation serait avant tout financière et je pourrais seulement me réjouir de me soustraire au monstre chômage qui m’accompagne depuis plus d’un an. Enfin, avouons qu’il est - après plus de trente ans de métier - devenu rare que je parvienne à m’extasier et, ergo, à me motiver. « Avec nous, où il faut, quand il faut ! » Quel slogan, grands Dieux ! Je suis désolé, l’affiche derrière vous me perturbait depuis un moment déjà et je n’ai pu réprimer mon amusement ! Votre client principal ? Bien sûr que je le sais ! Je trouve seulement que vous pourriez faire tellement mieux ! Tant d’injonctions, tant de lieux communs ! Depuis quelques temps, j’aspire à plus de sincérité dans ma profession. Mais ne nous mentons pas : quel secteur d’activité concentre plus d’hypocrites, de mythomanes et de manipulateurs que la publicité ? la politique, vous apprêtiez-vous à me rétorquer… Assurément, mais c’est finalement le même turbin. « Achetez, achetez et recommencez ! » ou « On se fout bien de vous, ce qu’on veut c’est vos sous ! » seraient certainement plus en adéquation avec votre philosophie. Une chose que je ne saisis toujours pas, d’ailleurs, c’est la raison pour laquelle les recruteurs souhaitent tant s’attacher les services de bonimenteurs comme nous ? En effet, le meilleur candidat, celui qui séduit, celui que l’on veut embaucher ! est bien souvent le plus narcissique, le plus mégalomane, érigeant le carriérisme en valeur, voire en religion. Hi hi ! On dirait un portrait de notre président ! Vous voyez, je vous l’annonçais : le même métier. Or, donc, revenons-en à nos moutons… les sites Internet regorgent de rubriques « Notre mission, notre philosophie » dégoulinant de prétendues valeurs humanistes, d’humilité, d’écoute et d’inclusivité. Ah ! Si je vous disais la réaction de mon ex-hiérarchie quand ils apprirent que j’étais gay. Gay et non-binaire, je précise. Eh, non ! ce n’est pas la même chose. L’un parle de ce que je suis, l’autre de mon orientation sexuelle. Par exemple, si j’avançais que j’ai méticuleusement observé les petites humiliations et cuisantes maltraitances que vous infligez à votre assistante et que je pouvais en déduire que vous avez, à coup sûr, un penchant pour le sadomasochisme ? Il s’agirait bien là d’une considération sur vos pratiques sexuelles et aucunement sur votre genre. Vous pâlissez. Je crains de n’avoir été trop loin. On est bien peu de choses. C’est que, comme je vous l’exposais en d’autres termes, je me suis souvent pris à envisager un entretien au cours duquel j’exposerais ma profonde personnalité, ma richesse dans l’adversité, ce que les échecs m’ont apporté, mes failles et mes blessures. Mes qualités, évidemment ! mais surtout les raisons pour lesquelles vous ne pourriez probablement plus me supporter au bout de quelques mois de collaboration. Pourquoi, de surcroît, jamais plus je ne me soumettrai à une structure humaine, m’y abandonnant aveuglément. Un rendez-vous où je m’assiérais ainsi, sur le coin de votre bureau, et clamerais au claquement sec de ma main sur le froid revêtement mélaminé : « Me voilà ici, tout entier ! À prendre ou à laisser… » Ah, on dirait du Cyrano… Au mieux, du Depardieu ? Vous me blessez… et vous vous demandez visiblement pourquoi avoir choisi de me rencontrer. Ne trichez pas ! Vous êtes discrète, mais insuffisamment. Je vous ai vu vous incliner sur votre pile de CV. Vous verrez, le mien est plus que fourni, je vous laisse le disséquer.

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Ah, je le savais ! Vous êtes impressionnée. Voyez, j’ai traversé ce début de siècle comme une étoile filante : j’ai besogné pour les meilleures boîtes du marché, reçu des prix, contribué à plus de challenges, de concours et de festivals que vous ne pourriez jamais l’imaginer. J’ai toujours su serrer les bonnes mains, écraser les bons pieds et lécher les bons culs pour pouvoir m’élever. J’excluais de finir ma vie sur les docks, comme mes aînés. Comment ? Mon prénom n’est pas Yann mais Ilyan ? C’est qu’on préfère souvent le beur breton, vous comprenez. Et concourir comme fils d’immigré, c’est s’élancer cent mètres en retrait dans le sprint de la vie ! Piètre métaphore, je le reconnais… Où en étais-je avant que vous ne m’interrompissiez ? Ah, ma trajectoire vers les sommets ! Pour moi, l’ascenseur social représentait, plus qu’un obscur concept de sociologue, un impératif vital et absolu. Pas question de suivre la voie de mon frère aîné qui avait fini en prison et impossible de réussir dans le sport qui ne m’a jamais vraiment intéressé… Voilà déjà deux promesses faites aux jeunes des quartiers que je pouvais écarter. Comme je n’étais pas idiot, j’ai donc choisi de vivre honnêtement. Enfin, honnêtement ! Disons plutôt « légalement »… On parle de méritocratie, mais croyez-moi, certains méritent plus que d’autres. Saviez-vous que seul un pour cent de citoyens issus de la pauvreté parvient à s’en extraire et à se hisser vers les classes supérieures ? Vous l’admettrez, nous partons de bien plus loin. Tenez, par exemple : à quel âge pensez-vous que j’aie reçu mon premier livre ? Fichtre, vous êtes loin de la réalité, pardonnez-moi ! Et imaginez cela : je n’ai pu toucher un ordinateur plus d’une heure par mois qu’en entrant à l’université. À cette époque, chaque jeudi soir, mon voisin de classe venait boire l’argent de son papa dans le bar ou je faisais le tour de nuit pour payer le cursus. Le reste de la semaine ? il étudiait, pardi ! Et moi, je trimais. Puis j’étudiais, oui. Je dormais peu ! Vous attirez mon attention sur ma maîtrise du français ? Laissez-moi savourer et m’emplir d’orgueil ! Représentez-vous les efforts qu’il m’en a coûté pour me défaire des accents du bled et de ceux du quartier… Petit sacrifice qui finit par payer : à trente ans, je déménageai du nord vers le sud de la ville, j’achetai une belle voiture et l’on put me voir le week-end me promener sur la plage du Prado, un pull noué sur les épaules, mes lunettes de soleil sur le front et le portable collé à l’oreille. Argent, thunes, flouze. Oh ! Plus j’avançais, plus je grimpais, plus le vide me remplissait. La bouteille fut ma maîtresse et je faillis passer à de plus sinistres paradis artificiels. Maintenant ? Je suis sobre, pardi ! Par souci d’économie, tout d’abord. Et puis, je suis de retour chez mes parents… à quarante-sept ans ! Enfin, encore récemment, je prétendais sincèrement retrouver un travail. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, n’est-ce pas ? Je suis maintenant persuadé que l’espoir nous fuit bien avant la vie. Ce qui vire au tragique, c’est qu’il faut ensuite trouver un autre carburant pour le remplacer. Le mien ? J’y viens, j’y viens !

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Dans ma dernière entreprise, nous recrutâmes un jeune homme de 24 ans : diplômé, expérimenté, malléable à souhait et inconscient de sa réelle valeur. Avide de la prouver, il ne comptait pas ses heures. Vous pressentez bien que nous nous gardâmes de l’en féliciter ou de le valoriser ! Comment, ensuite, justifier notre refus de l’augmenter ou de lui offrir une promotion ? Nous avions repéré sa grande fragilité, mais elle nous incitait plus à redoubler de cynisme que de précautions. Notre jeune homme, peu à peu, dérapa et nous offrit un beau matin une indécente crise de larmes au bureau. Une énième incohérence dans nos méthodes de travail et notre gestion humaine en fut, sans aucun doute, la cause. À l’époque, toutefois, nous mîmes tout sur le compte de son inconsistance et de son absence de caractère. L’ambiance était par ailleurs délétère. Entre clans rivaux et luttes de pouvoir insidieuses, cet ingénu avait décidé de ne choisir aucun camp ! Je vous laisse deviner sa solitude. La vulnérabilité de l’autre tend à générer chez l’être humain un instinct de domination, une volonté d’en profiter, ou, au contraire, un dégoût profond et un éloignement égoïste… Parfois, peut-être, un peu de compassion. En ce qui me concerne, elle vint me tourmenter, mais bien trop tard… Un soir, notre souffre-douleur entra dans mon bureau en quête de soutien, livide et frissonnant. Il était à bout, il n’en pouvait plus. Il fallait que nous l’aidions à quitter ce travail sans quoi il n’y survivrait pas. Il ne pouvait démissionner sans droit au chômage... Je lui répliquai avec le plus grand dédain que nous ne laisserions pas partir un élément comme lui. Non qu’il fût irremplaçable, mais avec la surcharge de travail actuelle nous ne risquerions pas un processus de recrutement avant au moins un an. Il ressortit comme il était entré et je soupirai, dodelinant du chef. Comment justifier une telle médiocrité ? Les semaines passèrent, et je le voyais s’enfoncer inexorablement dans la dépression. Puis, un beau matin, il ne se présenta pas au bureau. Ni le suivant… Ah, je reconnais dans vos yeux cette lueur : vous flairez déjà ce qu’il s’était infligé ? et votre instinct de grande prédatrice ne saurait vous tromper. La nouvelle m’affecta autant qu’un fait divers dans la rubrique des chiens écrasés… Pourtant, les semaines passant, le visage de mon jeune collaborateur commença à me tourmenter. Occasionnellement, en rêve, puis quotidiennement, pour finalement me harceler sans répit, à toute heure du jour ou de la nuit. Mon comportement devint erratique. Je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Bien sûr, mes performances professionnelles s’en trouvèrent affectées et, de chien de combat, je devins l’encombrant et puant compagnon qu’on n’ose pas euthanasier. On finit par tirer parti d’une de mes innombrables fautes professionnelles pour me remercier et ma descente aux enfers commença... Mais je suis pudique, et ne vous en parlerai pas.

[...]

Il n’est pas indispensable que vous le sachiez, mais la froide annonce du rejet de mon dossier pour les entretiens d’embauche m’a peiné. J’estimais pourtant en être digne. Me présenter et défendre ma candidature, était-ce trop demander ? Voir que, malgré mes compétences et mon expérience, vous m’en évinciez, quelle offense ! Vous me questionnez ? Comment alors expliquer que vous teniez dans vos mains mon CV ? Oh, à la faveur de votre volte-face pour regarder cet infâme affiche… je n’avais qu’à tendre le bras et vous le déposer... Certes, j’ai un peu honte de ce perfide stratagème, mais il me fallait gagner du temps et vous amener à m’écouter. Le postulant de midi s’est trouvé indisposé, et m’a, disons… demandé de le remplacer. Cocasse, ne trouvez-vous pas ? Le téléphone ne fonctionne pas, regardez ! Il me semble l’avoir malencontreusement déconnecté. Quelle ironie de penser qu’un si petit bout de câble est tout ce qui nous rattache au monde, n’est-ce pas ? Oh, non, non ! ne paniquez pas, s’il vous plaît… Vous allez comprendre. Voilà, c’est mieux ainsi, vous vous rasseyez. Quel est mon carburant, m’interrogiez-vous ? Eh, bien, c’est vous ! Comment vous sentez-vous ? Ne vous énervez pas, je vous en supplie ! Nous ne voulons vraiment pas ça. Rendez-vous compte ! Je ne vous ai jamais menacée. Nulle insulte, aucun mot plus haut que l’autre et pourtant ! Vous voilà, devant moi, terrorisée. Aaah ! Je me nourris de votre angoisse, car vous pensez que je vous tiens dans ma main. Voilà, vous avez saisi : j’adore tout contrôler. Mais je le fais dans un but purement désintéressé : vous faire gagner du temps dans la redécouverte de votre sensibilité et de votre altruisme refoulé. Vous êtes, comme je le fus, une tortionnaire moderne du monde professionnel. Depuis le trépas de celui que je considère comme ma victime par négligence, je dédie ma vie à parcourir les annonces, recherchant dans la prose les signes implacables de la dérive autoritaire, et me rends aux entretiens avec la ferme intention de faire descendre les tyrans de leur piédestal. Certains des recruteurs que je rencontre se montrent sensibles et ouverts, et j’écourte généralement nos échanges. Mais avec ceux qui, comme vous - comme moi ! - ont oublié ce que l’empathie signifiait et traitent leurs semblables comme s’il s’agissait d’objets manufacturés, c’est une autre histoire ! Allons, allons ! Me prendre pour un super-héros ! Naturellement, non. Redresseur de torts ? pas vraiment. Je me qualifierais plutôt de… Candidat pénitent… Penser que notre ambition et notre cruauté peuvent détruire une vie… Vous vous demandez quelle folie naîtra de mes méninges carbonisées ? Une prise d’otage ? Un attentat ? Mon suicide médiatisé ? Laissez-moi vous suggérer que vous divaguez. Il m’incombait seulement de vous voir expérimenter l’angoisse de votre extrême vulnérabilité. En réalité, je vais me lever et m’en aller, comme si de rien n’était. Vous me laisserez faire. Rien ne pourrait motiver une arrestation, pas vrai ? J’ai également pris soin d’enregistrer notre entretien, vous pensez ! Je ferai un jour quelque chose de toutes ces heures immortalisées. Le temps est venu pour moi de prendre congé. Merci de ne pas me suivre et d’attendre ici que je me sois réellement éloigné. Je ne vous embrasse pas, mais vous prie de bien vouloir agréer, Madame, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

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