Le plafond de verre

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L’ascenseur s’élève comme une fusée. Il fonce droit vers le ciel, sans arrêt. Meri promène son regard sombre autour d’elle… Le visage de ses camarades traduit la gravité de l’instant. Pour quelques secondes encore, leur élan destructeur se heurtera à la porte de la cage de verre, pour enfin se déchaîner quand elle s’ouvrira. Derrière elles se devinent les silhouettes déchiquetées des immeubles de la ville portuaire encore ravagée par la fin de la guerre. Ses ruines fantomatiques surgissent et s’effacent sans cesse dans un brouillard dense et cendreux feignant de se dissiper pour mieux les engloutir derechef. Dans le coin de la cabine, le garde ligoté et bâillonné, le visage ensanglanté collé à la vitre, a perdu connaissance. À sa droite, Olympe fulmine. Elle a troqué ses vives mirettes inquisitrices pour deux billes sombres où ne luisent plus que les braises de la vengeance. Son large front, abritant autrefois tant d’idées humanistes, semble encore plus pâle que d’habitude. De sa chevelure blonde, dont quelques mèches grises altèrent le feu, perlent de lourdes gouttes de peur. Elles ruissellent le long de son nez grec et râblé, l’obligeant à secouer frénétiquement le chef toutes les dix secondes. Nerveuse, elle fait sautiller une petite hache de pompier entre ses doigts pour en assurer la prise. Qiu Jin est plus sereine. On dirait qu’elle dort, paupières closes. Les dos de ses mains posées sur le pommeau de son sabre viennent caresser son menton. Elle bloque son arme entre son genou, au sol, et sa cuisse contractée par sa position accroupie. Sa longue tignasse aux reflets bleutés s’étire vers l’arrière, en en chignon serré, maintenu par deux fines dagues argentées. À sa droite, Hermila pince les lèvres. Ses denses sourcils froncés barrent son visage soixantenaire. Une parfaite raie au milieu sépare ses boucles noires en plusieurs flots furieux, contenus par deux petites oreilles légèrement décollées. Elle agite un nez enfantin au milieu de sa bouille rondouillarde, se râcle la gorge, crache sans ménagement sur l’élégant tapis cramoisi couvrant le sol, puis sort un chargeur de la poche de sa vareuse, l’enclenche dans le magasin d’un pistolet automatique plaqué or, ôte le cran de sûreté et fait bruyamment glisser la culasse vers l’arrière pour faire entrer une balle dans le canon. Derrière elle se dresse Huda, la Farouche, dont le regard transperce, déchiffrant droit dans votre cœur les peines et les joies, la haine ou l’amour. Elle peut vous consoler ou vous condamner, vous réchauffer ou vous glacer en un clin d’œil. Elle sourit tendrement à Meri, ôte lentement son foulard, le plie en triangle et se l’attache sur la tête en un nœud derrière la nuque, afin d’empêcher ses lourdes boucles noires de lui boucher la vue. Elle a, pour ce faire, placé son poignard à la longue lame courbée entre l’émail aveuglant de ses dents affutées. Est-ce la noirceur de ses lèvres qui le font briller autant ? Meri, levant le regard, voit son reflet dans le miroir séparant les deux froids panneaux de verre mal ajustés entre lesquels siffle la brise du large, porteuse d’effluves saumâtres. Elle se tient debout, son corps crispé et tendu vers l’objectif, le combat à mener, entre les quatre dos de ses sœurs d’armes. Elle rayonne, Meri, mais quel défi pour l’honnête ou l’intègre de reconnaître son propre éclat ! Deux longues oreilles à la base carrée et au sommet aigu se détachent sur les flancs rasés de son crâne ovale. Trois tresses partant du haut du front et n’en faisant plus qu’une dans le cou lui tombent sur l’épaule droite. Ses arcades sourcilières presque glabres conservent une ligne douce. Elles apaisent l’ire de ses yeux en amandes, aux accents d’ordinaire si joyeux. Elle se sourit de ses longues lèvres finement dessinées, fait glisser son fusil d’assaut dans son dos et se retourne au moment précis où l’ascenseur s’arrête dans un petit soubresaut matelassé. Les portes s’ouvrent lentement, le temps se suspend…

[...]

La tour pointe vers un ciel couleur d’acier et disparaît entre les nuages bas qui surplombent, été comme hiver, la ville dévastée. Meri observe le cube de verre qui glisse vers le sommet. Comment pourrait-elle s’imaginer qu’elle s’y trouvera elle-même, un an plus tard, l’adrénaline courant dans les veines, les pupilles dilatées, le cœur au bord de la rupture. Si on fait le compte, finalement, elle ignore tellement, Meri, un an avant. Elle ressent malgré tout ce sentiment d’injustice profonde. Elle doute de ce nouvel ordre qui régit sa vie et celle des travailleuses de la société. La silhouette sombre d’un oiseau taciturne sort des nuages et descend en spirale, menaçante, autour du gratte-ciel.

- Gniaaaaa gniak gniakk gniakkk !

- Tu fais super bien le Goëland ! Ironise-t-elle en se retournant.

- Je ne peux pas te laisser tous les talents ! lui rétorque Amina en se jetant à son cou.

- Arrête, pas ici ! tu délires. Le jour de ma promotion en plus, la repousse-t-elle, aux aguets.

- Oh, pétard ! si je ne peux plus embrasser ma meilleure amie !!! Allez, mademoiselle la nouvelle cadre, yalla[1] !

Amina la pousse légèrement dans le dos, noue dans sa nuque noire comme l’ébène sa chevelure frisée puis visse sa casquette sur sa tête, en lui emboîtant le pas. Grande et athlétique dans son uniforme d’ingénieure réseau, elle a quelque chose d’androgyne. En surdouée des systèmes informatiques, c’est elle qui supervise le bon fonctionnement des communications et transmissions de la tour.

Elles pénètrent dans le hall d’accueil par une grinçante et monumentale porte tournante. À l’intérieur, sous les voûtes qui couvrent le rez-de chaussée, la cérémonie annuelle des quinze ans bat son plein. Mademoiselle Phyllis se tient sur l’estrade, au fond, surplombée d’un prétentieux globe terrestre cerclé du nom de l’organisation, Phall-0, et de sa devise : Seuls nos maris compteront. L’oratrice est plantée-là, ferme et raide comme un piquet, dans son tailleur couleur poussière à carreaux granit. Sa coiffe aux reflets mauves, abondamment laquée, s’enroule au sommet de son crâne, tourbillon parfait qui vient mourir en un monticule renfrogné, comme un point final à toute discussion, avant même qu’elle n’ait débutée. La cinquantaine sérieuse, le rictus roublard et les yeux luisant d’hypocrisie et d’ambition, elle s’adresse aux jeunes femmes dont les quinze ans cette année leur valent d’avoir été mobilisées par le Consortium. Le Code de Conduite Sociale, écrit par le Nouveau Patriarche au sortir de la guerre, l’exige : celles qui ne se dédient pas à la production et à l’élevage du matériel humain doivent servir la cause et trimer dans l’imposant édifice de cristal, l’unique aux alentours du port à avoir été rebâti.

- … et c’est là votre gloire et votre honneur, Mesdemoiselles ! Que dis-je… votre honneur. Votre privilège ! Mener à bien, pour le conseil supérieur, la reconstruction de notre communauté en attendant la reconstitution de notre capital masculin, qui compensera enfin la tragique perte de nos hommes pendant la guerre. Nous en avons débuté la production, mais de longs mois de dur labeur nous attendent avant qu’une nouvelle génération virile puisse nous relever et accomplir la mission que, malgré nos plus grands efforts et notre immense sacrifice, nous sommes, seules, génétiquement incapables de mener à bien.

L’assemblée applaudit. Une assistante de Phyllis baisse la pancarte et les clappements cessent aussitôt. Son regard gris-bleu balaie le public d’adolescentes. Elle respire profondément, prête à porter l’estocade finale.

- Nous pourrons alors retourner à nos foyers, à nos nobles tâches ménagères et au dévouement conjugal, libérées par notre fabrique embryonnaire du fardeau de la procréation et, fortes de notre système scolaire intégral, de celui de l’éducation ! Seuls nos maris compteront !

- SEULS NOS MARIS COMPTERONT ! SEULS NOS MARIS COMPTERONT ! SEULS NOS MARIS COMPTERONT !

Un frisson parcourt le corps de Meri. Les cris à l’unisson de ses benjamines la transpercent. Elle n’a jamais vraiment saisi l’utilité des tâches quotidiennes inhérentes à son service, mais son zèle et son énergie lui ont toujours permis d’en gravir rapidement les échelons. Elle y trouve une satisfaction et un semblant de liberté que les discours de Mademoiselle Phyllis cherchent toujours à saper. Elle ne veut pas de mari. Si elle doit faire les tâches ménagères, ce sera pour elle-même. Et pour Amina, même si vivre ensemble est plus un rêve qu’un véritable avenir. Pour le moment, les amantes peuvent encore feindre la collocation, mais quand la production sera prête, on cherchera à leur imposer un conjoint immature et décérébré… Il faut, paraît-il, reconstituer la force armée et se venger. Pour cette raison, le ratio masculin deviendra pour toujours le double du ratio féminin, et un homme ne saurait accomplir son devoir patriotique si son esprit est embrumé par les tracas du quotidien. TA FEMME, TES FRÈRES D’ARMES, TA PATRIE. Le discours de Phyllis est fini. Elle a vu Meri et lui fait signe de l’attendre. Celle-ci se dirige malgré tout vers les trois ascenseurs de la façade Est. Le plus grand dessert les étages « inférieurs », des sous-sols au vingt-troisième. S’y engouffrent et en sortent des vagues ininterrompues de femmes de tous âges, vêtues de la salopette anthracite des ouvrières et de la casquette rouge sombre floquée du globe de l’organisation. Tout le monde débute là, mais, si on se montre ambitieuse, efficace et obéissante, on finit un jour, peut-être, par entrer dans le second, plus petit, pour les cadres du vingt-quatrième étage : les plus importantes qui, s’imagine Meri, servent directement le Conseil tout-puissant au vingt-cinquième et dernier niveau. Le troisième ascenseur y mène. C’est le seul à glisser à l’extérieur de la flèche de cristal. La porte en est gardée nuit et jour par deux morveux lourdement armés et cuirassés. La trajectoire de la jeune femme suit, chaque matin, un léger arc de cercle pour se rapprocher un peu du plus distrait des deux. Par curiosité, sûrement, mais par instinct aussi, très certainement… Des hommes, dans sa vie, elle n’en a pas vu beaucoup et celui-ci, quoi qu’évidemment très limité intellectuellement, garde le seul accès au siège du pouvoir. Elle lui sourit discrètement, comme chaque matin. Comme chaque matin, le militaire rougit derrière sa visière de plexiglas blindé. C’est un gamin, et…

- Hum, hum. Mademoiselle Meri ?

Phyllis l’a rejointe et la jauge sévèrement. Ses quatre assistantes, longues et sèches comme un été sans pluie pincent les lèvres et la toisent dans un haussement de sourcil. Meri s’excuse sans trembler.

- Désolée, Miss Phyllis. Ma fichue curiosité...

- Curiosity killed the cat. C’est votre premier jour au Vingt-quatre. Vous le SAVEZ, vous êtes observée. Allons, NOTRE ascenseur est arrivé. Après vous.

Meri jette un regard à sa gauche et envoie un clin d’œil à Amina qui attend son tour pour se faufiler dans le monte-charge des prolétaires. Elles se sont rencontrées au vingt-troisième, il y a sept mois, mais Amina y restera, elle, du moins pour le moment. Elle singe l’attitude cul-serré de la responsable des cadres dans une pantomime grimaçante, camouflée par la masse humaine attendant que le cube se vide. Son amante tourne la tête brusquement et ravale le fou-rire qui la guette. Quand elle tente un ultime contact visuel, la porte d’acier s’est déjà refermée et la cabine commence son ascension.

[...]

Le vingt-quatrième est, à la grande déception de Meri, aussi triste que les étages inférieurs. Gris, sombre et sonore. Les visages sont tendus, ternes et fuyants. Elle emboîte le pas de sa supérieure, dont elle est appelée à devenir le bras droit suite à la cessation de productivité de sa prédécesseure.

- Toutes égales bien qu’inférieures, marmonne-t-elle, sarcastique.

Un sec coup de coude dans les côtes manque de lui arracher un cri. Elle tourne la tête, mais contient sa colère face au visage apparemment amical de l’agresseuse. Cette dernière écarquille les yeux, l’index de sa main gauche barrant ses lèvres, exigeant le silence, tandis que celui de la main droite, discrètement, montre le plafond. Meri lève les yeux et étouffe un hoquet de surprise : le sol transparent laisse voir l’intégralité du dernier étage et de ses occupants ! Affublés de souliers vernis à talons rouges, de pantalons serrés et de longues et sombres redingotes sans col, quelques hommes ridés et grisonnants le parcourent sans sembler se préoccuper de leurs servantes, sous leurs pieds. La jeune femme remarque vite, quant à elle, que plusieurs gardes stratégiquement postés surveillent consciencieusement leurs moindres faits-et-gestes. Des minots, eux aussi ! La première génération… En trop petit nombre et sous la menace d’une possible défaillance génétique, ils sont inaptes à la grande tâche de reconquête nationale. Entre semelles, mollets et pans de vestes, Meri entraperçoit un mâle différent, vêtu de blanc et paradant au centre du manège. À droite, soudain, elle croise le regard d’une sentinelle vigilante. Il incline aussitôt la tête et chuchote au creux de sa veste. Elle baisse instinctivement les yeux, qui viennent se planter dans ceux, glacials, de Miss Phyllis, la main droite à l’oreille. Le cortège stoppe net. Les cous se tordent. Le cœur de la jeune femme manque un battement. Silence. Surprise par la dirigeante, elle est simultanément scrutée par l’ensemble de l’espace ouvert. Au jugé, ses collègues semblent toutes jeunes et distinguées, à l’exception de quelques doyennes bien enracinées. Leur discipline, leur condition physique et leurs exceptionnelles capacités professionnelles leur auraient-elle permis d’éviter la cessation d’activité ? Peu de peaux bronzées, pense-t-elle à contre-temps… mais elle ressent du dédain, de la méfiance et, bien sûr, une bonne dose de jalousie contre elle, jeune métèque accédant bien trop vite à ce poste si convoité. La figure tutélaire ne cligne pas des yeux. Meri peut y voir défiler en accéléré les dix commandements du code de conduite sociale qu’elle vient à l’évidence d’enfreindre un à un et sans exception. Miss Phyllis, de glace, esquisse un rictus et fait soudainement volte-face. La petite cour reprend sa route, trottant silencieusement vers l’énorme bureau translucide, tout au fond. Les chevelures des subordonnées indiscrètes, dans un concert de petites toux réprobatrices, replongent derrière les parois basses du labyrinthe bureaucratique. À gauche, celle qui, plus tôt, a tenté de lui éviter des ennuis, vient aussi de reprendre son poste. Sa main droite posée au bord du plan de travail se lève imperceptiblement dans un salut du bout des phalanges. L’une des assistantes se retourne au bout de l’allée, les bras croisés sur le ventre, et rompt le silence d’une voix nasale, aigre et pincée. Elle lève un avant-bras, et pointe vers la droite son index couronné d’un ignoble faux ongle peinturluré :

- Miss Phyllis elle voudrait que, si vous avez besoin, vous allez aux petits-coins maintenant. Rapport à ne pas interrompre plus tard la réunion itérative hebdomadaire. Par là…

Les faux-cils démesurés s’alignent avec le doigt bigarré. Meri « n’en a pas besoin ». Elle aurait bien besoin, par contre, de quelques minutes pour reprendre ses esprits. Elle n’ose pas vérifier en y entrant si le plafond des toilettes lui garantit un peu plus d’intimité… Seule, elle s’observe dans le miroir en train de glisser les mains dans les poches de sa veste et voit soudain son visage se figer au moment où elles palpent les dents de papier d’une petite page de calepin déchirée… Elle laisse alors instinctivement tomber ses clés sous le lavabo, se baisse, les ramasse et lit subrepticement le message :

« Rejoins-nous ce soir à 22 heures au bar de la marine. Huda. »

[...]

Amina n’a apparemment pas apprécié, mais pour cette fois, Meri a décidé de ne pas la convier. Son pas bat les pavés de la rue qui serpente entre les édifices éventrés, descendant vers les eaux verdâtres du vieux port. Quelques logements des rez-de-chaussée restent éclairés et l’on voit, en ombre chinoises derrière les draps et les bâches montées en cloisons ou en séparations de fortune, des silhouettes féminines s’y affairer. Le linge aux fenêtres moisit plus qu’il ne sèche et le brouillard poisseux nappe le tout d’une atmosphère ocre et cotonneuse. Progressivement, les sons d’une contrebasse et d’un saxophone alto se font entendre, étouffés, puis de plus en plus clairs. Ils proviennent du bas de la rue, à l’angle, devant les lignes entrecroisées, sombres et obliques des mâts des voiliers abandonnés. Deux rats - qu’elle avait pris pour des chats - traversent en se chamaillant au rythme de la musique Jazz. Telles les marionnettes d’un théâtre d’ombres chinoises, ils roulent et cabriolent, pour finalement disparaître derrière un tas d’immondices ne se détachant de l’obscurité que par la lumière chaude projetée d’une vitrine matte et fissurée. Meri en pousse la porte, sous l’arc plein cintre de l’entrée de l’ancien entrepôt. Une petite clochette tintinnabule au cœur du vacarme. Deux femmes jouent au fond de la salle à l’atmosphère saturée par le mauvais tabac gris qui s’y consume sans mesure. Les quatre temps de la contrebasse portent l’improvisation d’Huda, en gammes mélodieuses et survoltées. C’est elle ! L’inconnue du bureau… Sa comparse est gigantesque ! Elle semble vouloir étreindre son instrument, l’incline, le repousse, puis le reprend. L’exercice lui tire d’énormes gouttes de sueur scintillant sous le feu des trois ampoules incandescentes qui pendouillent au-dessus de la scène. Le bar de la marine, exigu, est plein à craquer. Chaque petite table ronde, au coude à coude avec ses voisines, abrite un monde en soi : des secrets, des histoires sans fin se faisant et se défaisant. Une main délicate se pose sur l’épaule de la nouvelle arrivée. Dressée sur la pointe des pieds pour se faire entendre, une jolie trentenaire aux yeux fendus et fardés lui indique le seul emplacement vacant, dans un coin, entre l’énorme étui de la contrebasse et la sono artisanale bricolée par les génies électroniques du lieu. Elle lui hurle :

- Pose-toi là ! elles ont presque fini… Tiens, ça c’est pour la maison.

Son verre à la main, Meri s’assoit et avale sans précaution une gorgée du liquide cristallin. Une larme brûlante coule soudain sur sa joue. Elle fronce les sourcils et clôt avec force ses paupières sous l’agressivité et l’âpreté de l’eau de vie artisanale. La contrebasse vient d’accélérer. Les longs doigts nerveux de la blonde pincent les cordes, frappent la touche. Ses paumes tambourinent sur la table, se substituant à la batterie, absente. Elle est en transe, virevoltante de dextérité et d’énergie. Le saxo voudrait la suivre, mais il s’essouffle et finit par suffoquer, laissant toute liberté à la folie syncopée de l’énorme caisse d’épicéa et de la géniale guerrière de la musique.

- Oh yeaaah, Olympe ! s’exclame la patronne depuis le bar.

Meri rit… Elle se dit qu’elle est sûrement perchée sur une caisse pour ne pas disparaître derrière ses pompes à bières ! Le jam finit en apothéose. Les jazzwomen annoncent la pause et rejoignent leur invitée sous les sifflements admiratifs et les applaudissements.

- Alors, tu en penses quoi ! jubile Huda.

- ÉNOR… elle se tait, gênée, car Olympe vient de s’asseoir face à elle.

Deux longues secondes s’écoulent, puis la blonde éclate de rire :

- T’inquiète, poulette ! J’me vois tous les jours dans la porte de mon armoire, tu sais ?

- Ah, alors ça va… euh… Santé ?

- Santé !!!

Les deuxième puis troisième gorgées sont moins rêches… Meri observe ses deux nouvelles copines penchées l’une vers l’autre, se chuchotant à l’oreille. Elle apprécie le moment, mais ne peut s’empêcher de s’interroger sur les raisons de sa présence parmi elles… Elle ouvre la bouche :

- Pourquoi…

- Pas maintenant ! la coupe immédiatement Huda. Le deuxième set va commencer…

Elles se lèvent. Olympe redresse sa contrebasse, et la musique reprend. Mais la frénésie a cessé. L’archet vacille et vient caresser les cordes, près du chevalet. Les ouïes laissent s’échapper une sourde complainte tempérant le public, qui frissonne soudain, car l’instrument d’Huda vient, à son tour, de se manifester. Il souffle dans le désert égyptien, pris par le froid d’une nuit étoilée, au crépitement du feu et dans les arômes de thé à la menthe. Il s’envole alors lentement, mélancolique, plus loin dans la nuit, entre les dunes… pour resurgir, puissant, aux berges du fleuve majestueux dont les papyrus bruissent paisiblement. Doucement, les notes enveloppent l’assistance. Exilées, elles ont fui les contrées lointaines et, dans une traversée déchirante, ont rejoint le golfe, le port, le quai, franchi le porche du bar de la marine, enclave d’espoir dans un monde désenchanté, pour venir s’effondrer, extenuées, dans le cœur des auditrices bouleversées. Le saxo s’éteint doucement. L’archet, agité de soubresauts par la lente friction, tremblote, sautille, puis martèle tendrement les cordes en rebonds feutrés, pour expirer dans une ultime et puissante vibration. L’assistance inspire… puis soupire, en âmes mêlées par la musique et la déraison, abandonnées à l’émotion. Une seconde, deux, cinq… Alors, une des ampoules se met à grésiller, subitement, resplendit soudain de tous ses feux, puis s’embrase dans un flash orangé. Olympe se retourne, hébétée, et part dans un éclat de rire tonitruant. Contagieux, il s’étend illico au public qui se fragmente, de nouveau, en groupes, en tables, en duos, en assoiffées solitaires. Il est temps de reprendre pied dans le réel. Meri sèche une larme sur sa joue. Satanée gnôle ! Une cloche retentit : la tôlière pointe l’horloge du nez, accoudée au bar.

- Couvre-feu les filles ! Désolée de devoir vous virer ainsi. Dura lex, sed lex !

Meri s’incline, les mains agrippées aux accoudoirs pour parvenir à se lever, mais la voix d’Huda la retient :

- Pas toi, Meri. Toi, tu restes là.

[...]

Le troquet s’est vidé. Seule l’arrière-cuisine reste occupée : une pièce réduite de deux mètres par quatre, aux étagères couvertes de bocaux, de boites et de cartons. Au fond, un vieil escalier de bois vermoulu mène au premier étage. Au centre, une petite table en formica, entourée de quelques tabourets métalliques et d’une caisse de whisky retournée. Une lampe émaillée à poulie et contrepoids y éclaire, soixante centimètres au-dessus, une bouteille à moitié pleine, quatre verres, ainsi qu’une planche en chêne sur laquelle Olympe coupe à l’opinel un vieux morceau de fromage dur comme de la pierre et un quart de miche de pain noir et cassant. Huda et Meri l’observent, sans un mot. La propriétaire a tiré deux lourds rideaux de toile noire et épaisse sur la vitrine pour bloquer le peu de lumière émanant encore du repère. Il ne faut pas attirer l’attention des brigades de nuit. Elle plonge enfin la salle dans l’obscurité avant de rejoindre les trois comparses, restées silencieuses.

- Moi, c’est Qiu Jin ! Tiens ! lance-t-elle à Meri, en même temps qu’une reliure défraichie. Dis-nous donc ce que tu en penses !

Sur la première page, en haut, s’étale le globe terrestre de Phall-0. Mordant légèrement dessus, la photo de trois jeunes femmes alignées, une blanche, une noire et une asiatique, qui regardent vers l’avenir, le coude plié et la tranche de la main droite sur la poitrine, doigts tendus et pouce aligné. « Seuls nos maris compteront ! », encore et toujours, dans un bandeau rouge en bas. Puis un sous-titre : « manuel de bon comportement patriotique à l’attention des jeunes recrues, suivant les préceptes du nouveau patriarche et du code de conduite sociale ».

- C’est la brochure de bienvenue de la boîte, répond Meri, prudente.

- Ah, merci, on savait pas, raille le visage d’Olympe, subitement illuminé en clair-obscur par l’abat-jour sous lequel il s’est glissé…

- Oui, bon, vous êtes sympas, mais qu’est-ce que vous voulez entendre exactement ? On ne se connaît pas. Tout commentaire sur ce que ce torchon décrit peut t’envoyer direct au cinquième sous-sol, voir plus bas…

- Ce… torchon ? reprend Qiu Jin, visiblement amusée.

Meri rougit et se tend… Elle d’habitude si prudente : pourquoi vient-elle de commettre cette énorme bourde ? Pourquoi a-t-elle accepté cette invitation risquée, laissant derrière elle la seule personne à qui se fier dans cette foutue ville ? Pourquoi ne pas fuir loin de cette assemblée aux relents complotistes ? Pourtant, elle perçoit cette confiance inhabituelle chez elle... Elle tord la bouche dans une moue pensive, saisit de nouveau la brochure qu’elle avait jetée sur la table et ose :

- Ce n’est pas mon futur. Ni celui d’Amina. Je ne sais pas pourquoi, mais le monde que l’on nous promet là-dedans, je n’y crois pas…

- Mais encore ? la pousse Huda.

- Il n’y a presque plus aucun homme ici, nous sommes la société ! Pourtant treize d’entre eux…

- Ah, tu les as comptés ?

- … treize d’entre eux – et dix gardes encore pisseux ! - décident de tout, pour nous… contre nous… ah !

Une longue pause s’ensuit. On entend des bruits de pas cadencés là-bas dans la rue, qui s’approchent, passent puis s’éloignent…

- Meri, quand j’ai entendu ta remarque ce matin, j’ai tout de suite su que nous pourrions compter sur ton aide… Nous suivons ton ascension depuis un moment déjà. Bientôt, nous allons te demander un service…

- Ah ouais ? Mon aide ? mon aide pour quoi ? Un service comment ? balbutie-t-elle, éméchée.

- À ton avis ? s’esclaffent les trois en cœur.

- Pfff... J’ose même pas l’imaginer. J’ai une chance d’analyser ?

- Cinq minutes, environ, le temps de reboire un coup contre le froid et de t’envoyer dans les bras de morphée… Après, on éteint tout. Je vous ai préparé où dormir au premier.

- Comment ça ?

- Couvre-feu, poulette ! Pas moyen de traîner dans les rues entre minuit et cinq heures du mat’… Et puis dans ton état, on te relâche pas !

Olympe bascule la tête vers l’arrière, avale son verre d’un trait, s’essuie la bouche dans sa manche et pousse un long soupir de contentement avant de resservir tout le monde. Meri ne dit rien. Secrètement, elle jubile… Elle est la pièce d’un puzzle de bois qu’une enfant vient, finalement et après de longs efforts, d’emboîter exactement là où elle va. Huda, Olympe, Qiu Jin ne la lâchent plus des yeux. Elles sont de plus en plus floues, quand même, les filles, philosophe-t-elle dans un pouffement de rire. Allez, Cul-sec !

[...]

Elle a dit oui, bien sûr. Quelle autre option ? Comment refermer cette porte soudainement ouverte sur d’autres horizons ? Comment taire ce sentiment de liberté, à l’aube, vibrant au plus profond d’elle, sur le pas de la porte de ce refuge nocturne où sa vie vient de basculer.

Sa compagne, évidemment, s’est imaginé les pires scénarios et s’apprête à signaler la disparition quand réapparait la fugueuse, échevelée, dans la lumière grise-violacée du petit matin. Amina s’élance, la serre contre elle, puis la bouscule en lui décochant un violent coup de poing dans l’épaule.

- Aïe ! Tu es folle ?

- Pétard, Meri ! Tu aurais pu me prévenir. J’étais morte d’inquiétude !

- Je sais… Je me suis laissé surprendre par le couvre-feu et… la patronne m’a hébergée pour la nuit.

- La patronne ?

- Je t’expliquerai…

- Tu as intérêt ! Et tu ne me refais jamais ça ! Tu entends ?

- Euh, à ce propos : je vais sûrement devoir y retourner de temps à autre. Un projet de… euh…

- Ouais, ouais… la patronne, je sais… tu pues l’alcool… va te doucher !

[...]

Peu importe, Amina comprendrait… et ces femmes-là, elle les aurait, - comme elle ! - aussitôt admirées. Figures emblématiques, mères, sœurs, tantes, grand-mères... Oh, car elles ne sont pas seules, ces rebelles ! Le groupe recrute et constitue déjà une force capable de bousculer le monde. Au fil des mois suivants elle démontre son implication pour le mouvement, et à mesure que Meri ramène au bar de la marine les informations cruciales épiées et mémorisées, la confiance qu’on lui accorde grandit. Un soir, enfin, Olympe la guide vers l’escalier qui mène au premier.

- Tu vas rencontrer Simone et Hermila. Les boss !

- …

Elle pénètre dans la pièce démeublée où, un an plus tôt, elle n’avait pu fermer l’œil de la nuit sous l’effet de l’adrénaline, du froid, des échardes de bois dans les fesses et des ronflements de la blonde gargantuesque. Le papier jauni du journal officiel La vérité couvre les vitres des deux fenêtres qui surplombent la façade et donnent sur la chaussée. Une jeune résistante se tient dans l’angle et observe, à travers un trou savamment découpé, l’activité de la rue. Elle porte un étui à pistolet sous le bras. Pour la première fois, Meri voit une femme armée… Son excitation grandit… Au milieu, dos à la rue, deux personnes lui font face.

- Voici donc la fameuse Meri ! Approche, approche, mijita[2] !

Quel contraste, pense-t-elle en découvrant ses interlocutrices, entre cette femme qui vient de lui adresser la parole et sa voisine ! La première est robuste, tassée et dégage une impression de puissance de tous côtés. Exubérante, souriante et gouailleuse, on a envie de la serrer dans ses bras dès qu’on la voit. Elle s’est visiblement vêtue ce matin comme hier, tirant ses fripes de son placard sans avoir même allumé la lumière. L’autre, en revanche, vous maintient à distance. Son assurance irradie et vous impose, en un regard à travers ses larges lunettes d’écailles, un respect et une soumission immédiate. Une expression d’une intelligence mystérieuse traverse sporadiquement son visage et vous donne à entendre que son éducation, son statut et sa prestance ne sont pas le fruit du hasard. Sa garde-robe est à la hauteur : tout l’attirail est étudié pour équilibrer son image d’intellectuelle révolutionnaire et de femme d’état prête à gouverner.

- Je m’appelle Simone, enchantée Meri ! Voici Hermila.

Meri lève la main, agitant très légèrement les phalanges, mutique. Simone la toise, imperturbable :

- Vous nous êtes très précieuse, jeune femme… Toutes les informations que vous nous avez transmises se sont avérées exactes et nos contacts du vingt-quatrième ont été incapables de vous démasquer. Il est temps maintenant que vous preniez part à notre « projet ».

- Meri, mijita, comment t’y prendrais-tu pour monter avec quatre complices dans l’ascenseur qui mène au vingt-cinquième ?

- Hein ? Pardon ?

- Si nous voulons contrôler Phall-0, nous devons le prendre d’assaut. Tu es la mieux placée pour savoir comment.

- Prendre d’assaut ? Contrôler Phall-0 ?

Meri s’étonne, mais au fond d’elle, elle sait, elle a toujours su que le but du groupe n’était pas la collecte de données, ni de tricoter des mitaines pour les fillettes abandonnées. La modération, songe-t-elle, est un mauvais guide sur le chemin de la libération…

- La… la seule femme qui puisse monter au vingt-cinquième, c’est Miss Phyllis. Elle ne nous aidera jamais.

- Personne ne se risquerait à lui demander. Comment fonctionne l’ascenseur, Meri ?

- Vous le savez, non ? un code et l’empreinte digitale d’un des gardes qui l’accompagne, toujours. Mais le code change chaque semaine et il n’est jamais écrit !

- Comment, alors, le connait-elle ?

- Son oreillette, juste avant de monter. Il faudrait… Meri se tait.

- Comment ?

- Je… Laissez-moi quelques jours pour y penser…

- Bien, vous avez deux jours. Nous nous voyons forcées de passer à l’action avant l’intronisation des premiers soldats de la deuxième génération. Nos informatrices du centre de production restent silencieuses depuis une semaine environ. Quelque chose se trame et cela ne me dit rien qui vaille. Vous savez ce qu’il vous reste à faire.

[...]

Prendre d’assaut… Dans les mauvais romans, oui… mais dans la réalité ? Résumons : deux gardes à l’entrée de l’ascenseur, dix autres en haut, plus les treize barbons. Bon. Avec eux, moins de préoccupations : leur âge, l’égo, la mégalo et l’excès de confiance fatal : jamais de faibles femmes ne se risqueraient à les défier dans leur donjon. Ensuite, les fausses-sœurs du vingt-quatrième, avec vue contre plongeante sur l’opération. Pas question de les laisser jacter. Meri en a démasqué neuf. Les autres, à priori, sont de leur côté, mais qui sait ? Menteuses et traîtresses pourraient bien s’inviter le jour de la messe.

Alors ? Pour le haut, un commando de cinq soldates, Meri en tête pour les guider dans les couloirs du vingt-cinquième qu’elle a patiemment cartographiés. Sortir de l’ascenseur, dans le hall, et neutraliser sans vacarme les deux hommes qui s’y tiennent avant qu’ils ne puissent donner l’alarme. Bloquer, ensuite, l’accès au couloir qui mène vers l’accueil et tenir la position jusqu’à ce que cinq, puis cinq autres sœurs parviennent à les rejoindre. Un groupe doit donc simultanément avancer au vingt-quatrième et empêcher quiconque de reporter le tohu-bohu du dessus. Puis effectuer une percée, en supériorité numérique, et bloquer les gardes suivants. L’équipe trois doit les isoler de leurs dirigeants qui seront en réunion hebdomadaire avec Miss Phyllis, montée vingt minutes plus tôt. Ah, mais… Si l’on n’est pas avec elle, comment, alors…

- Meri ? ça fait trois heures que tu ne parles pas, la tête dans les mains… ça va ?

- Amina… je… j’ai besoin de toi…

- Pétard… tu m’inquiètes, toi…

- J’ai besoin que tu m’aides à pirater l’oreillette de Miss Phyllis.

- Ah, ouais, rien que ça ? et ensuite, assassiner le nouveau patriarche, tant que tu y es ?

- Euh, non, enfin… pas à ma connaissance, bredouille-t-elle, tête basse.

Meri inspire, les phalanges croisées, serrées entre ses genoux. Elle regarde le sol, relève les yeux vers son amie et se libère soudain, lui racontant tout d’un souffle : le premier jour au vingt-quatre, le concert, Huda, Hermila, Simone, le complot, l’ascenseur, le code, les toilettes, le vieux fromage qui pue et l’eau de vie amère… Son rôle, dans tout ça. Amina blêmit graduellement pour finalement se laisser tomber lourdement sur le pouf qui fait face à la conteuse.

- Meri, c’est… tu… ouah… je veux dire… Pourquoi… vous…

- Tu le sais, pourquoi. Pour toi, pour nous deux. Je ne sais pas, dis-moi : quelle vie tu veux ?

- Une… oui, une vie… vivante quoi, si tu vois ce que je veux dire…

- Ouais, vivante, à genoux, au service d’un enfant soldat et d’un groupe de vieillards tyranniques. Et puis, vivante… sans moi... et moi sans toi.

Amina se tait. Quelques minutes passent. Elle se lève doucement, marche vers le coin faisant office de cuisine - caressant tendrement au passage la joue de celle qui vient de la secouer comme jamais - allume le petit réchaud à gaz et place une bouilloire pleine d’une eau troublée à chauffer. Elle ouvre ensuite la fenêtre de la terrasse et coupe quelques feuilles de menthe qu’elle cultive en pot depuis qu’elles sont arrivées dans l’appartement étriqué. Les bruits de bottes montent de la rue. La nuit est fraîche…

- Le prix du Gunpowder a encore doublé sur le marché du vieux port… Il va bientôt falloir s’en passer… Je vais aller emprunter quelques biscuits à la voisine. Je te réponds quand je reviens, en buvant le thé.

[...]

Pour la responsable réseau, bien sûr, s’immiscer dans les communications des occupants de la tour n’est pas un réel problème. Elle a remis à Meri une copie conforme de l’appareil, à substituer discrètement. L’assistante de la directrice a remarqué que Miss Phyllis s’en défait systématiquement avant d’aller aux toilettes. Alors, un midi, pour le repas, c’est Hermila qui a cuisiné une recette ancestrale, bien pimentée.

- Hermila ! il faut que ça pique, mais pas trop, sinon elle n’y touchera pas… avait-elle pourtant insisté.

- Ne t’en fais pas, Mijita, no pica, no pica…

Si, ça pique. Et Meri voit bien dans les yeux de Miss Phyllis que ça ne passera pas. Elle rougit, puis verdit, son front commençant à suinter d’une multitude de petites bulles épicées…

- Meri… mmmh… Surveillez mon bureau s’il vous plaît… kof… je reviens.

- Bien sûr Miss. Ça va aller ?

- Oui, oui, j’ai… oublié un… dossier important auprès de Mademoiselle… Mademoiselle... mmmh… auprès d’elle, là-bas ! Quelques instants, tout au plus. Kof.

Elle part, vivement, serrant les cuisses et frottant les genoux dans sa jupe étriquée. L’oreillette gît sur le bureau, à côté du bouillon encore chaud. Meri s’approche, alerte, et la remplace promptement, respectant soigneusement position et configuration. Puis elle reprend sa routine, l’air de rien. Miss Phyllis revient quelques minutes plus tard, livide, saisit l’oreillette et la remet en place, côté droit, comme toujours. Elle sort ensuite du bureau, un brin chancelante, pour son inspection de la mi-journée.

L’après-midi s’écoule lentement. Meri trépigne d’impatience. Elle veut savoir si le plan d’Amina a fonctionné… Mais elle doit attendre le soir qui arrive, enfin ! Les deux se retrouvent à la sortie. Meri supplie son amie du regard. L’autre hoche la tête dans une moue amusée et commence à marcher. Aucune ne parle avant qu’elles soient arrivées, derrière la porte verrouillée de l’appartement…

- Alooooors ! explose Meri.

- Ahahah ! Écoute ça !

Amina sort un petit appareil de son sac et le branche sur un système audio qu’elle a assemblé pour écouter de la musique quand l’électricité n’est pas coupée. On entend alors les échanges entre les membres du conseil et leur collaboratrice du vingt-quatrième :

- Miss Phyllis. Nous allons avancer la réunion de la semaine prochaine, après-demain. Des informations cruciales nous sont parvenues du centre de production. De grands changements sont à venir… Nous avons arrêté plusieurs perturbatrices et sommes en train de les interroger.

Meri frémit.

- Très bien. Nous procédons comme toujours ?

- Oui. Comme toujours. Et avec discrétion.

- Monsieur ? les jeunes filles détenues, allez-vous…

- Condamnées. Mais, Miss Phyllis, ceci n’est aucunement de votre ressort. Dois-je vous rappeler la place qui est la vôtre ? tranche sévèrement le conseiller.

- Non, veuillez m’excuser.

Amina stoppe l’enregistrement.

- Le reste n’est pas très intéressant…

- Le reste, non. Mais la réunion, et surtout les arrestations, vachement ! Je dois en informer Simone et Hermila immédiatement.

Elle attrape son caban, car dehors le crachin commence à tomber, l’enfile et embrasse Amina.

- Je reviens dans une heure ! lance-t-elle avant de claquer la porte.

Une heure plus tard, elle réapparaît, liquéfiée…

- On attaque vendredi.

- Vendr… Après-demain ? Oh, pétard !

[...]

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent lentement, le temps s’étire, puis se contracte subitement dans un déchainement de violence aveugle. Des sons secs et vifs, des éclats de lumière, tous les sens en fusion, en puissance décuplée. L’esprit observe, le corps agit presque seul. Huda, surgissant à gauche, tranche la gorge du premier garde. Le geste est rapide, chirurgical. Méri, pourtant, perçoit avec une précision stupéfiante l’expression de terreur sidérée du soldat : son lent mouvement de tête, l’ouverture immense de ses paupières et ses pupilles sombres dévorant ses iris verts, avant de s’éteindre subitement, se gravent au ralenti dans sa mémoire. Le tumulte reprend le dessus. Qiu Jin a glissé côté droit. Son katana, empoigné à deux mains, transperce l’autre malheureux de bas en haut. La lame jaillit, entre ses lèvres. Les narines dilatées à l’odeur douçâtre de la mort, Olympe et Meri glissent les armes de poing dans leur ceinture et déposent les fusils d’assaut devant la porte, pour la prochaine vague. Elles enjambent les deux dépouilles et se postent de chaque côté du petit hall, à l’entrée du couloir. Meri, se retourne. Ses tympan bourdonnent soudain et le sang bat à ses tempes. Hermila tient fermement le prisonnier par les cheveux et lui enfonce une petite machette dans la gorge, avant de faire glisser la lame sur le côté. Le sacrifié ne s’est pas même réveillé. D’un seul geste, retirant la lame affilée, elle tranche la main droite du cadavre dont elle éjecte le reste du corps de l’ascenseur, avant de renvoyer ce dernier au rez-de-chaussée. Les suivantes ont le code, écrit au-dessus du clavier, et les empreintes grâce au membre sectionné. En bas, un bataillon a sûrement, maintenant, sécurisé l’immense hall d’entrée, et en contrôle l’accès.

- Un gamin, juste un gamin, souffle Méri…

Elle baisse le regard. Dessous, troublée par le sang déversé sur le verre trempé, la vue de l’équipe progressant au vingt-quatre la ramène à la réalité. Il faut avancer dans le couloir, puis vers l’accueil, où elles surprennent quatre vigiles. L’un d’eux pointe un neuf millimètres, il va tirer. Un éclair. L’arme se sépare du bras et chute dans un jet écarlate. Le blondinet va brailler, mais déjà le sabre de Qiu Jin perfore sa trachée. Meri, main tendue vers le cou de son aînée, les doigts crispés, arrache une des dagues de ses cheveux noués et la plante dans le cœur du deuxième soldat, qui menaçait de l’abattre. Derrière elles, les portes de l’ascenseur coulissent. Cinq silhouettes vêtues de noir, silencieusement, en jaillissent. Quatre d’entre elles, ramassant au passage les fusils d’assaut, se lancent immédiatement dans le couloir, tandis que la dernière renvoie la cage en bas. Les deux militaires restants se regardent, paniqués, puis s’agenouillent, bras levés. D’une jambe de fer, olympe les plaque au sol. Le premier commence à sangloter, prêt à s’égosiller pour qu’on l’épargne. L’immense combattante lui fend le crâne d’un coup de hache déterminé. Le second, choqué, vomit soudainement. Olympe lève le bras… Pas de quartier. Meri chancèle. Un coup d’œil sous ses pieds : aucune résistance. Au vingt-quatre, personne n’est armé. Les collaboratrices préfèrent… collaborer. Un souffle, le son d’un coulissement léger. Le troisième groupe vient de surgir de la cabine. Il faut leur ouvrir la voie vers la salle de réunion. Aucune détonation, aucun coup de feu tiré. Là-bas, derrière les persiennes, on semble ignorer que les minutes sont comptées. Les deux gardes postés devant la porte voient la troupe débouler. Ils pâlissent. Le pantalon de l’un des deux se tâche à l’entrejambe. Une petite flaque grandit à ses pieds. Il lâche son arme, sa bouche s’ouvre pour supplier, mais n’a pas le temps de terminer. Le second, lucide, a calé son arme contre la boucle de son ceinturon et lâche une rafale, rugissant, en pensée, comme un lion blessé. Le beuglement, en réalité, est celui d’un adolescent qui n’a pas encore mué. Une balle explose dans l’avant-bras de Meri. Il pend lamentablement, décharné, le long de sa hanche, dans la moiteur visqueuse du sang qui s’en échappe. Une souffrance stridente la fait soudain tituber. Elle gémit, s’appuie à une colonne qu’elle couvre de sang en s’affaissant au sol. À gauche, une montagne vient aussi de s’effondrer. Olympe, au tapis, ne bouge plus. Huda, également touchée, rampe pour la secourir. Elle hurle son nom. Des ordres désespérés et confus parviennent immédiatement de la salle de réunion. Hermila, transcendée, contourne le tireur fou et décharge son arme sur sa tempe, couvrant la porte vitrée d’os et de cervelle déchiquetés. Autour de Meri, les bureaux commencent à tanguer ; les carrés blancs du faux plafond tournoient, en losanges, disparaissant et réapparaissant dans l’éclat des néons qui grésillent. Flash, flou, flash… nuit. Elle s’affale de tout son corps, sa joue embrasse le sol glacé. Entre deux mèches de cheveux collées et emmêlées, elle discerne avec difficulté la porte vitrée de l’ultime bastion qui se fend puis éclate sous les coups de bélier des dernières arrivées. Ses yeux se ferment lentement. Elle résiste : pas encore… pas maintenant...

[...]

- Meri ! Pétard ! Oh, Meri !!!

- Mmmmh…

Amina lui serre la main gauche. Des bruits de liesse lui parviennent de la rue. Un bip lancinant sonne comme un métronome. Où est-elle ? Un lit, des tuyaux. Elle se tourne vers son amie.

- On l’a fait Meri, On a réussi !

- O… Olympe ? Huda ? Qiu Jin

Amina détourne les yeux, émue.

- Alors, a-t-on vraiment réussi ?

Meri veut pleurer. Elle a du mal à avaler. Sa tête recommence à tourner. Elle revoit le massacre, les yeux du gosse qu’elle avait embrouillé le temps de l’immobiliser et le forcer à monter dans l’ascenseur. Il lui souriait, charmé. Un crétin, certes. Un soldat, bien. Mais un gamin. Et les autres… Elle doute, ne sait plus bien…

- Repose-toi, ma belle. Repose-toi.

Elle sombre à nouveau.

[...]

La tour pointe vers un ciel couleur d’acier et disparaît, à son sommet, entre les nuages bas qui surplombent, été comme hiver, la ville dévastée. Gloria ne sait pas ce qui l’attend. Simone, la nouvelle matriarche, l’a nommée assistante de la responsable du vingt-quatrième. Une sacrée promotion ! La dernière étape avant le service de la guide suprême, au vingt-cinquième, et le conseil des cinq qui lui est dévoué. Elle fixe le sommet et commence à compter : un, deux trois, quatre, cinq… Quatorze corps pourrissent, accrochés depuis plusieurs mois le long des parois vitrées. Douze vêtus de noir, un de blanc. L’ex-nouveau patriarche ! Et… une femme en gris. Miss Phyllis… Les Goëlands tournoient, les raillant et piquant sporadiquement les restes avariés des orbites évidées. Un peu écœurée, elle s’engouffre dans l’immense tourniquet. À l’intérieur, les milices du nouvel ordre guident les jeunes hommes de la seconde génération vers l’ascenseur du fond, les séparant de la masse des travailleuses en une file disciplinée. Ils sont terrorisés. Les messages de propagande vocifèrent contre les traitres à la révolution. Ces pauvres mioches vont tout droit en rééducation. Peu après l’annonce de la libération, les désaccords entre Simone et Hermila sur leur sort et la redistribution des pouvoirs ont commencé à s’ébruiter. Ce matin, la rumeur annonce même l’opposante comme exilée. Tout à droite, deux héroïnes de l’assaut déjà historique gardent l’accès à l’ascenseur des nouvelles dirigeantes. Gloria veut aller les féliciter, mais un violent coup d’épaule, et un regard réprobateur d’une milicienne l’en dissuadent. Elle s’engage donc, un peu sonnée, dans le deuxième ascenseur qui s’élève rapidement vers l’avant-dernier étage. Dans la porte métallique se reflète difficilement son visage. Elle s’en approche, frotte le métal de sa manche étirée par entre ses doigts serrés et la paume de sa main, ajuste son chemisier et coiffe une mèche de ses cheveux rebelles derrière son oreille. Les deux battants s’ouvrent sur un petit groupe qui l’attend. À sa tête, une jeune femme noire au physique athlétique lui tend une main ferme et pressée, hostile.

- Je suis Miss Amina. Bienvenue au vingt-quatre, Gloria, suivez-moi. Nous avons du pain sur la planche.

Elle porte sa main libre à son oreille.

- Oui ? Oui, Madame Simone. Elle vient d’arriver, je vais la briefer.

Gloria lève les yeux au plafond. Il est composé de longues et épaisses plaques de verre transparentes. On voyait certainement au travers avant, mais… là-haut, au dernier étage, quelques ouvrières s’affairent à le rendre opaque, le recouvrant, à grands coups de brosse et de rouleau, d’une épaisse couche de peinture sombre. Il ne reste plus qu’un petit carré à combler, juste de quoi apercevoir une frêle silhouette, portant des chaussures à talons violets, un pantalon ample et rayé, uniforme des nouvelles conseillères. Une écharpe maintien son bras droit contre son buste. Son visage est ovale et bronzé, percé de deux yeux en amandes, autrefois si joyeux. Elle s’approche, s’incline légèrement et fixe mélancoliquement Gloria. Le rouleau passe une fois, Meri se retourne. Deux fois. On ne voit plus rien de ce qui se passe au siège de l’autorité, le regard se heurte au plafond de verre, totalement noirci.

« Le pouvoir ne doit pas être conquis, il doit être détruit. »

Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine

[1] En avant, allons-y en arabe

[2] Mi hija, Ma fille ! Contraction de mi et hijita

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