Les lavandières.
A l'ouest du village, la mer s'est retirée si loin qu'on a peine à l'apercevoir. Seuls, quelques reflets étoilés ponctuent de temps à autre la ligne d'horizon. Un souffle lointain permet de penser qu'elle est là, énorme, tapie sur le sable, prête à s'enfler de nouveau et à envahir la plage.
Les premières lavandières sont arrivées des bourgs environnants, au petit matin, les brouettes et les charrettes à bras remplies de monceaux de linge sale, en tas ou rangé avec soin.
Pressées autour des sources qui sourdent de toutes parts, des femmes coiffées de foulards et en robes longues, agenouillées sur des coussinets, s'activent près de ce trop plein d'eau douce. Certaines ont retroussé leurs manches et leurs jupons, d'autres se sont déchaussées. Près d'elles, des enfants pataugent dans les flaques en s'éclaboussant et en poussant des petits cris de bête effarouchée.
Le bruit mat et répétitif des battoirs, le frottement des brosses à chiendent accompagnent la rumeur lointaine du large, portée par le vent. Parfois un savon glisse des doigts ! On le rattrape avec une sorte de casserole à long manche.
Le plus difficile est de rincer le linge à l'eau claire et de l'essorer. La sueur perle sur les fronts, mais le regard est déterminé et le bras énergique ! Après l'étendage, il faut retourner plusieurs fois les tissus jusqu'à ce qu'ils épuisent leur eau sur les tréteaux, les arbustes, les clôtures. Quel étrange tableau que celui des draps blancs dégoulinants, des robes noires qui n'en finissent pas de s'égoutter, des tricots élargis dont les manches alourdies s'étirent jusqu'à lécher le sable !
Les grosses pièces finiront de sécher au soleil, dans les jardins et les prés.
Le linge qui a subi des outrages est comme lavé de tous les péchés. A coups répétés, les laveuses font dégorger les cotons, les lainages. La crasse accumulée depuis des semaines, des mois, témoin d'une vie secrète faite de sueur, de taches inavouables, grisaille l'eau.
Dans leur tête sourdent des rancunes. On s'épie à la dérobée, on se jauge, on se juge, on s'interpelle, on plaisante aussi !
Des rires étouffés rebondissent de bouche en bouche, insidieusement, comme des petits cailloux plats, coupants, qui ricocheraient sur l'eau ! Les langues déliées, mi rieuses, mi fielleuses, ont déjà fait, ici même, la réputation de bien des ménages, des jeunes filles à marier, des célibataires endurcis !
Il y a des amitiés qui se nouent, des confidences chuchotées, des pans de vie dévoilées. Des clans se forment et se délitent. On s'entraide car on sait la fatigue endurée pendant toute une journée, les courbatures, les blessures, le froid glacial en hiver quand les doigts deviennent gourds et durs comme des morceaux de bois.
L'après midi s'étire, un peu lasse. La mer est toute proche, mugissante, poussant opiniâtrement ses rouleaux sur les galets lavés, blanchis par le ressac. Les quelques travailleuses encore actives laissent parfois échapper un gros soupir vite couvert par le clapotis de l'eau. Penchées sur leur ouvrage, elles tapent à grands coups de battoirs sur les tissus qui s'écrasent, sur leurs amours blessées, les maris infidèles, les enfants ingrats, sur la vie qui les déçoit. Elles déversent en de grands soubresauts toute l'amertume longtemps retenue dans leur cœur.
Le regard vide mais apaisé, elles s'en retournent au village en chantant et en tirant derrière elles les lourdes charrettes remplies d'un linge immaculé. Elles chantent pour oublier leurs bras et leurs jambes endoloris. Elles savent que les jours prochains seront dansants et virevoltants.
Bientôt le jour ocré s'endormira sur un rocher, le triangle d'une voile ou l'aile d'un goéland. Après le coucher du soleil, l'heure bleue, comme une note dissonante, baignera la mer de ses teintes froides afin de laisser place peu à peu à l'obscurité.
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