Castle Bravo
Dans les années 1950, dans l’océan Pacifique, les Américains vitrifiaient et contaminaient à tour de bras les plus belles îles du monde dans la folle course aux mégatonnes qu’ils se livraient avec les Soviétiques. Plus tard, nous ferions pareil en Polynésie, notamment sur l’atoll de Moruroa.
Le 1er novembre 1952 fut une date historique : toujours en avance sur les Soviétiques, les Américains sortaient de la « simple » ère du nucléaire pour entrer dans l’ère « thermonucléaire », c’est-à-dire dans l’ère de la bombe à fusion, enclenchée par la chaleur de la bombe à fission. Ce jour-là, sur l’atoll d’Eniwetok, la bombe à fission-fusion étagée selon le concept imaginé par le physicien Edward Teller et le mathématicien Stanislaw Ulam et baptisée Ivy Mike, explosa en libérant dix virgule quatre mégatonnes – soit environ sept-cents cinquante fois Hiroshima – et dépassant de loin toutes les prédictions des ingénieurs et des physiciens. Les Américains venaient donc de tout changer, encore une fois – et comme toujours. Les Soviétiques ne franchirent le Rubicon de la fusion que le 12 août 1953 avec la bombe RDS-6, et celle-ci ne libéra « que » quatre-cents kilotonnes, soit vingt-six fois moins que l’équivalent américain. Il fallut attendre l’ogive RDS-37 en novembre 1955 pour que les Soviétiques parviennent enfin à faire exploser une bombe à fusion digne de ce nom. Et encore : prévue pour libérer une « modeste » énergie de trois mégatonnes, elle n’en libéra qu’une virgule trois. Mais enfin, l’essentiel était là : les bombes russes étaient enfin devenues mégatonniques.
Les Américains étaient donc en tête, comme toujours, mais il y avait un problème : Ivy Mike, pour surpuissante qu’elle était, n’était qu’un prototype. Sa masse quasiment tellurique de soixante tonnes, et son combustible de fusion (le deutérium) devant être maintenu à l’état liquide à moins deux-cents cinquante degrés Celsius en faisaient une arme absolument inutilisable en pratique. Qu’à cela ne tienne : les ingénieurs allaient désormais utiliser du combustible à fusion solide non refroidi : le deutérure de lithium.
Une nouvelle bombe à fission-fusion fut donc testée sur ce nouveau principe. D’une masse réduite à seulement dix virgule six tonnes, et donc aéroportable, Castle Bravo explosa le 1er mars 1954 sur l’atoll de Bikini. Les ingénieurs attendaient cinq mégatonnes ; ils en obtinrent quinze, dans un déchaînement de fureur jamais vu depuis l’aube des temps. La faute à un isotope du lithium qui ne devait pas fusionner, mais qui fusionna tout de même. La boule de feu atteignit onze kilomètres et le champignon atomique s’éleva jusque cinquante kilomètres, très haut dans la stratosphère, et tutoyant même presque la mésosphère. Le ciel était rouge sang. Les vents au sol allaient vers le nord-ouest comme prévu, mais les vents en haute altitude allaient vers l’est, de manière non prévue. Les retombées radioactives, beaucoup plus importantes qu’escompté, et orientées dans la mauvaise direction, furent terrifiantes. Le nuage radioactif de cent kilomètres de large contamina de nombreuses îles et de nombreuses personnes, obligeant les Américains à évacuer tout le monde dans un rayon de mille deux cents kilomètres. Un bateau de pêche japonais, le Daigo Fukuryū Maru, fut contaminé par les retombées. Tout l’équipage fut frappé de nausées, de maux de tête, de brûlures, de douleurs aux yeux et de saignements. Six mois plus tard, le radio-opérateur du bateau, Aikichi Kuboyama, mourut du syndrome d’irradiation aiguë. Le gouvernement japonais obtint une indemnisation de deux millions de dollars. Le traumatisme de Castle Bravo fut tel qu’il engendra un monstre, beaucoup plus connu celui-là : la fiction Godzilla.
Les Américains ne testèrent jamais d’arme plus puissante – Castle Bravo leur avait suffi. Cela laissa le champ libre aux Soviétiques qui purent enfin passer en tête avec la Tsar Bomba.
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