Sous-traitance
J’étais en République tchèque.
J’y avais été envoyé pour suivre le travail d’un sous-traitant pendant quelques jours. Vous pourriez vous demander ce que Greenpower pouvait bien sous-traiter en République tchèque ; il se trouve que je me posais la même question. Le fait est que nous avions manifestement sous-traité à un petit bureau d’études tchèque tout un pan de nos analyses de criticité et de neutronique du projet DTC. Or, j’avais beau avoir été responsable de la criticité et de la neutronique sur DTC au moment des faits, personne n’avait manifestement cru bon de m’en tenir informé. Et maintenant que les Tchèques avaient fini leurs calculs, quelqu’un avait estimé que c’était à moi de les valider, et en réalité pas seulement de valider les calculs mais carrément d’aller auditer les Tchèques. Alors même que je ne faisais plus partie du métier chargé de la criticité. Tout ça était d’une totale incongruité, et même contraire à nos procédures Qualité.
Mais j’avais accepté.
En effet, comme je l’ai déjà expliqué, mes nouvelles fonctions manquaient terriblement de clarté ; en fait, j’en étais au point où je ne savais même plus pourquoi j’étais payé. Alors, passer quelques jours en ex-URSS pour renouer avec la criticité tous frais payés, qui étais-je pour refuser ?
La vérité, c’était que je m’étais bien évidemment fait niquer, et dans les grandes largeurs qui plus est.
Je m’étais levé de bonne heure pour prendre mon avion à Orly. En assistant aux démonstrations des procédures de sécurité, je me mis soudain à paniquer. Ma peur de l’avion était récente ; elle datait du Rio-Paris. Après avoir lu le rapport d’enquête, j’avais acquis l’intime conviction que les pilotes étaient tous des abrutis et que notre vie ne tenait qu’à une sonde et à quelques cristaux de givre manifestement sans merci.
Je schématise, mais bon.
Je ne dis pas que j’ai raison, je dis que c’est ainsi que je le vis.
Depuis, à chaque décollage, j’espère ne pas devenir une statistique, une statistique mortelle, qui sera pourtant toujours utilisée pour rappeler à quel point l’industrie aéronautique est un formidable gage de sécurité.
Évidemment, le vol se passa admirablement.
Arrivé à Prague, je hélai un taxi.
Il faisait une chaleur à crever ; nous étions en juillet. Le conducteur m’ouvrit le coffre pour que j’y mette ma valise, un coffre plein de lard et de saucisses. En plein cagnard. Comme ça. Le tout dégageait une ostensible odeur de choucroute. Et, bien sûr, il n’y avait plus de place pour ma valise. Je dévisageai le chauffeur, attendant de sa part un début de prise de conscience de la situation. Il ne broncha pas, comme si tout était normal. Je supposai que, de fait, en République tchèque, ça l’était. Je tassai donc les saucisses avec ma valise, puis le conducteur referma le coffre.
En chemin pour l’hôtel, je commençai à me sentir mal. Je mis ça sur le compte du chou farci mangé dans l’avion. J’étais pris de ballonnements. Silencieusement, mais irréfutablement, je pétai dans le taxi. L’odeur de choucroute fit admirablement écran ; ma dignité n’en fut donc pas affectée.
Au moment de payer la course, vu le montant exorbitant demandé, je dus expliquer au chauffeur que je n’avais pas l’intention de lui acheter son taxi. Je proposai tranquillement de payer dix fois moins que ce qu’il me demandait. Il accepta sans tortiller. J’imagine que, de son point de vue, je n’étais qu’un étranger, et donc que ça ne coûtait rien d’essayer.
Je ne peux pas le blâmer.
L’hôtel était gigantesque et vide – comme tous les anciens hôtels socialistes. J’étais absolument seul dans cette grande bâtisse soviétique. Il planait un inquiétant un parfum de Shining. La nuit, passée dans un petit lit défoncé, ne fut étrangement pas désagréable. Au petit-déjeuner, le délire soviétique put de nouveau frapper. Il n’y avait toujours personne, mais le buffet était plein à craquer. La serveuse, qui devait aussi être la cuisinière, me regardait d’un air méchant, comme si ma seule présence était une insulte. J’imagine que je devais briser la symétrie de ses grandes tables inoccupées, ou quelque chose comme ça. Se servir au buffet, dans un silence de cathédrale et en se sentant observé et jugé, donnait l’impression de s’aventurer dans un mausolée inviolé. Je pris timidement une saucisse et des œufs frits, puis je me rassis.
J’inspectai mon assiette.
J’étais peut-être allé un peu vite : terrorisé par la « gardienne », je n’avais pas fait attention, mais ce que j’avais cru être une saucisse me faisait désormais une drôle d’impression. La texture était spongieuse et l’odeur bizarre ; je me hasardai à imaginer un ersatz de saucisse soviétique à base de chou reconstitué, probablement très populaire pendant les grandes famines orchestrées par Staline. J’en coupai un petit bout, et entrepris de le mâcher. Si je devais décrire l’expérience, je dirais qu’il fallait beaucoup de courage et d’abnégation pour accepter qu’il puisse d’agir d’une saucisse. Cet obstacle de nature ontologique franchi, ça allait.
À peu près.
Je quittai ensuite l’hôtel Shining pour me jeter dans un autre film d’horreur, une sorte de reconstruction grandeur nature des Oiseaux d’Hitchcock : en chemin pour le bureau d’études de neutronique – puisque c’était tout de même la raison de ma venue dans cette ancienne république soviétique – je découvris que des hordes de volatiles noirs et gigantesques avaient pris le contrôle de la ville, des poubelles et des cafés. J’étais terrifié. La population locale, elle, semblait résignée. Je mis cette indifférence sur le compte du fait qu’après avoir connu l’URSS, un peuple pouvait bien tout endurer, y compris des vélociraptors à plumes en train de tout piller.
Hormis les inquiétants volatiles, la ville était plutôt très belle. Çà et là, une vieille Lada pourrie, une maison en torchis fatigué ou un hangar en train de s’écrouler rappelaient néanmoins sans cesse que, vingt ans plus tôt, l’endroit n’était encore qu’un état vassal d’une dictature psychotique sur le point de se désintégrer.
Je fus très bien reçu chez notre sous-traitant Neutronix. Je commençai par leur demander de quels clients ils vivaient. La réponse était simple : les Russes.
Forcément.
Avec leur nombre totalement inconsidéré d’installations nucléaires en fonctionnement ou en train d’être démantelées, les Russes avaient besoin de soutien en calculs de radioprotection et de criticité. Ils avaient évidemment les compétences en interne, mais comme tout le monde ils avaient cédé à la globalisation, et aussi, depuis la fin de l’URSS, ils avaient perdu l’essentiel de leurs ingénieurs, partis à la retraite ou morts d’une cirrhose du foie – ou suicidés.
J’engageai ensuite les hostilités.
J’avais commencé à lire quelques-unes de leurs notes techniques dans l’avion pour calmer mes crises de panique. Et une épaisseur de béton de quarante centimètres me laissait perplexe. Attenante à une source de déchets vitrifiés, cette paroi était exposée à un terrible flux de gammas et de neutrons et je voyais mal comment quarante petits centimètres de béton pouvaient suffire à retomber sous le seuil de débit de dose recherché.
Je demandai donc à voir le détail des calculs.
Il n’y avait pas d’erreur dans la mise en place du calcul ni dans le post-traitement. En revanche, la composition du béton n’allait pas. Ils avaient considéré une beaucoup trop grande quantité d’eau – une quantité d’eau qui ne saurait exister dans le produit fini, car non liée chimiquement et donc destinée à être évaporée. Or, l’eau est l’un des meilleurs remparts qui soit contre les neutrons. Ils avaient donc surestimé la capacité du béton à stopper ces neutrons. C’était faux. Tout simplement.
Il y avait beaucoup trop de neutrons.
L’épaisseur calculée était largement sous-estimée – d’un facteur deux environ.
Je leur fis remarquer. Je vis leurs visages se décomposer.
Ils étaient en train de se liquéfier.
Car même si le bâtiment n’était pas encore construit, sa conception était déjà très avancée, et découvrir une telle erreur à ce stade du projet allait déclencher une bordée de jurons bien plus destructeurs pour eux que les neutrons.
Je décidai de demander un second avis.
J’envoyais donc un mail à Jean-Louis.
Il n’était pas en mesure de regarder mon problème, il m’invita donc à me « rapprocher » – expression ridicule s’il en est – de François (mon connard d’ancien spécialiste métier). Ce que je fis. Lequel François me répondit qu’il ne comprenait pas bien mon problème et proposa donc de faire une « conf call » (autre expression ridicule s’il en est).
Je grimaçai : je connaissais son niveau d’anglais.
(Plus ou moins celui d’une planche à pain.)
Nous étions donc avec un François surexcité au bout du fil car trop content d’être sollicité pour un événement qu’il avait décidé de qualifier d’« international ». Ce fut très pénible : François avait commencé par nous demander si le « time » était « good » (comprendre : si la « météo » était « bonne »), puis il avait enchaîné en détaillant son CV (ce dont tout le monde se foutait) et, enfin arrivé sur la partie technique, je dus passer mon temps à traduire ses contre-sens et approximations. Il parla de cette « affair » (il ne savait pas que cela voulait dire « liaison amoureuse », généralement extraconjugale) qui allait « eventually » se résoudre (il voulait dire « peut-être » mais venait de dire « certainement ») malgré tous ces « retards » (il voulait parler des délais mais venait de traiter toute l’équipe de Neutronix de « crétins dégénérés »). Heureusement, il finit quand même par exprimer son accord avec ma conclusion : avec seulement quarante centimètres de béton, nous étions marrons.
Je raccrochai.
Toute l’équipe de Neutronix était mortifiée.
Pas tant parce qu’ils venaient de se faire traiter de teubés que par ce que leur erreur allait impliquer. Je vis le chef de projet calculer de tête les surcoûts et les délais. Il s’assit sur sa dignité ; ils avaient fait une erreur de débutant, pas besoin d’épiloguer. Mais je sentais bien qu’en interne il y en avait quelques-uns qui allaient trinquer.
Je rappelai Paris pendant qu’ils commençaient à sortir la poussière du dessous de leur tapis. Le chef de projet de DTC commença à m’engueuler. Je restai calme, car je ne me sentais pas concerné. Je perçus néanmoins à son manque d’étonnement qu’il était déjà au courant avant même que je ne mette mon nez dedans. Les planètes commençaient à s’aligner : on m’avait envoyé à Prague en sachant très bien que c’était le merdier, et ça allait être à moi de tout rattraper. J’eus un flash de lucidité : le responsable criticité officiel savait qu’il y avait un problème mais avait refusé d’y aller, donc on était venu me chercher. J’étais le remplaçant, celui qu’on envoie se faire griller car on a la flemme de bouger son gros cul de son petit bureau douillet.
J’étais donc parti pour un bon mois en sous-marin chez Neutronix. La première chose que je fis après l’officialisation de mon enterrement à Prague par Paris fut de demander un changement d’hôtel, prétextant un simple ajustement géographique. J’avais surtout choisi en fonction des extras : piscine et spa. C’était déjà ça.
Je m’enfermai ensuite pour rédiger le premier compte-rendu de ma nouvelle mission. En relisant la conclusion, un petit détail accapara mon attention : Word soulignait un mot en rouge. Allons bon. Je fis un clic-droit et j’acceptai sa proposition de correction. Word re-souligna le mot. Je fis un nouveau clic-droit et constatai que Word me proposait de revenir au mot d’origine. « Si tu veux, mon garçon », pensai-je. Le mot fut de nouveau souligné en rouge. Un tantinet énervé par cette redondance circulaire infinie, je fis un nouveau clic-droit, ajouta le mot au dictionnaire, mit tout ça dans un mail et cliquai sur « Envoi ».
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