Tokaï-Mura
En septembre 1999 au Japon, ce pays que l’on tient pour l’inventeur des procédures qualité et loué pour sa méthode et sa rigueur, eut lieu un grave accident de criticité provoqué par un manque total de respect des procédures de sécurité. Deux personnes moururent, dont l’une d’une façon particulièrement effrayante.
Le 30 septembre 1999 donc, à Tokaï, dans une usine de retraitement d’uranium de la Japan Nuclear Fuel Conversion Co. (JCO), trois opérateurs (Oushi, Shinohara et Yokokawa) travaillaient au retraitement d’une solution de nitrate d’uranyle hautement enrichi (plus de dix-huit pourcents) en vue de la fabrication de combustible pour un réacteur nucléaire de recherche.
La procédure impliquait de réaliser un mélange de solution dans une cuve spécialement conçue pour être « critiquement sûre », c’est-à-dire pour empêcher toute possibilité de réaction de criticité. Cette fonction de sûreté était assurée par la géométrie de la cuve, dont l’élancement et la faible épaisseur empêchaient physiquement l’atteinte de la masse critique, même en cas de rassemblement par précipitation parfaitement dense de tout l’uranium présent dans la cuve.
Et pourtant, l’accident eut lieu.
Il y eut un flash de criticité.
Et deux décès.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que la cuve prévue à cet effet ne fut pas utilisée.
Parce que jusqu’ici cela fonctionnait sans.
Parce que jusqu’ici les opérateurs travaillaient généralement avec des solutions moins concentrées (typiquement cinq pourcents) et donc moins promptes à la criticité, et sans doute aussi parce qu’ils avaient eu un peu de chance.
En résumé, comme Slotin dans les années 1940, les opérateurs titillaient tous les jours la queue du dragon. Sauf que Slotin, lui, savait très bien ce qu’il faisait. Pas les opérateurs de la JCO. Ils en payèrent le prix.
Pourquoi ?
Par habitude et par manque de formation.
Les opérateurs étaient coutumiers du fait de contourner la cuve pour aller plus vite, parce que c’était toujours comme cela que l’ « on » procédait. Les opérateurs qui réalisaient ce mélange n’avaient jamais plus de deux à trois mois d’expérience et aucune formation aux risques de criticité n’avaient eu lieu à la JCO depuis 1992 – soit sept ans avant l’accident.
Et l’Autorité de sûreté nucléaire japonaise n’avait jamais vraiment mis son nez là-dedans.
La JCO était en roue libre.
Notez bien que nous parlons là du pays de la rigueur, de la qualité et de la méthode – supposément – incarnées. Et voilà où cela les a menés : à deux décès.
Tout simplement parce que, en réalité, la JCO n’était rien de tout ça : ni rigueur ni méthode, ni qualité ni sûreté.
Au moment précis de l’accident, les opérateurs procédaient à l’ajout de seize kilogrammes de solution au lieu des deux virgule quatre autorisés. Sans le vouloir, les trois hommes venaient de créer un mini réacteur nucléaire non blindé. Le flash de criticité fut instantané ; Oushi, Shinohara et Yokokawa furent enveloppés d’un halo éthéré – cette fameuse lumière bleue que l’on ne voit généralement qu’une fois. Oushi se tenait juste à côté du réservoir ; il reçut dix-sept sieverts – soit un virgule sept fois la dose létale. Yokokawa se tenait sur une plateforme un peu plus éloignée ; il écopa de dix sieverts – pile la dose létale. Des sieverts, Shinohara n’en reçut que trois – trente pourcents seulement de la dose létale.
Juste après le flash, l’alarme d’irradiation gamma sonna. Très vite, les opérateurs se sentirent mal – les rayons n’attendent pas. Oushi et Shinohara ressentirent des douleurs et des nausées, ainsi que des difficultés à respirer. En salle de décontamination, Oushi fut pris d’intenses vomissements – comme Slotin en son temps. Puis il perdit connaissance, alors que les produits de fission diffusaient lentement dans le bâtiment.
La réaction de fission dans la solution portée à ébullition fut progressivement arrêtée par le personnel de la JCO par adjonction d’eau et d’acide borique par des équipes successives de deux opérateurs pendant vingt heures. Chaque équipe n’intervenait que deux à trois minutes pour limiter l’exposition à environ cent millisieverts.
Vers 15h, un peu plus de quatre heures après l’accident, le maire de Tokaï décida d’évacuer les cent soixante personnes présentes dans un rayon de trois cents cinquante mètres autour de l’usine. Dans la soirée, il fut demandé aux trois cents dix mille riverains dans un rayon de dix kilomètres de rester chez eux. Le rayonnement atteignit dans les environs de l’usine jusqu’à mille fois le rayonnement naturel normal. En deux semaines, la décroissance radioactive avait cependant produit son effet : le rayonnement mesuré dans l’environnement avait retrouvé son seuil normal. L’intérieur de l’usine restait, lui, contaminé. Au total, sept mille personnes subirent un examen médical de contrôle de la radioactivité.
Les trois principaux irradiés furent rapidement évacués et pris en charge par le NIRS, l’Institut national des sciences radiologiques japonais. Pour traiter au mieux les patients, il fallait déterminer quelle dose ils avaient reçu précisément. Pour cela, les médecins analysèrent la part de sodium présent dans leur sang et rendue radioactive par les rayonnements, ils observèrent également les lymphocytes et les plaquettes. Ils allèrent jusqu’à étudier les anomalies chromosomiques provoquées par le flash de criticité. D’énormes efforts thérapeutiques furent engagés.
Yokokawa, le moins exposé, passa plusieurs semaines à l’hôpital, où il fut traité par injection de facteurs de croissance pour relancer sa production de cellules sanguines, sa moelle osseuse ayant été touchée mais pas totalement détruite. Des cellules de sa moelle furent prélevées et congelées dans l’optique d’une éventuelle autogreffe en cas de future leucémie. Il survécut.
Shinohara fut traité par greffe. Aucun donneur compatible ne fut trouvé dans les temps ; il reçut donc du sang de cordon ombilical – une première pour ce type de pathologie. Sa production de cellules sanguines redémarra. Il reçut également de nombreuses greffes de peau pour soigner ses terribles brûlures ; ces opérations réussirent mais Shinohara mourut finalement d’une infection généralisée consécutive à la destruction quasi-totale de son système immunitaire.
Les traitements subis par Oushi, le principal irradié, furent innovants et lui permirent de survivre bien au-delà de ce qui aurait pu être imaginé. Mais à quel prix ? L’IRSN semble y voir un aspect positif, j’imagine que c’est vrai du point de vue purement scientifique, mais à titre personnel j’y vois un simple acharnement thérapeutique. Je ne suis pas médecin, aussi me fourvoyé-je peut-être totalement, mais la lecture de divers documents sur le sujet – ainsi que la vue des dernières photos du corps atrocement meurtri d’Oushi – me font croire qu’il aurait dû être beaucoup plus rapidement et beaucoup plus simplement « poussé vers la sortie ».
Dans les premières heures après l’accident, Oushi ne se sentait de toute évidence pas bien, mais il put néanmoins converser avec ses médecins. Puis sa peau se mit à cloquer et à tomber ; ses chromosomes et son système immunitaire avaient été flashés au niveau moléculaire. Il reçut de nombreuses greffes, via l’injection de cellules sanguines immatures provenant de sa sœur, qui lui permirent d’allonger sa durée de vie, mais il mourut finalement quatre-vingt-trois jours après l’accident, affecté d’insuffisances respiratoire et rénale majeures ainsi que de très graves brûlures à la poitrine, à la tête et aux bras. Ses organes défaillirent les uns après les autres ; il perdit jusqu’à vingt litres de fluides corporels par jour.
Le directeur de l’usine fut condamné à trois de prison avec sursis et la JCO dut verser environ cents millions d’euros pour diverses indemnités.
L’usine de Tokaï-Mura fut arrêtée en 2003.
[A SUIVRE.]
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