Go / No Go
On était vendredi et j’en avais plein le cul (pour rester poli). Il était seize heures et j’étais englué dans une réunion qui avait commencé vers midi. Nous préparions une future réunion. Je ne savais pas trop si la réunion en question ne serait encore qu’une énième préparation ou bien si ce serait enfin la réunion, cette sorte de graal terminal dont on entendait vaguement parler à intervalle régulier. Toujours était-il que je ne me sentais que très vaguement impliqué, aussi m’étais-je absorbé dans l’étude de détails insignifiants pour passer le temps. Cela faisait une bonne demi-heure que je bloquais sur l’impressionnante envergure des oreilles du responsable des coûts. Une subite augmentation du niveau sonore me fit sortir de ma torpeur. C’était Julien, du contrôle-commande, qui était manifestement parti en vrille. Il n’était pas d’accord, avec quoi au juste je ne le savais pas, mais il était manifeste qu’il n’était pas d’accord. Jean-Louis alla dans son sens. Tiens donc ? Une rébellion ? Les choses devenaient intéressantes, peut-être aurais-je dû écouter ; soudain je m’en voulais d’avoir ainsi somnolé. En écoutant plus attentivement, il semblait ressortir que la prochaine réunion serait bel et bien la réunion, non pas parce que le projet était bouclé et prêt à être présenté, mais tout simplement parce qu’un donneur d’ordre – qui était une sorte de client intermédiaire et en tant que client nous lui devions tout, y compris notre cul si nécessaire – en avait décidé ainsi, manifestement parce que nous étions en décembre et que c’était un de ses objectifs annuels. De prime abord je ne voyais pas le problème à ce que la réunion se tienne, il suffirait d’expliquer que certaines options techniques restaient encore à étudier. Le problème était que, d’après nos normes et procédures internes, cette réunion de Go/No Go (que je me plaisais à qualifier de bonobo) ne devait intervenir qu’une fois toutes les études techniques bouclées. Nous étions donc face à un dilemme : soit nous respections la demande de notre client (organiser la réunion avant la fin de l’année) soit nous respections nos propres règles (et la réunion devait donc être repoussée). Je connaissais le chef de projet, c’était un faible qui allait encore céder à la demande d’un abruti qui n’avait pas la moindre idée de l’impact que pouvaient avoir ses conneries. Pour moi les choses étaient claires et je ne me fis pas prier pour le dire lors de mon unique prise de parole depuis plusieurs heures (ce qui dut en étonner plus d’un d’ailleurs) : notre client intermédiaire était un crétin congénital, nous n’avions pas à déroger à nos règles et à mettre en péril la logique technique du projet pour que cet abruti puisse respecter un objectif annuel aussi dérisoire que personnel et qui ne nous concernait en rien. Aller au carton parce que le client ne voulait pas ajourner une réunion ? La stupidité abyssale de cette notion de respect systématique du client mettait mes nerfs en fusion. J’étais par ailleurs parfaitement convaincu par les arguments de Julien : nous ne savions pas encore si le système était sous-critique et ceci ne pouvait pas être passé comme un simple risque. Soit nous disions en réunion que la cuve de produits de fission était potentiellement critique et pouvait donc flasher et nécessitait donc des études complémentaires, ce qui n’était pas grave en soi mais revenait à dire qu’il restait encore beaucoup à faire, soit nous ajournions la réunion. Aller jouer de la flûte en expliquant que tout était bon ? Hors de question. Le chef de projet hésitait. Julien tenait. Ses collègues, après un bref instant de flottement, firent savoir qu’ils l’appuyaient. C’était apparemment tout ce qu’il fallait : chaque métier y allait maintenant de son objection ; il était clair qu’en fait le projet était totalement foireux et à des années-lumière d’être bouclé, et nos abrutis de clients avaient une fois de plus été à deux doigts de tout faire foirer. La réunion tournait au pugilat. J’en profitai pour me tirer : il était presque dix-huit heures, il ne fallait quand même pas déconner.
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