Départs
C’était le pot de Philippe, qui partait en retraite. On était en juillet, il faisait à peu près beau, quelques tables avaient été dressées dans le pseudo parc qui jouxtait la tour Greenpower. Ça allait mal pour nous et il était clair que Philippe partait en retraite au bon moment. Les choses se goupillaient bien pour lui : il avait connu la grande époque, les années fastes du nucléaire et les primes colossales qui allaient avec, et maintenant il partait en retraite anticipée avec un joli chèque de deux cents mille euros dans le cadre du PDV. Le Plan de Départ Volontaire. Nous, nous sirotions le Champomy bon marché qu’il avait bien daigné nous acheter. À sa décharge, il aurait bien acheté du champagne (de mauvaise qualité), mais la politique de la boîte le lui interdisait : l’alcool était prohibé. Il y eut un discours. Philippe ne savait pas quoi dire. Il sentait bien que Greenpower était à la dérive et que lui quittait le navire. Comme un rat, avec le chèque et la tranquillité, mais bien évidemment ce n’était pas ainsi qu’il l’avait formulé. Il mentit en disant qu’il était sûr que tout irait bien, pour la boîte comme pour nous ; personne ne le crut, on mangea du pain d’épices et quelques sablés Lu. On sentait bien qu’il était déçu, qu’il aurait aimé partir à l’apogée de sa carrière, laissant derrière lui un successeur motivé et de grands projets. La vérité, c’était que ça faisait plusieurs années que Philippe n’avait plus rien branlé. Il avait « fait le Japon » comme il se plaisait à le dire, c’est-à-dire qu’il était parti deux ans au Japon pendant les années soixante-dix, qu’il y avait travaillé ni bien ni mal, comme tout le monde, simplement, il avait eu des primes canons car à l’époque nos comptes en banque avaient des abdos en béton. Il avait niqué pas mal de Japonaises bien sûr, chose dont il s’enorgueillissait à longueur de temps, et à son retour en France il avait fait du suivi d’affaires, et puis c’était tout. Il avait fini à la gestion documentaire. Sa carrière se résumait donc à un fait d’armes qui n’en était pas un, il avait été grassement rémunéré et depuis il nous rabâchait les oreilles avec ses billevesées. J’étais content qu’il se casse, mais pas avec le chèque qui voulait dire que ceux qui restaient, ceux qui bossaient, et peut-être même ceux qui y croyaient, n’auraient ni primes ni augmentations pendant les quelques prochaines années alors que ce vieux crouton inutile s’était gavé et partait avec les honneurs et les décorations.
Mais bon, c’était la saison.
Avec le PDV, tout le monde se cassait.
Les vieux comme les jeunes.
Pas plus tard qu’hier, c’était au tour de Sonia, du planning. Une jeune connasse arrivée il n’y a même pas six mois et qui faisait déjà son pot de départ ; elle avait tellement tchatché tout le monde que toute la boîte était là comme si elle avait fait quarante ans de carrière et toutes les guerres, comme si elle avait été de toutes les aventures et de tous les projets, comme si elle avait monté toutes les usines en Asie, alors qu’elle n’avait strictement rien foutu à part quelques plannings et quelques slides tout moisis. Elle fit un grand discours où elle parla de grande famille, d’aventure humaine extraordinaire et de projets titanesques. Cette mise en scène et cette glorification du néant me sidérait. En plus, il était manifeste que, son grand discours, elle y croyait. Nous étions quelques-uns à siroter du Banga en nous demandant ce que nous avions bien pu faire pour devoir assister à tout ça.
Et avant-hier ça avait été au tour de mon stagiaire. C’était quelqu’un de motivé et il avait bien bossé mais, comme d’habitude, nous n’avions aucun débouché à lui proposer – RH s’était néanmoins senti obligé de lui mentir à ce sujet au moment de le recruter. Il avait fait un petit discours sympathique – beaucoup plus réussi que celui de Sonia ou de Philippe – et puis il était parti ; mon chef lui avait mollement souhaité une bonne continuation, c’était dire l’aveu du néant de l’intérêt porté à sa carrière et à sa motivation.
Je finissais une énième flûte de Champomy quand Emmanuel se mit à me parler d’une connerie dont je n’avais strictement rien à carrer. Il m’expliquait qu’il était inquiet de voir nos concurrents transitionner vers le solaire ; il avait peur d’une « Afrique photovoltaïque ». Il me disait que ce n’était pas bon pour notre business, je bottai en touche en disant que, de mon point de vue, même si ça n’était pas bon pour notre business, c’était quand même bon pour nous en tant qu’espèce. Devant son air de merlan frit, je fus obligé de lui mettre les points sur les i : si l’Humanité commençait à transitionner vers le solaire partout là où c’était possible – typiquement en Afrique, en Asie, en Océanie et en Amérique centrale – cela était une bonne nouvelle pour la planète. Il dut reconnaître que, oui, bien sûr, j’avais raison, mais que « quand même ». Un « quand même » auquel je ne crus pas bon de répondre, et je le poussai gentiment dans les pattes de Florian.
Annotations