Fukushima

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Nous étions le samedi 12 mars 2011.

La veille, il y avait eu ce séisme terrible et ce tsunami gigantesque. Au travail, à la Tour, on avait entendu parler des dégâts à la centrale de Fukushima, notamment d’un début d’incendie. Certains alarmistes notoires disaient que c’était grave. Pas moi. Je n’y croyais pas. Enfin, je ne disais pas que ce n’était pas grave, je disais juste qu’il fallait attendre d’avoir de vraies remontées d’informations. Nous regardions les premières images du tsunami. C’était insensé. Mais sur Fukushima, encore rien de précis.

Ça, c’était le vendredi matin.

Et là, nous étions le samedi matin, le lendemain. Je regardais i-Télé en prenant mon petit-déjeuner.

Et le haut du bâtiment réacteur venait d’exploser.

Sous mes yeux.

Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai vraiment compris ce qu’était Fukushima. En 1986, pour Tchernobyl, je n’étais encore qu’un enfant, et les chaînes d’information continue n’existaient pas. Ça ne m’avait pas touché. Là, j’avais passé la trentaine, j’étais salarié du nucléaire et je regardais i-Télé.

Tout avait changé.

J’avais face à moi la catastrophe de Fukushima.

Mes proches m’appelaient, me demandaient ce que j’en pensais. Je n’en pensais rien de précis. J’imaginais bien que c’était grave, j’avais compris que le bâtiment avait été secoué par une explosion d’hydrogène – je commençais donc à comprendre que le combustible n’était plus en sécurité – mais pour le reste je n’avais pas d’information à donner.

Le week-end passa.

Le monde allait apprendre à connaître Fukushima.

Plusieurs années après, des questions demeurent, mais la catastrophe est bien documentée et bien comprise.

En l’espace de quelques jours, l’accident de Fukushima a d’abord été classé 5, puis 6 et enfin 7 sur l’échelle de l’INES.

Au même niveau que Tchernobyl, donc.

La classification au niveau 7 signifie « accident majeur » avec « rejet majeur » et « effet étendu sur la santé et l’environnement ». C’est une appréciation plus qualitative que quantitative. Et c’est quelque peu trompeur. Loin de moi l’idée de minimiser ce qu’il s’est passé à Fukushima, mais une analyse objective de la situation montre que, bien que classé 7 comme Tchernobyl, cet accident n’a tout de même pas eu la même ampleur. En fait, certains experts demandent même l’établissement de nouveaux rangs sur l’échelle de l’INES : Fukushima y serait toujours classé 7 mais Tchernobyl y serait classé… 9. Cela donne une idée de la différence qui peut exister entre les deux catastrophes, que quelques faits et quelques chiffres permettent d’appréhender.

Tout d’abord, à Tchernobyl, le réacteur a explosé. Ce n’était pas une explosion nucléaire, mais c’était tout de même une explosion. Le réacteur a été détruit, le hangar qui le recouvrait aussi, et du combustible nucléaire a été directement éjecté dans l’environnement.

À Fukushima, rien de tout ça.

Certes, trois réacteurs ont été touchés, et non pas un seul, mais les réacteurs n’ont pas explosé. Une partie des bâtiments, oui, en raison de l’hydrogène, mais pas les réacteurs eux-mêmes. Ils n’ont pas connu cette excursion de puissance ahurissante qu’a connue le RBMK n°4 de Tchernobyl. À Fukushima, les réacteurs ont détecté le tremblement de terre et ont très bien réagi. Ils se sont arrêtés automatiquement et ont lancé les systèmes de refroidissement. Ce n’est qu’après que les choses se sont compliquées, avec le tsunami, lorsque les réacteurs ont perdu tous leurs différents systèmes de refroidissements, même l’ultime secours.

À ce moment-là, le combustible des réacteurs a surchauffé et a fondu mais il n’a jamais explosé. Le combustible nucléaire est resté dans les bâtiments et n’a pas été vaporisé aux alentours comme en Ukraine. Il y a néanmoins eu des rejets. Mais c’est totalement différent de Tchernobyl, où la violence de l’accident fut sans précédent ni antécédent.

Parlons justement des rejets de radioactivité, qui sont tout de même l’une des principales données à analyser. À Tchernobyl, la quantité totale de radioactivité relâchée fut de treize mille six cents pétabecquerels. À Fukushima, ce ne fut que la moitié de ça – sept mille deux cents pétabecquerels. Du coté des gaz rares, le ratio est de quasiment un pour un, mais sur les iodes – parmi les pires produits de fission qui soient –, Fukushima ne représente qu’un dixième de Tchernobyl. Ensuite, en termes de retombées géographiques, si l’on retient un seuil de six cents mille becquerels par mètre carré, Fukushima ne représente que moins de cinq pourcents de Tchernobyl : la catastrophe japonaise fut d’échelle régionale tandis que la catastrophe ukrainienne fut d’échelle continentale.

Du point de vue des mouvements de population, cent cinquante mille personnes furent évacuées de Fukushima contre deux cents soixante-dix mille de Tchernobyl. C’est comparable. Mais à Fukushima l’évacuation n’a pas eu la violence, la bêtise, l’abandon, le mensonge et l’outrage de celui perpétré par les soviétiques.

Quant à l’impact sanitaire, il est lui aussi sans commune mesure.

Pour commencer, Tchernobyl a directement tué une cinquantaine de personnes en raison de l’explosion et des radiations. À Fukushima, aucune mort causée par les radiations n’est à déplorer. Des personnes sont mortes lors de l’évacuation des lieux (une trentaine), notamment des personnes âgées, mais personne n’a été mortellement irradié.

Personne.

Quelques travailleurs sur la centrale ont été exposés à des doses non négligeables, certains ont même reçus des « brûlures » par les radiations. Leur risque de développer un cancer est augmenté. Il ne faut pas le nier, mais c’est tout. À Tchernobyl, des travailleurs et des pompiers sont morts dans d’atroces souffrances causées par les radiations. Pas à Fukushima, qui de ce point de vue fut même bien moins grave que Tokaï-Mura.

Mille cinq cents personnes ont trouvé la mort lors de l’évacuation de la zone pour des raisons diverses et variées mais, comme on l’a dit, aucune mort n’a pu être reliée à la radioactivité. Et encore, ces mille cinq cents morts sont à comparer aux dix-huit mille morts et disparus provoqués par le séisme et le tsunami.

Mais que s’est-il exactement passé à Fukushima ?

La centrale nucléaire, opérée par l’électricien Kepco, comportait six réacteurs à eau bouillante de technologie américaine, conçus par Westinghouse, dont la puissance s’étalait de quatre-cents soixante à mille cent mégawatts électriques. Le vendredi 11 mars 2011, vers 14h45 heure locale, un séisme eut lieu à trois cents kilomètres de Tokyo. La magnitude de ce séisme était de 9, ce qui en faisait le pire tremblement de terre jamais enregistré au Japon. Comme je l’ai déjà dit, les réacteurs ont parfaitement réagi au séisme : le contrôle-commande a immédiatement détecté les secousses, qui durèrent près d’une minute, et a automatiquement stoppé les réacteurs par insertion des grappes de commande dans les cœurs, puis a lancé les systèmes de refroidissement appropriés : les groupes électrogènes au diesel, le séisme ayant provoqué la destruction totale des six lignes d’alimentation électrique externe des réacteurs. Les groupes électrogènes ont parfaitement démarré. En somme tout allait bien, même si des mesures d’émissions de xénon dès les premières secousses laissent encore aujourd’hui penser que certains dommages structurels non graves avaient déjà pu avoir lieu.

Cinquante minutes plus tard, alors que tout allait encore bien à la centrale, le tsunami arriva. D’une hauteur de trente mètres par endroits, la vague ravagea six cents kilomètres de côtes, s’enfonçant jusqu’à dix kilomètres dans les terres.

Le raz de marée faisait presque seize mètres à Fukushima.

La digue ne pouvait pas arrêter des vagues de plus de six mètres.

La messe était dite.

Les ingénieurs et les techniciens assistèrent, médusés, à la submersion du site. Les routes et les parkings furent noyés, les voitures emportées, les bâtiments cernés et inondés.

Et, surtout, les groupes électrogènes au diesel furent noyés.

Le tsunami mit ainsi hors service les systèmes de refroidissement des réacteurs mais aussi des piscines de désactivation des combustibles. Ces systèmes ne purent être réparés à temps, provoquant la surchauffe et la fusion des cœurs de trois réacteurs et la surchauffe de la piscine d’un quatrième. Le tsunami avait presque réussi le strike, si je puis me permettre de m’exprimer ainsi.

Les réacteurs 5 et 6, qui étaient plus récents et construits sur une plateforme située dix mètres plus haut que les autres réacteurs, furent épargnés par les eaux.

La perte des diesels ne signaient en réalité pas encore l’arrêt de mort des réacteurs. En effet, une fois les diesels à l’arrêt, il restait le système dit d’ultime secours, qui permettait encore de faire circuler l’eau stockée dans les tores des sous-bassements des réacteurs. Ce système s’est bien mis en marche, comme quoi les réacteurs étaient bien protégés par de multiples systèmes et que ceux-ci se sont tous correctement mis en marche les uns après les autres, à des années-lumière du scénario insensé de bêtise humaine de Tchernobyl ; le reste fut principalement une affaire de malchance, un cauchemar d’ingénieur grandeur nature. Une énième défaillance électrique provoquée par le noyage des équipements stoppa le système d’ultime secours. Il ne restait alors plus rien pour refroidir les réacteurs qui, comme tous les réacteurs, même à l’arrêt, continuent encore pendant plusieurs jours de dégager une puissance résiduelle faible mais non nulle.

C’était le début de la fin.

La catastrophe était devenue inévitable.

Je ne sais pas ce qu’ont pu penser les ingénieurs dans la salle de contrôle. Étaient-ils même encore capable de penser d’ailleurs, alors que leur monde disparaissait sous leurs pieds ?

En l’absence de refroidissement, le niveau d’eau a baissé dans les réacteurs, dénoyant les barres de combustible, qui sont rapidement montées en température. L’eau s’est mise bouillir et à se vaporiser. Dès sept cents degrés, les gaines ont commencé à se déformer et à se rompre, endommageant le combustible et relâchant des produits de fission dans le circuit primaire. Ensuite, vers mille deux cents degrés, le zirconium des gaines a commencé à réagir avec la vapeur surchauffée, via une chimie exothermique qui a encore accéléré la surchauffe des réacteurs et qui a aussi, surtout, commencé à produire de l’hydrogène hautement explosif. Au-delà de ces températures, les éléments métalliques ont commencé à fondre voire à se vaporiser. Le combustible lui-même, de l’oxyde d’uranium, une forme de céramique, a commencé à fondre vers deux mille sept cent degrés – un niveau de température absolument délirant, bien supérieur à celui auquel était exposé le ventre de la navette spatiale lors de la rentrée atmosphérique. À ces niveaux de température, rien ne peut résister. Tout se met à fondre, formant un magma d’oxyde d’uranium, de plutonium et de produits de fission, mais aussi d’acier et de zirconium et de tout ce que le réacteur contenait et que le magma pouvait absorber. Ce magna extrêmement chaud et corrosif, et évidemment incroyablement irradiant, est appelé corium. Il s’est écoulé au fond des cuves, qu’il a attaquées, fondues, digérées et percées, avant de s’aventurer sur le sol en béton armé des réacteurs accidentés.

L’impensable avait eu lieu.

À cause de l’apparition d’hydrogène, la pression a commencé à augmenter. Les ingénieurs décidèrent de dépressuriser les réacteurs pour éviter les surpressions, ce qui provoquent d’énormes rejets de radioactivité dans l’environnement. Mais en ouvrant les évents des tores, l’hydrogène s’est accumulé dans certaines zones, et le 12 mars, une explosion d’hydrogène eut lieu. Deux autres suivirent. Ces explosions et les incendies associés ruinèrent définitivement les installations.

En parallèle du suivi des réacteurs, dont l’alimentation électrique revenait progressivement à la normale au prix d’efforts colossaux, le personnel eut également à refroidir puis à renforcer les piscines.

Les réacteurs noyés et fissurés se mirent à fuir, laissant échapper dans l’environnement des volumes considérables d’eau contaminée. Pour mitiger les fuites, Kepco a construit un mur de confinement autour des installations, en solidifiant les sols par injection de silicate de sodium sur seize mètres de profondeur. Pour renforcer cette barrière, Kepco a ensuite construit une barrière cryogénique, un mur de glace digne de Game of Thrones, dont la profondeur atteint trente mètres et la périphérie un kilomètre et demi. La consommation énergétique d’un tel ouvrage est pharaonique.

Aujourd’hui, le démantèlement de la centrale bat son plein, dans des conditions aussi épouvantables qu’ubuesques pour les travailleurs, qui s’entraînent parfois pendant des semaines avant de s’habiller pendant plusieurs heures pour au final ne travailler que pendant trente secondes en raison des radiations. Les eaux contaminées récupérées sont stockées dans des gigantesques citernes vidangées vers des usines de retraitement et de décontamination.

Les experts estiment qu’il faudra quarante ans et deux cents milliards de dollars pour liquider les conséquences de cet accident. Il est permis de penser que ce sera beaucoup plus long et beaucoup plus coûteux, les budgets de ce genre d’opérations étant connus pour systématiquement déraper, et la mafia locale ayant déjà démontré son insolente capacité à s’arroger la moitié de budgets investis dans la décontamination. Certains parlent de mille milliards de dollars à terminaison. Des dizaines de milliards ont déjà été et seront encore versés au titre de dédommagement du public et du privé.

De nombreuses zones autour de la centrale restent encore inhabitées. Elles peuvent aujourd’hui être visitées, comme Pripiat et Tchernobyl, mais un retour à la normale semble impossible à imaginer. Dans certaines zones il faudrait décontaminer les sols, refaire les toits et arracher les routes, un travail titanesque que personne ne saurait ni ne voudrait accomplir. Les soviétiques ont bien essayé à Pripiat, mais même leurs ressources humaines quasi illimitées et leur total mépris du danger n’auront pas suffi à y arriver.

Maintenant, quelles sont les conséquences sanitaires avérées et à venir du point de vue de l’irradiation ? J’ai déjà digressé longuement sur la nature, l’origine et la fiabilité de ce type d’analyses chiffrées dans le cadre de Tchernobyl. Les mêmes remarques s’appliquent évidemment au cas de Fukushima. Je ne détaillerai ici que les chiffres de l’Organisation Mondiale de la Santé, chacun pourra les juger comme il le voudra. D’après l’OMS donc, les conséquences sur la santé humaine de l’irradiation consécutive à l’accident de Fukushima sont minimes. Certains riront de cette analyse mais celle-ci indique que, d’après les modèles mathématiques et physiologiques, aucune augmentation des cancers ne sera observable à l’échelle du Japon. À l’échelle des zones les plus contaminées, toujours d’après les modèles déjà longuement discutés, le risque de cancer pourrait être accru chez les enfants exposés : quatre pourcents pour les cancers « solides », six pourcents pour les cancers du sein, sept pourcents pour les leucémies et soixante-dix pourcents pour le cancer de la thyroïde chez les filles. Ces chiffres ne sont pas nuls, l’OMS ne saurait donc être accusée de prétendre qu’il n’y a aucun danger. Simplement, l’OMS n’est pas alarmiste et remet les points sur les i en ajoutant de la science et du calme dans le débat passionné sur Fukushima.

La principale chose que je retiens de cette histoire, c’est que Kepco avait été mis au courant en 2008 par une de ses filiales qu’un séisme de grande magnitude était crédible, et que d’avoir découplé lors de l’analyse de risque les effets d’un séisme et d’un tsunami relevait de la connerie. Il fallait évidemment en cumuler les effets, et dans ce cadre un séisme suivi d’une vague de quinze virgule sept mètres était tout à fait possible. Cette étude indiquait qu’il était « indispensable » de construire une digue de trois cents mètres de large capable d’arrêter une telle vague. En réponse, Kepco demanda à ce que les résultats de cette étude ne soient pas divulgués.

Et Kepco n’a rien fait.

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