Six mois plus tard
Le projet ATR était arrêté depuis quelques semaines, après avoir tutoyé des sommets himalayens dans la déroute. En réalité, ATR n’était pas réellement à l’arrêt, il était en « stand-by » (pour ne pas dire en pause ou, plus simplement, dans l’ornière). Les raisons officielles étaient juste assez obscures pour pouvoir donner le change face au client (l’usine de la Gale), mais dans les couloirs personne n’était dupe. Le projet ne redémarrerait jamais, mais officiellement tout allait bien, inutile donc de rechercher les coupables. Inutile, également, de chercher à comprendre les raisons de cet échec. Nos modes de travail étaient donc saufs et nos chers managers pouvaient donc continuer à foutre en l’air les finances de Green Power, bref, tout allait bien. Philippe n’avait même pas eu à être officiellement démobilisé, puisque Jean, le chef du projet DTC, avait fait un AVC, et devait donc être remplacé. Philippe avait donc pu tout naturellement glisser d’ATR à DTC sans que cela ne marque un quelconque arrêt officiel. Les choses étaient bien faites. En plus, Jean se remettait plutôt bien de son AVC, ce qui ne rendait pas le tour de passe-passe trop morbide. Jean revint vite parmi nous, fut mis sur un autre projet sans que cela n’émeuve personne, et ATR restait tranquillement à l’arrêt. Sur recommandation de son médecin, Jean était censé arrêter la cigarette et, pour ce faire, était supposé vapoter au lieu de fumer ; finalement il faisait les deux. Très loin de l’aider à arrêter, la cigarette électronique lui avait en revanche ouvert des portes jusqu’ici fermées, et s’était mis à fumer à peu près partout là où il ne pouvait le faire précédemment avec la cigarette traditionnelle. Les choses étaient bien faites, vous dis-je.
Pour ma part, voyant ATR mourir, j’avais humblement demandé si je ne pouvais pas regagner mon « unité », c’est-à-dire retourner à mon ancien métier. Techniquement, du point de vue de l’organigramme, cela correspondait à une régression. Le système ne le permettait pas, en tous cas pas avec la compréhension non-humaine des personnes qui étaient en face de moi. Je fus donc « chargé de mission », sans que personne n’ait jamais su me définir précisément ce que cela voulait dire. On m’envoyait à d’obscures réunions à l’usine de la Gale, j’en revenais perplexe ; d’un point de vue purement pratique j’étais payé à ne rien foutre, sans que cela ne pose manifestement le moindre problème. Mais ce jour-là, hasard, contingence ou nécessité, je ne sais pas, je devais recevoir quelqu’un en entretien en soutien à RH, pour un recrutement dont on n’avait pas cru bon de me communiquer la fiche de poste.
Le candidat, qui venait manifestement de Marseille, n’arriva qu’avec trois heures de retard. Nos locaux étant situés à Médon-les-Brumettes, arrivé à Saint-Jean, le candidat avait assez logiquement pris le RER pour Médon B. Le problème, c’était que la gare de Médon-les-Brumettes s’appelait en réalité Charleville-le-Gentil – Médon-les-Brumettes (dans un évident souci de concision), et que le RER à prendre était en réalité celui de Charleville (celui de Médon B. desservant en réalité Médon-Beaulieu, dans un évident souci de cohérence). Le temps que le candidat se rende compte de sa méprise, il était déjà loin, Médon-Beaulieu ayant le bon goût de se situer dans la direction opposée de celle de Médon-les-Brumettes (par rapport à Saint-Jean, s’entend). Je me demandais à quel point il ne serait pas possible d’intenter un procès à la SNCF, au STIF et à la RATP pour leur total mépris de la plus basique logique élémentaire. Le candidat arrivait donc par la ligne A, ma « préférée ». Le concept de place assise y a manifestement été exclu dès la conception. Certains quais sont tellement immondes que l’on se demande parfois en quoi Paris serait la « plus belle ville du monde ». La climatisation y est systématiquement en panne ou totalement anémique, si bien qu’il y règne une chaleur terrifiante en été. Au début de l’automne pourtant, non seulement elle n’est pas coupée mais en plus elle retrouve une certaine vigueur, comme pour mieux signifier aux usagers que l’hiver s’annonce glacé. Je m’imaginais le pauvre type, stressé par le retard, ne parvenant pas à joindre le standard (nous avions manifestement des problèmes avec la téléphonie sur IP). Il était probablement perdu dans un mélange d’air chaud et froid, de senteurs de pisse et de gras de pain au chocolat. Je n’ai aucun souvenir de l’entretien. Je m’étais éclipsé, prétextant un rendez-vous « projet » – un mot qui, à peine prononcé, commence déjà à distiller son pouvoir magique et à faire effet. Chez Green Power, le Projet est tout, le reste n’est rien. Ainsi donc, si j’avais une réunion « projet », tout pouvait m’être excusé (y compris, sans doute, de violer un bébé). Il me semble que, en réalité, nous étions vendredi, en fin d’après-midi, et j’avais une soirée avec de vieux amis que je ne souhaitais pas manquer. Je m’étais donc, tout simplement, tiré.
La petite sauterie avait à peine commencé qu’une amie décidait d’annoncer qu’elle était enceinte. Tout le monde était fou, hurlant de joie. Pas moi. Je sais que dans ces moments-là, on est censé être surpris, content, ému. Je suppose que je ne suis pas comme les autres. Je n’en suis ni fier ni heureux, mais c’est ainsi. Je n’étais pas surpris – comment l’être ? Les gens baisent et, vers 30 ans, font des copies de leurs gènes –, ni content – c’était mon amie, bien sûr, mais enfin, désolé, je suis peut-être un enfoiré, mais ça n’était pas de nature à me rendre heureux d’une quelconque manière –, ni ému – je n’aime pas les enfants, les femmes enceintes et fières de l’être alors qu’il n’y a strictement rien de noble dans le fait de devenir parent. C’est même l’inverse, car avoir un gosse revient en réalité à céder à notre plus brutale animalité – la réplication du génome, qui, dans le monde du Vivant, a toujours tout piloté. Par ailleurs, avoir des enfants aujourd’hui est, me semble-t-il, aussi irresponsable qu’égoïste, vu l’état général de la planète et, plus prosaïquement, des finances de la France. Je ne supporte pas davantage les papas abrutis, et tout ce qui va avec.
J’exagère peut-être mon côté blasé.
Je suppose que, tout de même, j’étais un tout petit peu heureux, au moins pour elle (quoique, ne parvenant déjà pas à l’être pour moi, je me permets de réserver mon jugement). Ce qui est sûr, c’est que je l’étais moins pour lui, qui semblait subir la situation, malgré ses louables mais transparents efforts pour tenter de laisser croire le contraire. Peut-être aussi que les autres surjouaient leur surprise, leur bonheur, leur émotion. Oui, peut-être.
Sans doute.
Il n’empêche, je sentais bien qu’il existait un fossé entre mes mécanismes de pensée et ceux des autres ; une différence de nature au-delà d’une simple différence de degré. Au risque de me répéter, je n’en suis pas fier, ni honteux, encore moins heureux – au contraire. Mon inadaptation manifeste au monde qui m’entoure est une perpétuelle source de souffrance dont je me passerais bien. Je fis une bise appuyée à Julie – puisque c’était son nom, à mon amie –, une tape dans le dos d’Antoine – le pauvre futur papa qui, il me l’avoua au petit matin, se liquéfiait déjà à l’idée de ne plus dormir et de changer les couches pleines de caca –, puis j’allais me bourrer la gueule, consciencieusement, méthodiquement, en me disant que j’étais un monstre. Je n’en suis pas un, pourtant. J’aime profondément mes amis. Je suis terriblement loyal. C’est juste que je ne fonctionne pas comme on pourrait l’attendre de moi.
J’ai continué à picoler, la soirée a rapidement et efficacement embrayé, nous nous sommes mis à chanter, fort et de plus en plus faux ; j’étais ivre mort affalé sur le canapé. Vers le milieu de la nuit, il ne restait plus grand monde en vie. Les couples, heureux, étaient depuis longtemps partis ; seuls les mélancoliques comme moi avaient manifestement décidé d’aller jusqu’au vomi. Nous allions fermer boutique lorsque le voisin dépressif de notre hôte passa, alors, en comité restreint, nous avons ressorti les bouteilles et nous avons enchaîné les culs secs de vodka jusqu’au petit matin, sans autre raison que notre incapacité à renoncer à essayer de combler le vide de nos existences. Chaque nouveau shot amenait son lot de spasmes et de renvois, c'était atroce, mais nous ne nous sommes pas arrêtés là. Quelqu’un, je ne sais plus qui, a eu l’idée lumineuse de faire de l’irish coffee. Préparé avec une base de café instantané, et sans sucre car il n’y en avait plus, mélangé avec un mauvais whisky, je crois pouvoir dire que c’était épouvantable. Nous avons fini par nous effondrer. Le lendemain, l’appart ressemblait à Verdun.
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