Deux mois plus tard
Green Power était devenu Greenpower. D’après nos communicants, c’était positif : plus concis et moins arrogant. À les entendre, ce changement allait nous sauver. Je notais surtout que ça nous avait coûté une blinde en consulting et autres études de marché – le chiffre de deux cents mille euros circulait – et que ça allait encore nous coûter une deuxième blinde : il allait falloir tout refaire, les sites internet, les badges, les pancartes, les panneaux, bref, toute la signalétique. Un peu comme lorsqu’EDF était devenue eDF. De toute évidence, la Direction avait décidé de viser l’or olympique à l’épreuve d’enculage de mouche synchronisé.
Je revenais de réunion lorsque mon téléphone sonna. C’était mon n+3. Je ne le connaissais pas, ne l’avais jamais vu de ma vie. Il se mit immédiatement en tête de m’engueuler, pour une sombre histoire de dépassement de deux euros trente-cinq sur un repas passé en note de frais lors de mon dernier déplacement à l’usine de la Gale. Je répliquai calmement que je connaissais très bien le plafond de remboursement, et que, par définition, ils étaient censés me rembourser jusqu’à ce plafond et pas au-delà et que c’était tout, que ça coupait court à toute discussion : ces deux euros trente-cinq étaient pour ma pomme, voilà tout. Mais non. Rien n’y faisait. Le type avait manifestement décidé de me faire la morale. Je persistais : à quoi bon établir des plafonds si c’est pour se plaindre d’avoir à rembourser plus ? Tout l’intérêt du plafond est pourtant justement de clarifier en amont la situation. Je faisais également remarquer que nous étions tous les deux facturés environ cents euros de l’heure et donc que toute cette discussion insensée nous avait déjà emmenés bien au-delà des deux euros trente-cinq de la discorde, et donc que pour Green Power, pardons, Greenpower, il valait mieux être d’accord sur le désaccord et arrêter les frais le plus vite possible. Il me traita d’impertinent. Je répondis que oui, s’il le voulait, puis je raccrochai. Une heure plus tard, le temps que l’histoire de ma passe d’armes diffuse dans l’organigramme, mon chef de section vint me faire la morale pendant vingt minutes (soit une dépense inutile complémentaire de l’ordre de soixante euros). Il était bientôt dix-huit heures. Je décidai que j’en avais ma claque, et prit un RER pour aller retrouver quelques amis.
Je glandais tranquillement sur la terrasse de mon pote, lorsqu’un type que ne connaissais pas m’aborda. Je lui demandai platement ce qu’il faisait dans la vie, espérant avoir droit à la version courte. Il me répondit qu’il était ingénieur. Comme je le sentais un peu fuyant, je lui demandai de préciser, il s’absorba alors dans la contemplation du carrelage, puis précisa d’une voix faible qu’il était dans l’informatique. Manifestement très conscient d’exercer un travail obscur et probablement inutile, ou en tous cas dont l’intérêt pour l’avancée de la civilisation était sérieusement sujet à caution, il ne se dépêcha pas de préciser qu’il était développeur, cela voulait donc dire qu’il ne l’était pas ; les développeurs eux, au moins, créent des choses, ils conçoivent des algorithmes, certains peuvent même faire progresser la science. Mais lui, non, il était simplement « informaticien », incapable ou non désireux de développer, c’est-à-dire probablement un moins que rien. Je l’imaginais très bien au support d’une hotline d’un grand groupe, à prendre des appels d’utilisateurs bloqués sur Word ou Outlook, à devoir réinitialiser des mots de passe, bref, dans le caniveau existentiel. Si ça se trouve, il bossait pour un prestataire de prestataire de Greenpower et j’avais peut-être même déjà eu affaire à lui pour débloquer Docu-rectum. Je ne sais plus trop sous quel prétexte il prit congé de moi.
Je restai sur la terrasse, dans mon coin, à me morfondre en avisant cette atroce nuit rouge sans étoiles quand un étrange et jeune connard aux oreilles décollées et aux vêtements cloutés se posa à côté de moi, me faisant clairement douter de la nature de la réalité ou, à tout le moins, me demander ce que je foutais là. Puis, je me souvins. C’était le petit frère de la copine d’un copain. Il se mit à dessiner pour faire son intéressant avec son grand carton à dessins ; il attendait sans doute un compliment, probablement même pas pour la qualité de son dessin mais juste pour le fait qu’il était un « artiste », je le laissais copieusement mariner dans son jus et son silence ; ne voyant rien venir et son dessin devenir de plus en plus moche (il était bien obligé de meubler après les premiers traits énigmatiques derrière lesquelles il espérait sans doute se cacher), il s’en alla, comme le misérable qu’il était. Je me fis la réflexion qu’il était grand temps d’admettre que c’était une soirée de merde, et je m’éclipsai pour rentrer d’un coup de RER.
Calé dans un wagon moisi d’un des derniers trains avant la sanction du Noctilien, je fus soudain pris d’une terrible envie de me vider. Mon ventre fut pris de spasmes comme si j’allais « enfanter » un Alien. À la Défense, je me résolus à payer pour utiliser les toilettes automatisées. Elles étaient, bien évidemment, en panne. Je commençais à paniquer. Je décidai de sortir de la gare, où tout était fermé, pour m’aventurer sur le parvis. De là, j’avisai le McDonald’s, mais il était fermé lui aussi. La douleur devenait insupportable ; je parvins à me traîner, plié en deux, jusqu’au Gaumont. Je me dirigeai péniblement vers les toilettes. Mes sphincters étaient au bord de la reddition, mais enfin, je me disais que mon calvaire était sur le point de prendre fin, aussi je relâchai un peu la pression sur mes organes internes. Je vécus comme un coup de poing dans l’estomac la pancarte « Fermeture technique » sur la porte des sanitaires. Je m’assis sur un rebord, anéanti par la douleur et la sidération devant ce qui se profilait : un échec critique, un accident bactériologique grave avec rupture de confinement. J’allais, selon toute probabilité, me chier dessus en spray. C’était inimaginable mais pourtant vrai. Je tentai de contrôler un dernier spasme avec l’énergie du désespoir, puis je vis l’Hippopotamus, trente mètres sur ma droite. Ils étaient en train de fermer, mais ils n’avaient pas encore fermé. Avec rage, je me ruai vers leurs toilettes. Un serveur m’arrêta, m’expliqua que ce n’était pas possible, qu’ils étaient en train de fermer. Je lui dis, d’une voix éteinte, que c’était une urgence absolue. Il me jaugea, puis la blancheur de mon visage sembla emporter les suffrages, il me fit alors signe que, ok, c’était bon, je pouvais y aller. Je m’enfermai à la hâte, déboutonnait mon pantalon. Je me laissai tomber plus que je ne m’asseyais, me laissant vaguement guider par les murs du local exigu. Je n’avais pas terminé ma descente vers la lunette qu’un liquide chaud et épais jaillissait déjà de mes entrailles, façon allumage de rétrofusées à la SpaceX, selon un angle tellement obtus qu’il me fit craindre le pire en termes de dommages collatéraux, mais au moment où j’atteins enfin la lunette, après ce qui me sembla être une éternité géologique, que dis-je, un éon voire un étron cosmologique, scellant hermétiquement ce que je me devais bien de considérer comme une scène de crime, ou plutôt une catastrophe sanitaire, le jet ne semblait pas avoir (trop) tapé à côté. Je continuai de me vider à haut débit, en suant comme un porc et en suffoquant encore pendant quelques dizaines de secondes. Je mis ensuite de longues minutes pour me remettre et pour m’essuyer. Je me lavai consciencieusement les mains, puis je m’aspergeai le visage. Je tirai plusieurs fois la chasse. Tout semblait en ordre. Je quittai les lieux, léger et guilleret comme celui qui a vu la mort en face et qui, au dernier moment, a été épargné.
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