Alvéoles

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Devant les vitres trempées de la véranda inondée par la pluie où se prenait le petit-déjeuner de l’hôtel, je fixais d’un œil morne le port encore perdu dans cette nuit froide de novembre, en maudissant ces foutues mouettes qui avaient hurlé toute la nuit et le vent qui faisait glong-glong avec les mâts des bateaux. Je mâchonnais des céréales diététiques bio qui m’évoquaient vaguement des granulés pour chevaux.

Les informations tournaient en boucle sur un écran plat installé sur le mur du fond. Des experts s’écharpaient vigoureusement à propos du PSG ; la question étant de savoir si, oui ou non, le club pouvait enfin gagner la Ligue des Champions cette année. Il me semblait qu’il s’agissait sans doute là de la question la plus inintéressante jamais posée par l’humanité. L’histoire d’amour naissante entre la sonde Rosetta et la comète Tchouri n’avait pas été totalement oubliée par les équipes d’i-Télé, mais ce triomphe de la science semblait clairement moins intéresser les gens que le PSG. J’étais affligé. L’humanité m’apparaissait alors comme un magma gluant et stupide auquel il faudrait encore quelques milliers d’années pour se dégager de la bêtise, de l’égoïsme et de Jean-François Quopé. Puis encore quelques autres milliers d’années, si jamais elle ne s’était pas autodétruite sur la durée, pour mettre fin à la religion, à l’abattage des animaux, au capitalisme et, peut-être, enfin, vaincre la mort et entrer dans l’éternité.

J’essayais de finir mon mauvais café instantané en me demandant pourquoi j’étais aussi mal luné. Les mouettes et le vent n’expliquaient pas tout. Je supposais que, depuis que nous n’étions plus de simples chasseurs-cueilleurs prompts à mourir d’une carie à vingt-cinq ans qui se caillaient le cul dans des grottes humides et glacées à bouffer des baies toxiques et à se faire dessus en spray en pensant aux prédateurs prêts à nous tuer, on se posait tout simplement trop de questions, des questions qui n’avaient pas de réponse, et qu’au fond nous n’étions restés que des sacs de protéines vaguement éveillées, et que dans ces conditions le malaise cognitif était assuré. Je reposai mon café et décidai qu’il était temps d’y aller, j’avais une réunion à ne pas manquer.

J’arrivais sur le site, me fit refaire un nouveau badge, puis je m’engouffrai dans la nuit. La réunion avait encore lieu sur un putain de chantier, dans un préfabriqué que je devinais mal chauffé. J’essayais de ne pas trop me couvrir de boue, de cette boue normande gluante et omniprésente dont l’horreur monotone devait remplir les journées des ouvriers. Le soleil commençait vaguement à se deviner. Ce soleil auquel les ouvriers devaient probablement s’agripper de toutes leurs forces pendant les dernières heures encore tièdes de l’année, pour essayer de retenir encore un peu de sa chaleur, avant qu’il ne déserte définitivement le chantier. Dans la lumière du jour naissant, on commençait à apercevoir la gigantesque cheminée en acier dédiée au refroidissement, dont le sommet, perdu dans la brume, semblait absent. Nous étions en train de construire là une installation d’un genre nouveau, absolument titanesque ; une installation dont j’étais intimement mêlé à la conception du temps où je faisais encore de la simulation en radioprotection. C’était un des rares projets qui me semblaient avoir été réfléchi correctement. Julien vint me saluer, avant de s’absorber lui aussi dans la contemplation de notre création tellement colossale qu’elle semblait être une parfaite absurdité.

La réunion commença à l’heure, étrangement, et ce fut reparti pour la danse des indicateurs. On nous montra de jolies courbes censées présenter l’avancement ; il n’était pas difficile de deviner que nous étions en retard, mais les ingénieurs planning avaient fait tout un tas de jolis dessins en rouge criard. Manifestement, peu nous importait que notre client soit satisfait : il suffisait de présenter des smileys. Je notais que la somme d’indicateurs censée égaler l’unité faisait en réalité un virgule deux ; il y avait manifestement là un problème d’ordre mathématique, mais je parvins à grands frais à m’abstenir de le leur faire remarquer. Les slides continuaient à défiler, et le chef de chantier n’arrêtait pas de nous dire que désormais il avait la pleine visibilité sur le projet. Je savais parfaitement que, au-delà de certains éléments parfaitement concrets et donc aisément quantifiables, comme la quantité de béton coulée, cette visibilité n’était qu’artificielle et fortement faussée, mais de toute façon cela ne changeait rien à l’affaire. Cette pseudo-visibilité ne faisait que donner l’illusion de la maîtrise des éléments, et permettait surtout aux managers de justifier leurs salaires par le biais de jolies présentations PowerPoint, présentations qui remontaient les échelons de la hiérarchie, s’enrichissant à chaque niveau d’éléments d’auto-congratulation visant à se faire bien voir d’un énième supérieur, au mépris d’une réalité non mesurable et donc faussement mesurée, et ainsi de suite, jusqu’au top-management qui pouvait ainsi se gargariser et mettre en place des « plans d’actions », qui suivaient le chemin inverse, redescendant par cascading jusqu’au bas-peuple. Un coordonnateur de lot demanda à Martin, qui présentait, s’il avait pu comparer les courbes des alvéoles 70 et 80 ; je me souvenais que cette question avait déjà été posée à la réunion précédente. Martin répondit que, non, il n’avait pas eu le temps de faire la comparaison, mais il était manifeste qu’il avait tout simplement eu la flemme et qu’il méprisait son interlocuteur. Le coordonnateur insista, expliquant que ce serait nécessaire si jamais le chantier de l’alvéole 70 venait à dépasser celui de l’alvéole 80, ou bien si l’Autorité de Sûreté demandait si le retour d’expérience d’un chantier profitait bien à l’autre. Martin répondit qu’il essaierait de voir ce qu’il pouvait faire, l’air d’espérer qu’aucune de ces deux possibilités ne se présenterait. Un type profita d’un bref instant de flottement pour demander plus de réunions, arguant qu’il trouvait qu’il n’y en avait pas assez et qu’il était toujours largué. Je frémis à l’idée d’être convoqué encore plus souvent qu’à l’accoutumée. Il y avait donc clairement un traître parmi nous. Un traître, ou un troll, difficile à dire. Le chef de projet répondit qu’il en avait pris note et demanda à ce qu’on passe à la suite de l’ordre du jour.

Me faisant mortellement chier, je consultais mes emails tout en glandant sur internet. Un collègue m’envoya un SMS pour m’informer qu’un article venait de sortir dans la presse, mettant encore plus à mal l’avancement du chantier du RFPR de Fletanville. Il n’était plus question d’une teneur en carbone légèrement trop élevée dans l’acier de la cuve du réacteur, mais d’une teneur en carbone beaucoup trop élevée, et sur des zones de beaucoup plus fortes épaisseurs qu’espéré. Par ailleurs, les journalistes avançaient que les analyses de la qualité de l’acier avaient été délibérément falsifiées. Interrogé, notre PDG ne chercha même pas à démentir les accusations de falsification, admettant que, oui, c’était bien possible. C’était proprement consternant. La cuve du RFPR de Fletanville allait peut-être devoir être changée, et par suite celles des deux RFPR japonais également, faites du même acier, ce qui allait se compter en dizaines de mois de retard et en centaines de millions de dollars – si ce n’était en milliards. Greenpower semblait, plus que jamais, au bord du gouffre. Je me demandais qui pouvaient bien être ces fous furieux qui avaient sciemment pris la décision de livrer une pièce défectueuse, alors même que ladite pièce représentait la première barrière de confinement de la machine la plus dangereuse jamais imaginée. Certaines personnes s’étaient manifestement égarées en chemin avec le feu prométhéen.

Un débat animé me ramena au suivi de la réunion. Quelqu’un avait apparemment demandé pourquoi le risque de chute de la grue numéro deux sur l’enceinte UVB avait été écarté. Les types de la Sûreté avaient répondu en avançant une probabilité, expliquant que le chiffre était faible et donc que le risque pouvait être écarté. Je me disais que, ce qui comptait principalement, c’était la conséquence potentielle de ce risque, et l’enceinte UVB étant vide, le risque nucléaire était nul. Ce type de réponse m’aurait bien convenu, mais la mise en avant, tel un cache-sexe, d’un chiffre issu d’un pool statistique dont la véracité avait été battue en brèche depuis de nombreuses années, me semblait être la pire réponse qui puisse être apportée. Et pourtant, c’était bien ainsi que Greenpower avait décidé de continuer à procéder. Le chef de projet décida de mettre fin à la réunion, en rappelant que « tout le monde était mobilisé », manifestement très content de sa formule pourtant d’une parfaite vacuité.

En allant prendre le café avec les autres, je consultais mon compte en banque, et je constatai que le salaire allait tomber aujourd’hui, et que les impôts allaient passer demain ; c’était particulièrement frustrant, mais je me dis que ça devait probablement être ça, le grand cercle de la vie cher à Mufasa.

Au moment de quitter le préfabriqué, Julien, qui partageait globalement mon analyse sur le projet, me fit remarquer que nous allions probablement être mobilisés pour l’animation des débats des enquêtes publiques à venir pour le lancement d’une extension de l’installation en construction. Je réfléchis un court instant, puis je me dis que, oui, il avait probablement bien raison : cela faisait des mois que nous étions impliqués dans toutes ces réunions projet sans jamais rien y branler de concret, et notre background hautement technique et multi-métier couplé à notre statut de coordonnateur-observateur faisait effectivement de nous des choix tout indiqués pour jouer les experts de service lors des séances publiques.

Oui, c’était logique.

Ce qui l’était moins, c’était que nous n’en ayons jamais été officiellement notifiés. De toute évidence, et cela ne nous étonnait guère, nos supérieurs respectifs avaient tout simplement oublié de nous le signaler, ou alors ils n’en savaient encore rien eux-mêmes, ce qui nous semblait d’une égale probabilité.

Je n’avais jamais participé à ce genre de réunion, mais je savais que c’était un exercice excessivement compliqué où nous allions, de toute évidence, être violemment pris à partie. Nous allions être passés au pilori. Tout prenait enfin sens. Le système planétaire dans lequel je gravitais depuis quelques mois sans y comprendre ni ma fonction ni ma place venait soudain de se réorganiser dans mon esprit, les planètes venant manifestement de s’aligner avec mon cul. Réflexion faite, ce n’était même plus des planètes, c’était des étoiles à neutrons, et elles allaient bientôt me défoncer le fion.

Je saluai Julien et me mis en route pour la gare, je ne voulais pas être en retard. Je rendis la voiture de location, et me présentai devant mon wagon. En réponse aux récents attentats, la SNCF avait recruté de nouveaux agents de sécurité, dont l’un me demanda de mettre une étiquette sur mon sac. Cela me sembla parfaitement grotesque et tout aussi dérisoire, symbolique de notre incompréhension de la situation et de notre incapacité à la gérer. Je pris place dans le train et piquai un somme bien mérité.

Arrivé à Saint-Lazare étrangement sans retard, une voix mécanique grésilla puis annonça que le train desservirait toutes les gares jusqu’à Saint-Lazare. Je haussai les épaules devant cet échec permanent de la technologie de la SNCF et quittai le wagon, puis je m’engouffrai dans le métro. Arrivé à ma station, un type étrange décida de m’accompagner jusqu’à mon immeuble, sans que je lui aie rien demandé. Pour une raison restée obscure, il avait manifestement décidé de me raconter le saut en parachute d’un de ses potes à Villacoublay. Tout ça n’avait absolument aucun sens ; c’était aussi surréaliste que flippant. Mais c’était un nain de jardin aux oreilles décollées, et j’étais prêt à lui mettre une énorme patate dans sa gueule de raton si la situation venait à s’emballer. Arrivés au pied de mon immeuble, il me souhaita finalement une bonne soirée puis disparut dans la nuit. Bref, j’étais de retour à Paris. Heureusement, demain, on était samedi.

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