Alpha bêta gamma
Je travaille dans le nucléaire.
Je compte bien parler de mon travail, de son histoire et de ses conséquences.
Impossible de prétendre parler du nucléaire sans passer un minimum de temps à décrire ce qu’est la radioactivité et quels sont ses effets.
La radioactivité est la désintégration d’atomes lourds instables en atomes plus légers et plus stables (ou l’agrégation d’atomes légers instables en atomes lourds plus stables). Ainsi de l’uranium et du plutonium qui se désintègrent dans les réacteurs nucléaires ou dans les bombes A. Ainsi de l’hydrogène qui fusionne dans le soleil et dans les bombes H (et dans les réacteurs à fusion expérimentaux).
La fusion et la désintégration produisent une libération d’énergie : les atomes radioactifs sont instables, car ils portent en eux une énergie trop forte qu’ils ne peuvent contenir indéfiniment – un peu comme un ressort qu’on aurait comprimé jusqu’à l’extrême et qui serait sur le point de rompre ces attaches pour libérer son énergie potentielle de compression élastique en énergie cinétique. C’est cela, une réaction atomique : un système instable du fait de sa propre énergie, qui finit par se stabiliser en se désintégrant et en libérant cette énergie. Comme n’importe quelle autre réaction chimique exothermique.
Il existe cependant deux différences fondamentales entre une réaction atomique et une réaction chimique. La première, c’est que les énergies mises en jeu sont sans commune mesure : une bombe atomique peut théoriquement libérer jusqu’à six mégatonnes de TNT (trinitrotoluène) par tonne d’arme, soit une efficacité six millions de fois supérieure pour les réactions atomiques par rapport aux réactions chimiques. La seconde, c’est qu’une réaction atomique libère des rayonnements ionisants terriblement dangereux pour les systèmes vivants. Les réactions chimiques libèrent elles aussi des produits toxiques (pensez simplement à la pollution de l’air par les moteurs à combustion), mais leur dangerosité est totalement inconséquente face à celle des réactions atomiques.
Les rayonnements ionisants sont de trois types : alpha, bêta et gamma.
Le rayonnement alpha correspond à une particule « lourde » : un noyau d’hélium. Émis à la vitesse déconcertante (et pourtant faible par rapport à ses « coéquipiers ») de quinze mille trois cents kilomètres par seconde (provoquant un recul à son émetteur de deux cents quatre-vingts kilomètres par seconde), le rayonnement alpha est le vecteur d’une énergie cinétique considérable. Lourd et volumineux (toutes proportions gardées bien sûr : la taille d’un noyau d’hélium n’est dans l’absolu que de dix à la puissance moins quinze mètre), il est très vite arrêté par son environnement : une simple feuille d’aluminium ou même juste quelques centimètres d’air suffisent à l’arrêter. Il est donc très facile de s’en protéger : aucun équipement n’est nécessaire, il suffit de ne pas être au contact de la source. Mais s’il vous impacte, typiquement si vous l’ingérez et qu’il vient frapper les parois intérieures de votre système digestif, les dégâts seront incommensurables.
Le rayonnement bêta, qui peut être bêta « moins » ou bêta « plus », correspond respectivement à l’émission d’un électron ou d’un positon (particule d’antimatière opposée à l’électron). Beaucoup plus léger que le rayonnement alpha, le rayonnement bêta est beaucoup moins énergétique, mais il est aussi beaucoup plus difficile à arrêter – il est donc beaucoup plus difficile de s’en protéger. Transitant à la vitesse ahurissante de quatre-vingt-dix pourcents de la vitesse de la lumière, il est globalement cent fois plus pénétrant que le rayonnement alpha. Il peut nécessiter plusieurs dizaines de centimètres de béton, de plomb ou d’acier pour être arrêté.
Le rayonnement gamma correspond quant à lui à l’émission d’un photon – une particule de lumière, mais pas dans le domaine visible. Proches des rayons-X, les rayons gamma sont encore plus énergétiques et donc encore plus dangereux que les rayonnements bêta. Les pires sources de rayonnement gamma que l’on puisse imaginer – les conteneurs standards de déchets vitrifiés produits par notre usine de la Gale – libèrent une dose létale pour un être humain en immédiate proximité en deux à trois minutes seulement.
À ces trois principales formes de rayonnement, s’ajoute en réalité une quatrième forme : le rayonnement neutronique. Une réaction de fission nucléaire en chaîne comme celle qui a lieu dans les réacteurs s’accompagne de l’émission d’un flux de neutrons, car ce sont les neutrons qui provoquent la réaction de fission, réaction qui émet à son tour des neutrons – d’où le côté potentiellement explosif de la réaction pouvant mener à la bombe A. L’une des caractéristiques du rayonnement neutronique est sa capacité à rendre radioactif tout ce qu’il touche, y compris les tissus vivants : le bombardement neutronique absorbé par un matériau le « charge » d’énergie, formant un potentiel « trop plein » que les éléments impactés peuvent par la suite réémettre sous forme de rayonnement ionisant. Ce processus très problématique est appelé « activation neutronique ». Le rayonnement de neutrons a ceci de terrifiant qu’il est quasiment impossible à stopper : même d’épais blindages métalliques ne peuvent l’arrêter. L’un des principaux matériaux pouvant stopper un flux neutronique est l’eau, soit environ soixante-dix pourcents de la composition du corps humain qui se révèle donc être un excellent stoppeur de neutrons. Le problème, c’est qu’arrêter un neutron revient à absorber son énergie, causant au passage des dégâts considérables. C’est le principe totalement terrifiant de la bombe N, la bombe à neutrons : elle n’émet qu’une faible quantité d’énergie de destruction « classique » (onde de choc et flux thermique) mais une très grande quantité de neutrons qu’aucun blindage ou presque ne saurait arrêter, et qui viennent cribler d’énergie toute forme de vie (ainsi que l’électronique). La bombe N permet ainsi de détruire son adversaire sans provoquer ou presque la moindre destruction d’infrastructures. La bombe N a été mise au ban de la communauté internationale pour ses capacités d’annihilation tellement insidieuses qu’elles en semblaient non fair-play, mais il est permis de penser que, comme avec tous les autres traités de désarmement de ce type, aucun pays n’y ait véritablement renoncé. Certaines sources, que je ne qualifierais pas spécialement de sérieuses, avancent même que la bombe N aurait été employée par les Américains en Irak et au Yémen.
Pour en revenir à la radioactivité elle-même, elle se mesure de différentes manières, qui recouvrent plusieurs phénomènes différents. Il y a tout d’abord l’ « activité » en elle-même, comptée en Becquerel, qui correspond au nombre de désintégrations par seconde de la source radioactive. Mais ce qui nous intéresse généralement, ce n’est pas l’activité de la source, mais son effet sur la cible, soit, pour parler de manière moins prosaïque, de l’impact sanitaire sur l’homme. La source émet généralement des particules dans toutes les directions de l’espace ; un être humain ne peut donc être impacté par l’intégralité des rayons émis par la source (sauf bien sûr s’il entoure cette source, par exemple s’il l’a avalée). Un homme à proximité d’un émetteur n’en recevra qu’une certaine quantité, appelée la « dose », proportionnelle au temps passé dans la zone irradiante et inversement proportionnelle au carré de la distance le séparant de la source. La dose se mesure en Gray, une unité qui correspond à des joules par kilogramme – soit une quantité d’énergie par unité de masse corporelle. Mais, là encore, la dose n’est pas une information suffisante pour quantifier l’impact de la radioactivité sur le corps humain : une même dose de rayonnement alpha n’aura pas les mêmes effets qu’une même dose de rayonnement bêta ou gamma. À dose équivalente, le potentiel cancérigène des rayons neutroniques est environ cent fois supérieur à celui des rayons alpha, bêta ou gamma. Ensuite, une même dose de rayonnement alpha, selon qu’elle a été ingérée ou inhalée, selon qu’elle impacte tel ou tel organe, n’aura pas les mêmes conséquences sur la santé. Imaginez que les rayons alpha soit des boules de pétanque, que les rayons bêta soient des balles de tennis, que les rayons gamma soient des balles de ping-pong et que les rayons neutroniques soient des balles de fusil. Si vous avez reçu dix impacts, l’effet ne sera pas le même si ce sont dix boules de pétanque sur le crâne, dix balles de ping-pong sur votre pied ou dix balles de fusil dans le cœur. L’analogie n’est évidemment pas parfaite, mais elle est suggestive. Une nouvelle unité de mesure a donc été créée, et qui ne correspond ni à l’activité ni à la dose, mais à l’impact sanitaire global sur le corps humain. Cette unité est le Sievert. Le Sievert, qui est l’unité qui nous intéresse en dernière analyse, n’est malheureusement pas une unité aussi simple ni à conceptualiser ni à mesurer que peuvent l’être le Becquerel et le Gray, qui ont une signification physique claire. Le Sievert est une construction statistique basée sur des observations cliniques. L’équivalent en Sievert d’une irradiation dépend de la nature des rayonnements, de leurs doses et de leurs modes d’exposition via des facteurs déterminés empiriquement. Le Sievert n’est valable que pour l’être humain. Pas pour le chien ou le lapin. Et même parmi les humains, il n’est pas unique : l’homme ou la femme, l’enfant, l’adulte ou l’adolescent, auront autant de comportements différents. Et là encore, parmi des enfants de même âge et de même physionomie, des différences existeront inéluctablement. Le Sievert est une unité indispensable, conceptuellement fondamentale, mais imprécise.
Les effets de la radioactivité sur la santé humaine ont été statistiquement et empiriquement modélisés sur la base des observations cliniques réalisées sur les victimes des rayonnements ionisants en fonction des doses auxquelles ils ont été exposés. Il s’agit principalement des victimes des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki (cent vingt mille personnes dans un rayon de trois kilomètres autour du point de détonation), mais également de certains autres groupes d’individus, par exemple les fameuses Radium Girls, ces ouvrières qui peignaient des aiguilles de montre avec des matières fluorescentes radioactives dans les années 1910 aux États-Unis. Ces données ont permis de construire une courbe et donc une relation doses-effets, mais cette courbe n’est pas très précise et n’est a priori valable que pour les fortes doses, puisqu’elle a par nature été construite à partir de victimes chez lesquelles les effets étaient fortement observables. Aux faibles doses, celles auxquelles l’homme est généralement exposé (radioactivité naturelle et radioactivité artificielle limitée) et qui doivent rester les valeurs limites d’exposition, la pertinence statistique de cette courbe est forcément intrinsèquement moins bonne – mais c’est pourtant la seule base de données qui existe et sur laquelle il est possible de raisonner. Ce genre d’étude statistique est très complexe à mener, car il faudrait des millions de données, qui resteraient toujours entachées d’incertitudes, et parce que des maladies comme le cancer se manifestent de toute façon même en l’absence d’exposition à la radioactivité artificielle. Le consensus actuel postule qu’aux faibles doses (inférieures à environ deux-cents millisieverts) les relations doses-effets sont les mêmes qu’aux fortes doses. La courbe doses-effets construite sur les fortes doses est donc extrapolée linéairement pour les faibles doses. Par sécurité, il est supposé qu’il n’existe pas de seuil limite en dessous duquel le risque deviendrait nul. Cette loi est connue sous le nom international quelque peu barbare de « linear no-threshold theory » ou, plus simplement, « loi linéaire sans seuil ». Cette loi statistique indique qu’il existe environ cinq pourcents de risque supplémentaire de contracter une maladie radio-induite pour chaque sievert absorbé. Dans l’industrie nucléaire, la dose limite annuelle professionnelle sur le corps entier est de vingt millisieverts, ce qui correspondrait à un risque de développer une maladie radio-induite augmenté de zéro virgule zéro zéro un pourcent par an.
Certains considéreront évidemment ce risque comme encore inacceptable. À ceux-là, il est bon de rappeler que le risque zéro n’existe pas et que ce qui importe est le risque relatif, comparé aux multiples autres risques auxquels nous sommes confrontés au cours de notre vie : accidents domestiques, accidents de la route, maladies d’origine naturelle ou artificielle autre que le nucléaire, etc. Il est possible de lister quelques exemples de probabilités moyennes mondiales de risque de décès : un virgule dix-huit pourcent de risque de mourir d’un accident de la route, quatorze virgule trois pourcents de risque de mourir d’un cancer naturel et seize virgule sept pourcents de risque de mourir d’une maladie cardiaque. Dans ces conditions, le risque lié à la dose d’exposition limite annuelle professionnelle dans le nucléaire peut effectivement être considéré comme totalement négligeable. Pour le public, la limite retenue est encore vingt fois plus faible.
Les effets de l’irradiation attisent souvent les curiosités. Les gens détestent le nucléaire, mais les gens sont curieux : ils veulent savoir ce que le nucléaire pourrait leur faire.
Les rayonnements altèrent ou détruisent vos tissus au niveau cellulaire voire moléculaire ; il en résulte des dysfonctionnements voire une cessation totale des organes. L’altération des paires de bases du génome provoque des mutations au niveau de l’ADN, qui peuvent être héréditaires ou non, et qui peuvent causer des dysfonctionnements menant à diverses formes de cancer. En ce qui concerne les doses aigües, c’est-à-dire reçues sur un court laps de temps (secondes, minutes, heures, jours ou semaines, pas sur l’année, mais la limite est évidemment floue), la loi linéaire sans seuil qui est probabiliste n’est plus applicable. Pour de telles doses, très fortes et absorbées brutalement, les risques ne sont en effet plus probabilistes, mais déterministes.
Voici une brève synthèse des « réjouissances » auxquelles un individu gravement exposé est en droit de s’attendre : à partir de cinquante millisieverts, l’embryon chez une femme enceinte risque de présenter des malformations. À partir de deux-cents cinquante millisieverts, le système immunitaire est choqué et une diminution des globules rouges et blancs, drastique mais transitoire, est observée. À partir de cinq cents millisieverts, les organes sexuels sont choqués et stérilisés transitoirement, tandis que le corps est pris de nausées et de vomissements et est atteint de perte de cheveux – un peu comme lors d’une radiothérapie. À partir d’un sievert, on observe une mortalité de cinquante pourcents des embryons exposés. À partir de trois sieverts, le corps est le siège d’hémorragies et d’infections, des érythèmes apparaissent, la peau dessèche et l’on commence à observer le terrible syndrome hématopoïétique ou aplasie médullaire : les lésions de la moelle osseuse provoquent l’insuffisance voire l’arrêt de la production des cellules souches hématopoïétiques à l’origine de toutes les cellules sanguines. À partir de cinq sieverts, la stérilité est irréversible, le corps est anémié, l’estomac est frappé d’ulcère et la mortalité atteint cinquante pourcents des personnes exposées. À partir de dix sieverts, on observe d’importantes pertes liquidiennes, des épisodes de diarrhées sévères et la mort frappe cent pourcents des personnes exposées en l’espace de quelques jours. Pour trente sieverts, les personnes exposées sont prises de convulsions et meurent dans les heures qui suivent. Au-delà de trente sieverts, les personnes exposées tombent dans le coma et meurent en quelques heures ou en quelques minutes.
Je détaillerai plusieurs cas pratiques dans de futurs chapitres pour étancher votre soif de curiosité. Car, oui, je vais aborder les accidents et les attaques nucléaires. Je ne jetterai pas de voile pudique sur les effets de mon industrie. Il est sans doute impossible – et inutile – d’en dresser une liste complète, mais revenir sur les plus importants sera bien suffisant.
J’aimerais revenir un instant sur le soleil et la fusion qui opère en son sein. On compare souvent le soleil à la bombe H. L’analogie est effectivement parlante mais elle est trompeuse. En effet, dans le soleil, la réaction qui a lieu est la fusion de noyaux d’hydrogène. Dans la bombe H, ce ne sont pas des noyaux d’hydrogène qui fusionnent, mais des noyaux d’hydrogène lourd : le deutérium et le tritium. Le dégagement d’énergie qui en résulte est incomparablement plus grand, si bien que le soleil n’est qu’une bombe H médiocre. En fait, non : le soleil n’est pas une bombe H du tout. La densité de puissance de notre astre est ridicule, elle ne vaut rien face à celle de la bombe H, en fait, elle ne vaut même rien face à l’humain. Un être humain moyen dissipe en effet une puissance de l’ordre de mille watts par mètre cube tandis que le soleil, au mieux de sa forme, n’approche que les deux cents soixante-quinze watts par mètre cube – une valeur qui se rapproche du métabolisme d’un lézard. Si le soleil est aussi incroyablement puissant et incroyablement chaud, c’est tout simplement parce qu’il est gigantesque et qu’il flotte dans l’espace qui est un milieu thermiquement isolant. Mais ne vous y trompez pas : le soleil n’est pas une bombe thermonucléaire, ce n’est qu’un lézard grabataire.
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