On était encore en réunion, c’était vraiment pénible à la fin ces réunions à répétition, mais il y avait un petit côté guilleret, car apparemment on était en train de sortir du covid, enfin c’était à peu près la cinquième fois qu’on disait que cette fois-ci on en sortait vraiment, donc il fallait prendre les annonces du gouvernement avec des pincettes et se préparer à remettre bientôt le masque et à reprendre nos vies de confinés.

Bref.

La réunion s’éternisait.

On parlait d’argent public et de comment on allait pouvoir essayer d’en pomper un maximum. On parlait de France et de relance, il y avait même un hashtag #FranceRelance c'était dire, mais il était clair pour tout le monde que la France était finie et qu'il n'y aurait jamais aucune relance, tout ça c'était du vent, plus personne n'y croyait. Qui pouvait encore penser qu'un pays comme la France pouvait se relancer, alors qu'on n'était plus qu'un peuple d'arriérés déchirés entre Zemmour et Mélenchon, avec une médiane vers Pécresse et Macron, et surtout avec pour seul horizon d’intérêt la Coupe du Monde et le Black Friday ?

Mais au fond peu importait : chez Greenpower on allait pouvoir prendre pas mal d'argent à l'État, apparemment pour nos managers ce serait bien suffisant comme ça.

La réunion digressait gentiment, Jean-Bernard de la Transformation Digitale était content car on « convergeait », en ce qui me concernait je ne voyais pas du tout vers quoi on convergeait, d'ailleurs je pensais plutôt qu'on ne convergeait pas du tout, bref je ne voyais vraiment pas de quoi il parlait mais je devais être le seul puisque tout le monde acquiesçait, enfin tous ceux qui avaient activé leurs caméras quoi, car oui on était en Skype.

La plénière prenait fin, on bascula sur les workshops, et là horreur je découvris qu'on n'était que trois, dont deux qui ne savaient pas ce qu'ils fichaient là donc ce serait à moi de cascader les conclusions, enfin je pourrais aisément expliquer qu'on n'avait pas pu conclure à trois, ce ne serait pas statistiquement significatif, oui ce serait un bon argument ça la signification statistique, j'étais assez content de moi. On se dit bonjour, on fit un petit tour de table virtuel, puis Jessica (oui elle s'appelait Jessica, l'autre c'était Robert) s'absenta car le livreur Amazon était là, bref on n'était plus que deux (avec Robert donc) et je me dis que le télétravail c'était quand même bizarre parfois, enfin je ne m'en plaignais pas, rester en peignoir chez soi c'était il fallait bien l’avouer quand même plutôt pas mal, sans doute le covid nous avait-il fait opérer la plus grande et la plus importante mutation du monde du travail depuis au moins un siècle, et nous étions tous aux premières loges pour assister à cette transformation historique, quelque part c'était émouvant, mais bon, ce n'était pas totalement ce que j'aurais attendu d'une pandémie, moi j'aurais plutôt attendu un scénario un peu plus classe façon The Last of Us sur PlayStation, mais au lieu de ça on traînait en caleçon à la maison.

Michel profita d’un blanc pour balancer la dernière rumeur sur Big Pharma, et là je me dis « oh nan putain pas ça ». On était reparti pour un tour. Je laissai les pro- et les anti-vaccins se déchirer en allant me resservir un coca, mais en essayant quand même de donner du sens à tout ça, de réfléchir à tout le mal qu’on disait de Big Pharma.

Je me disais que, d’un côté, on avait effectivement une entreprise comme Pfizer qui allait gagner la somme astronomique de trente milliards de dollars grâce au covid. Ça devait faire un bon paquet de fric pour tout un tas d’actionnaires, et il n’était pas exclu que le vaccin ait été développé un peu vite et que certaines données avaient été quelque peu escamotées. Mais d’un autre côté, on avait aussi l’industrie des produits amincissants qui gagnait aussi trente milliards de dollars en vendant des produits qui n’amincissaient personne et qui donc de toute évidence mentait de façon éhontée, et puis ce n’était pas trente milliards tout court comme Pfizer mais trente milliards par an depuis, quoi, cinquante ans ? De ce même côté on avait aussi l’industrie des cosmétiques qui gagnait quatre cents milliards de dollars par an en vendant des produits anti-âge qui ne ralentissaient pas le vieillissement et qui donc mentait de façon tout aussi éhontée sans jamais voir le moindre de leur protocole d’évaluation bidon inquiété. Mais donc c’était Pfizer le méchant, Pfizer qui avait développé un vaccin contre le covid qui avait prouvé son efficacité contre les formes graves d’une maladie qui avait incapacité la planète entière. Bref oui, c’était Pfizer le méchant et absolument pas tous ces enculés qui vendaient allègrement du vent en amassant des milliards depuis déjà très longtemps.

Tout ça me laissait perplexe.

Bien sûr, les produits amincissants qui n’amincissent rien, vous choisissez de les prendre ou non, alors que le Pfizer on nous l’a plus ou moins imposé, mais enfin pas franchement plus que tous les autres vaccins, et faire le procès du méchant Big Pharma, ça me faisait quand même sourire, car enfin, bien sûr qu’on vit dans une zone grise, bien sûr que Pfizer est là pour faire de l’argent (vous aussi je pense), bien sûr qu’il y a des dirigeants dans ces entreprises qui sont des enfoirés finis, mais il y a aussi sans doute des biologistes et des ingénieurs qui font juste leur travail honnêtement en essayant de faire leur part pour nous sortir le cul des ronces. Pareil pour les politiques, bien sûr qu’ils ont souvent été mauvais, et même de mauvaise foi, comme Sibeth « Yes, la meuf est dead » N’diaye qui nous expliquait que les masques ne servaient à rien. Bien sûr aussi que certains politiques ont sûrement frayé avec les laboratoires, mais enfin, est-ce qu’on vit dans un monde totalement compromis, est-ce que tout le monde est pourri sauf le brave professeur X et les autres qui nous disent qu’on nous ment et qu’on nous manipule ? Lequel professeur X qui ne gagne certainement pas un euro sur la vente de ses livres ou les vues de sa chaîne YouTube, ou alors il reverse tout à la fondation de l’Abbé Pierre je suppose.

Vivons-nous vraiment en dictature, le pass vaccinal est-il à ce point un piétinement de nos libertés fondamentales ?

Je ne dis pas que tout ça aura été très clair et très joyeux, mais enfin, il me semble que les mots ont un sens, et ces vingt-quatre mois de covid ne m’ont personnellement pas donné l’impression de vivre en dictature gérée par la police de la pensée, très franchement j’ai même eu l’impression du contraire : en voyant tout le monde être autorisé à dire absolument tout et n’importe quoi sur tous les médias possibles et imaginables, j’ai vraiment du mal à voir en quoi les pauvres opinions minoritaires auraient été tues, en quoi ce formidable traitement à l’hydroxychloroquine aurait été passé sous silence – en fait, on n’a précisément parlé que de cela. Je passe sur ceux qui nous expliquent qu’ils croient dans la vaccination mais que là on n’a pas assez de recul, sans jamais être capables de dire ce que « assez » signifierait pour eux. Et puis, crier à la dictature et au flicage tout en s’épanchant sur les réseaux de Zuckerberg et en offrant toutes ses données à Google, ça ne manquait pas de sel non plus.

Mais au fond vous savez quoi, moi je n’en sais rien, je me dis juste que la vérité est sûrement plus complexe que de dire que Big Pharma est méchant alors que le professeur X a raison, qu’il y a sûrement eu des choses borderlines dans le développement des vaccins mais qu’à la fin ces vaccins ils fonctionnent quand même un peu, ou au moins il y en aura eu certains qui auront essayé, plutôt que de se contenter de se plaindre et de hurler à la mort de nos libertés.