La nuit la plus longue
Dans la salle de contrôle régnait un silence de mort. Tout le monde avait compris, même si beaucoup allaient rester longtemps dans le déni. Dans les premiers instants d’hébétude qui suivirent l’explosion, on n’entendait plus rien, hormis les vacillements du bâtiment et les chuintements de vapeur dans le lointain. Les opérateurs tétanisés cherchaient une échappatoire pour s’extraire de ce cauchemar. Leurs regards allaient et venaient sur les cadrans figés du panneau de contrôle, espérant découvrir une indication contredisant tout ce qu’ils savaient déjà de la situation, mais leurs fragiles espérances se pulvérisaient sur le mur de la réalité : le Skala était mort sur le coup. Les instruments de la salle de contrôle, censés être connectés au réacteur pour renseigner les opérateurs, n’était plus reliés à rien de physique. Les câbles de connexion pendaient quelque part dans le néant du hall central. Les aiguilles des cadrans étaient bloquées sur zéro ou dans le rouge, valeurs annonciatrices de l’apocalypse.
Dyatlov se ressaisit. Il envoya les stagiaires Aleksandr Kudryavtsev et Viktor Proskuryakov rendre compte de l’état du réacteur. Ils se dirigèrent vers le hall central. L’air empestait l’ozone et l’acide hydrochlorique. La vapeur crachée par le réacteur commençait à se condenser sur les parois, chargée de l’intégralité du spectre des matières radioactives : iode 131, plutonium 239, neptunium 139, césium 137, strontium 90 et autres descendants radioactifs du combustible du réacteur. La gorge piquait et les yeux brûlaient. Au détour d’un couloir, ils découvrirent un ascenseur défoncé, oscillant lentement, vaguement suspendu à des débris de structure dans sa cage tordue. Au loin, on entendait expirer le géant agonisant. Ils arrivèrent dans le hall qui était désormais à ciel ouvert. Ils constatèrent que le plancher avait été éventré et que la dalle avait été retournée. Chose terrifiante, ils pouvaient voir le réacteur. Une lumière bleue en sortait. Il y avait une sorte de mouvement dans l’air qui aurait normalement dû être stagnant : le géant blessé aspirait un grand débit d’air frais et recrachait un panache brûlant. Les deux pauvres stagiaires, dont la peau avait été rendue rouge par les rayons qu’ils avaient reçus – plusieurs fois la dose létale – retournèrent rendre compte à Akimov ; ils lui annoncèrent la destruction totale du réacteur. Akimov ne les crut pas, ou ne voulut pas les croire. Dyatlov décréta que le réacteur était intact, qu’ils avaient juste « mal vu », et envoya quelqu’un d’autre se faire irradier dans le hall pour lui faire un compte-rendu plus conforme à ses attentes. Le pauvre vint lui annoncer la même chose : le réacteur avait explosé. Fou de rage, Dyatlov traita tout le monde d’incapable, hurla qu’il était le seul à avoir les idées claires, répéta qu’il avait tout fait correctement et que le réacteur était intact. Il expliqua qu’il suffisait d’injecter de l’eau dans le réacteur et que tout irait bien. Dyatlov envoya Sitnikov, un physicien en qui il avait confiance, pour juger la situation. Sitnikov, comme les autres, s’exécuta, et, comme les autres, s’exposa à une dose létale de radiations. Il monta sur le toit de l’unité C et ce qu’il découvrit dépassait l’entendement : l’explosion avait détruit le toit du bâtiment du réacteur, le béton avait volé en éclats, il ne restait plus que de pathétiques morceaux de ferrailles tordus pointant en tous sens, comme une anémone gigantesque dont les bras auraient été issus du réacteur éventré. La dalle était retournée, de biais, encastré sur le réacteur dont sortait un nuage de chaleur par des ouvertures dont le métal s’était liquéfié. Sitnikov sentit les neutrons et les rayons gammas le traverser, il sentit sa peau brûler. Il revint, la peau couverte de ce qu’on allait appeler le « coup de soleil radioactif », pour expliquer que le réacteur était détruit. Il ne fut bien évidemment pas entendu. Sitnikov avait été irradié à mort, pour rien, comme les autres. On lui répondit que tout allait bien et qu’il fallait juste refroidir le réacteur. Il mourut quelques semaines plus tard à Moscou dans d’atroces souffrances.
Vladimir Shashenok était chargé de communiquer par interphone les niveaux de pression dans le circuit du réacteur. La communication fut coupée lorsque le réacteur a explosé. Shashenok fut retrouvé inconscient, brûlé par la vapeur et les radiations, dans un local endommagé et partiellement inondé, bloqué sous une poutre et crachant du sang. Il fut immédiatement transporté à l’hôpital. Il mourut à six heures du matin.
Valery Perevozchenko décida d’aller chercher son collègue Khodemchuk dans la salle de contrôle des turbines. Progressant difficilement dans les couloirs, marchant sur du verre pilé, il finit par atteindre le lieu où devait se trouver son camarade. Valery découvrit, abasourdi, que la salle n’existait plus. À la place des machines, il n’y avait plus que le ciel qui rayonnait de feu. Titubant, vomissant, luttant pour rester conscient, Perevozchenko revint à la salle de contrôle. Il expliqua à son tour que le réacteur avait été détruit et qu’il fallait de toute urgence prendre des mesures pour protéger le personnel. On lui répondit qu’il avait tort, car le réacteur était intact. Dyatlov continua d’insulter tout le monde et d’aboyer des ordres insensés, envoyant de nombreuses personnes vers une mort quasi certaine. Certains membres du personnel, comprenant la dangerosité de la situation et l’inanité des ordres donnés, et se savant déjà condamnés, prirent la place d’autres travailleurs encore faiblement irradiés – et qui pourraient donc vivre – pour aller accomplir des tâches héroïques. Aleksandr Grigoryevich Lelechenko fut de ceux-là. Il absorba cinq fois la dose létale, se rendit à l’infirmerie pour se faire injecter une solution physiologique, puis il retourna travailler plusieurs heures. Il mourut dans d’atroces souffrances à l’hôpital de Kiev.
À ce niveau du récit, on peut légitimement se demander pourquoi Dyatlov s’entêtait dans son refus de la réalité. Au plus profond de lui-même, il n’est pas possible que Dyatlov n’ait pas déjà compris la gravité de la situation, mais la réalité à laquelle son esprit devait se confronter était tout simplement insoutenable. Son cerveau, piégé par une routine subcorticale perverse, refusait la réalité, le plongeant dans le déni le plus pur. Pensez donc : il était le responsable direct de ce qui ne pouvait pas être autre chose que la pire catastrophe industrielle de tous les temps. Dyatlov avait joué avec le feu prométhéen, il le savait, et il était allé trop loin. Au fond de lui, il savait ce qui les attendait tous, et il savait que c’était de sa faute. Tout était fini, il ne restait plus que l’horreur et les pleurs. Devant lui, il n’y avait plus que la mort et la nuit. Alors, il choisit le déni.
Les pompiers étaient rapidement arrivés. Ils avaient été briefés pour un simple incendie, personne n’avait cru bon de leur dire que le problème était d’ordre nucléaire. Ils n’auraient peut-être pas pu faire grand-chose de cette connaissance, mais au moins ils auraient su ce qui allait les frapper, et ils auraient pu essayer d’organiser des roulements. Mais non, en URSS, tout devait toujours rester secret. On envoya donc les pompiers à la mort. Ignorants et dévoués, ils se jetèrent à l’assaut des flammes sur les toits qui dégueulaient du bitume en fusion, charriant du graphite émettant d’insurvivables rayons. Ils parvinrent à éteindre les incendies, notamment ceux du hall des turbines qui menaçaient directement les autres réacteurs, sous la menace continue de l’effondrement du bâtiment et sous une pluie de bitume en feu. Ils s’épuisèrent jusqu’au petit matin pour aligner une pompe avec le circuit de refroidissement du réacteur, tâche terriblement dangereuse et totalement inutile car le réacteur n’existait plus. Les pompiers suivirent néanmoins les ordres. Dans la chaleur, la terreur et la confusion, les pompiers comprirent-ils que le réacteur qu’ils inondaient n’était plus là ? Depuis le trou béant qu’ils remplissaient d’eau, sortaient des flammes et une étrange luminescence. Les pompiers s’acharnèrent mais il n’était pas possible d’éteindre le feu nucléaire. Les neutrons et les rayons gamma ne s’éteignent pas avec de l’eau. Au bout de quelques heures, des hommes se mirent à tituber, à vomir et à perdre connaissance. Le chef des pompiers, ne comprenant pas ce qui arrivait à ses hommes, commença à se demander s’il y avait des radiations. Il demanda pourquoi il était en train de perdre ses gars. On ne lui répondit pas. Certains pompiers commencèrent à comprendre que tout le monde allait mourir – mourir pour rien.
Dyatlov et Akimov, pressés par la situation, décidèrent d’aller constater les dégâts par eux-mêmes au dehors. Le spectacle était édifiant : des débris de combustible et de graphite incandescent partout, dont les formes caractéristiques ne pouvaient laisser aucun doute sur la provenance, des canalisations déchirées qui vomissaient de l’huile brûlante ou des jets de vapeur, des flammes, une odeur terrible, et une étrange fumée bleue qui sortait du réacteur, dont le hall avait tout simplement disparu. Malgré tout, de retour dans la salle de contrôle, Dyatlov continua de répéter que le réacteur était intact, son cerveau n’acceptant de toute évidence toujours pas ce que ses yeux avaient pourtant vu. Les témoignages gênants étaient balayés d’un revers de la main. Moscou fut informée que tout allait bien.
Nikolai Fomin, l’ingénieur en chef de la centrale, arriva vers quatre heures trente du matin. On lui servit le couplet devenu habituel concernant le réacteur qui, bien évidemment, était intact. La question de la radioactivité commença néanmoins à se poser. Il n’existait quasiment aucun moyen de mesure – logique dans une centrale nucléaire –, ou bien alors les rares instruments disponibles étaient saturés : une grave brèche de radioactivité n’avait manifestement jamais été envisagée. Des niveaux de contaminations élevés ne pouvaient donc tout simplement pas être mesurés. Le seul instrument à l’échelle de mesure suffisamment élevée pour ne pas saturer et rendre compte d’une lecture fiable de la radioactivité était inaccessible, dans une armoire fermée à clé sous les décombres. Sans mesures fiables, Akimov se hasarda à annoncer des valeurs de radioactivité relativement faibles pour continuer de tenter à minimiser l’accident, laissant Moscou dans l’ignorance. Le responsable de la sécurité civile finit par arriver avec un appareil capable de mesurer de forts niveaux de radioactivité, et il put constater que la situation était excessivement grave, avec des niveaux de contamination absolument stratosphériques. Akimov et Dyatlov persistèrent dans le déni : on lui expliqua que si son instrument mesurait d’aussi forts niveaux de radioactivité, c’était que son instrument était cassé, tout simplement. Devant l’aveuglement généralisé, il prit la responsabilité de lancer un signal de détresse à la sécurité civile.
Dans la salle de contrôle, malgré la « théorie du réacteur intact », la panique commençait à gagner les esprits. Mais que faire ? Un réacteur nucléaire avait explosé et il n’y avait même pas le moindre comprimé d’iode à distribuer. Certains commencèrent à se sentir mal. Fomin se mit à hurler, à pleurer et à frapper les murs. Puis il se mit à vomir abondamment – avant de se reprendre et d’ajouter que tout allait bien.
Pendant ce temps-là, les pompiers continuaient de se faire irradier en noyant le réacteur sous les eaux, une injection d’eau inutile et même contre-productive, car elle noyait tout le système électrique faisant fonctionner l’ensemble des réacteurs. L’injection d’eau était devenue l’obsession des dirigeants, alors qu’elle mettait en péril toute la centrale. Des étincelles et des arcs électriques claquaient dans les sous-bassements du bâtiment.
Akimov et Toptunov passèrent plusieurs heures à patauger dans des eaux terriblement radioactives jusqu’à l’épuisement terminal, tout ça pour tourner des valves afin de rétablir le refroidissement du réacteur, dans un sacrifice aussi absolu qu’inutile. Comme d’autres, ils furent récompensés pour leur courage à titre posthume.
Les pêcheurs qui avaient assisté à l’explosion du réacteur restèrent pour regarder les silhouettes des pompiers s’activer dans les flammes sur les toits. Au petit matin, comme beaucoup d’autres, ils étaient rouges, comme bronzés après un mois passé au soleil – le fameux coup de soleil nucléaire. Rentrés chez eux, pensant vaguement à la contamination, leur femme leur suggéra de boire une bouteille de vodka.
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