Le cœur du démon

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Le 21 août 1945, quelques semaines après les attaques nucléaires américaines sur Hiroshima et Nagasaki, eut lieu l’un des premiers accidents atomiques de l’histoire en laboratoire. Une sphère de six kilogrammes de plutonium sous-critique, manipulée dangereusement, devint critique l’espace de quelques instants. Harry Daghlian, physicien, était en train de réaliser une expérience en plaçant des briques de carbure de tungstène autour de la sphère. Ces briques agissaient en réflecteurs de neutrons qui augmentaient la criticité de la sphère, mais n’étaient pas censées la rendre exactement critique ni encore moins surcritique. Oui, en 1945, les physiciens manipulaient à la main le cœur des armes nucléaires et s’aventuraient à tester leur criticité. C’était, de toute évidence, une autre époque. Daghlian fit accidentellement tomber une brique directement sur la sphère, lui renvoyant une grande quantité de neutrons, qui eut pour effet de provoquer un flash de criticité nucléaire. Daghlian retira rapidement la brique, mais c’était déjà trop tard : il avait été mortellement irradié. La dose absorbée fut estimée à cinq sieverts. Dans les premiers jours suivants l’accident, il présenta de graves brûlures aux mains et mourut trois semaines plus tard du syndrome d’irradiation aiguë. Daghlian n’était pas seul dans le laboratoire. Son erreur irradia également le garde Robert Hemmerly. La dose reçue par celui-ci étant notablement plus faible, il ne mourut « que » trente-trois ans plus tard, des suites d’une leucémie myéloblastique aiguë.

On aurait pu imaginer que, suite à cet accident, les expériences de criticité à mains nues seraient abandonnées, l’urgence du projet Manhattan et de la Seconde Guerre mondiale s’étant vaporisée dans les flashs de lumière de Hiroshima et de Nagasaki. Mais non. Les expérimentations de ce type continuèrent. Un an plus tard, en 1946 donc, le physicien Louis Slotin était en train de réaliser une expérience du même type sur la même sphère de plutonium, qui était alors sur le point de devenir tristement célèbre. Les briques avaient été remplacées par deux demi-sphères creuses taillées dans du béryllium, que l’on rapprochait progressivement jusqu’à renfermer presque entièrement la sphère. Presque entièrement, mais pas entièrement : Slotin utilisait la pointe d’un tournevis positionnée entre les deux demi-sphères pour que jamais elles ne se touchent. Vous imaginez assez facilement le point faible d’une telle manipulation. Slotin s’amusa ainsi à « tirer sur la queue du dragon » une douzaine de fois, devant un public en extase et selon son protocole qui n’avait été validé par personne. Le physicien Enrico Fermi lui aurait dit qu’il serait « mort dans l’année » s’il continuait à agir ainsi de manière totalement inconsidérée. Vous vous figurez assez facilement la suite, à partir de laquelle la sphère de plutonium allait être renommée le « cœur du démon ». Le 21 mai 1946 – les expériences atomiques devraient manifestement être interdites tous les 21 de chaque mois –, la pointe du tournevis de Slotin glissa, laissant les deux demi-sphères piéger entièrement le cœur nucléaire, qui devint critique, laissant échapper un intense flux de neutrons dans un flash de lumière bleue. Slotin se hâta de retirer la demi-sphère supérieure, mais ressentit une intense vague de chaleur. L’incident ne dura pas longtemps et ne fut pas spectaculaire, mais Slotin avait été tué au niveau moléculaire. En quittant le laboratoire pour l’hôpital, il se mit à vomir abondamment. Des études estiment qu’il reçut une dose d’environ vingt-et-un sieverts. Slotin mourut neuf jours plus tard du syndrome d’irradiation aiguë, confirmant les funestes prédictions de Fermi. Au moment du flash, un autre physicien, Graves, était en train de regarder l’expérience par-dessus l’épaule de Slotin. Graves fut partiellement protégé par le corps de Slotin, qui fit écran. Il fut cependant hospitalisé de longues semaines et fut frappé de problèmes neurologiques graves. Il mourut vingt ans plus tard d’une crise cardiaque, conséquence de l’irradiation. Parmi les six autres personnes présentes au moment du flash, toutes souffrirent de complications. Deux en moururent, l’une de leucémie et l’autre d’anémie aplasique. Suite à ce second accidentel mortel, les expérimentations manuelles furent enfin interdites. Le cœur du démon termina sa carrière en libérant vingt-trois kilotonnes d’énergie dans l’explosion de l’essai Able de l’opération Crossroads le 1er juillet 1946.

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