Hiroshima
On pourrait écrire un roman entier sur Hiroshima. Mais ce n’est pas mon sujet principal. Le plus important à comprendre à propos d’Hiroshima, c’est que ce n’était rien. Et que ça n’a rien changé.
Ou plutôt : Hiroshima fut tout et rien à la fois. La bombe Little Boy a tout changé alors même qu’elle n’a rien changé.
Hiroshima est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin, le tout et le rien.
Commençons par le côté pile : Hiroshima fut tout et a tout changé.
La décision de bombarder le Japon avec des armes nucléaires fut prise le 21 juillet 1945, cinq jours après l’aboutissement du projet Manhattan avec l’explosion nucléaire de Gadget. Hiroshima fut choisie pour cible car c’était, après Kyoto, une des principales villes d’art et d’histoire du Japon – et aussi parce que c’était une des principales villes tout court qui existait encore et qui était à portée de B-29. Pour frapper fort, et montrer de quoi la bombe était capable, il fallait une ville intacte pour servir de cobaye. Hiroshima, située au sud-ouest du Japon, comptait environ deux-cents cinquante mille habitants, même si cette estimation reste très imprécise. C’était aussi, évidemment, une cible stratégique : on y trouvait de nombreux camps militaires, dont ceux de la cinquième division, ainsi que le centre de commandement du général Hata qui gérait la défense de la partie méridionale du pays. La ville était un important centre d’approvisionnement et une grande base logistique militaire.
Little Boy (Hiroshima) et Fat Man (Nagasaki) furent envoyées à la base de Tinian, dans les îles Mariannes, à bord du croiseur Indianapolis, à peine deux heures après la réussite de Gadget : en militaires consciencieux, les Américains ne perdaient pas de temps. Cela ne les empêchait pas de donner des noms ridicules – Petit Gars et Gros Lard, littéralement – pour les armes qui allaient changer le cours de l’Histoire. Les ogives arrivèrent le 27 juillet. Alors que les préparatifs allaient bon train dans le Pacifique, aux États-Unis, la production de combustible nucléaire en vue d’une troisième arme continuait. Parce que, vous voyez : on ne sait jamais.
Little Boy fut installée dans la soute d’un B-29 spécialement modifié pour le transport de ces armes d’un genre nouveau. Le cœur d’uranium fissile ne fut mis en configuration finale qu’une fois en vol par le capitaine William Parsons. Le décollage était effectivement considéré comme risqué et un crash aurait pu provoquer la détonation de l’arme, pulvérisant l’île de Tinian, privant ainsi les Américains de cette base avancée d’une importance capitale.
Le B-29 chargé de bombarder Hiroshima fut renommé Enola Gay, du nom de sa mère, par son commandant Paul Tibbets – une drôle de façon d’honorer sa génitrice si vous voulez mon avis.
Hiroshima était la cible prioritaire, mais en cas de mauvais temps, Little Boy pouvait être larguée sur des cibles secondaires. Plusieurs B-29 participaient donc au raid pour évaluer les conditions météorologiques mais aussi pour couvrir l’événement (films et photographies prises par le Necessary Evil – Mal Nécessaire –, un nom particulièrement évocateur).
Le Enola Gay décolla en pleine nuit, vers deux heures quarante-cinq du matin, le 6 août 1945. Les avions du raid furent détectés par les Japonais. L’alerte fut donc donnée mais fut rapidement levée : quelques B-29 isolés n’étaient pas considérés comme dangereux. Les bombardements massifs que connaissait alors le Japon étaient en effet réalisés par des groupes de plusieurs dizaines voire centaines d’avions. De toute façon, se planquer dans les abris n’aurait pas forcément fait une grande différence face à l’énergie qui était sur le point d’être libérée. Little Boy fut donc larguée en toute tranquillité à huit heures et quinze minutes, d’une altitude de neuf mille quatre cents cinquante mètres. Après quarante-trois secondes de chute libre, à cinq cents quatre-vingts mètres à la verticale de l’hôpital Shima, les capteurs de l’arme, longue de trois mètres et lourde de quatre virgule quatre tonnes, provoquèrent sa détonation : un explosif chimique à base de cordite explosa, propulsant dans un tube en acier inox d’environ deux mètres de long une masse d’uranium, cylindrique et creuse. En bout de course du tube, cette première masse s’inséra autour d’une seconde masse d’uranium, également cylindrique, mais pleine. Prises séparément, ces deux masses d’uranium n’étaient pas critiques. Assemblées, elles devinrent – très brièvement – surcritiques. Sur les soixante-quatre kilogrammes d’uranium mis en jeu, sept cents grammes seulement entrèrent en fission – environ un pourcent. Après réaction, ces sept cents grammes n’en pesaient plus que six cents quatre-vingts dix-neuf virgule trente-cinq. Vous avez bien lu : la matière fissile s’était allégée de zéro virgule soixante-cinq gramme.
Même pas un gramme.
Mais ce très léger défaut de masse, une fois transformé en étant multiplié par la vitesse de la lumière dans le vide au carré – ce qui concrètement fait beaucoup –, dégagea une énergie équivalente à quatorze mille tonnes de TNT. Rendez-vous compte des facteurs de conversion globaux : quatre tonnes d’arme, soixante kilogrammes d’uranium, sept cents grammes de fission, à peine un gramme de défaut de masse, et au final l’équivalent de quatorze mille tonnes d’explosifs chimiques.
Entre le largage et la détonation, le Enola Gay avait eu le temps de faire demi-tour pour contempler son œuvre.
Derrière ses lunettes de protection, le copilote Bob Lewis laissa échapper :
« Mon Dieu, qu’avons-nous fait ? »
Bonne question.
Voilà ce qu’ils ont fait.
La boule de plasma formée par l’explosion fit trois-cents soixante mètres de diamètre – elle ne toucha donc pas le sol directement. C’était voulu, pour maximiser la destruction au sol par l’onde de choc se propageant à près de mille kilomètres à l’heure. Les surfaces les plus exposées au rayonnement furent portées à près de cinq mille degrés – grosso modo la température de la surface du soleil. Il existe un certain nombre de photographies – dont certaines apocryphes mais d’autres sont bien réelles – assez ahurissantes rendant compte de la violence du flash thermique, laissant voir des ombres de structures – et même de corps humains – imprimées sur le sol et certaines façades. Dans un rayon de quatre-cents cinquante mètres, la pression monta à deux virgule quatre atmosphères et détruisit absolument tout, causant cent pourcents de mortalité. Dans un rayon de cinq cents mètres, la dose de radiation absorbée fut mortelle jusqu’à quatre-vingt-dix pourcents, mais de manière différée dans le temps. Dans un rayon de un virgule sept kilomètres, les destructions liées à la pression qui monta à un virgule trois atmosphère furent majeures – tout comme la mortalité. C’est cette zone qui fut, disons, « optimisée » par les ingénieurs. Des brûlures furent causées jusqu’à deux kilomètres de rayon.
Concernant les victimes, il y a évidemment débat sur les chiffres – rien d’étonnant lorsque l’on sait qu’il y a même débat sur le nombre de personnes tout simplement présentes à Hiroshima à cette période-là. On estime qu’au moins soixante-dix mille personnes furent tuées instantanément – certains avancent même plusieurs centaines de milliers de morts. Le décompte réel ne sera – et ne pourra – jamais être connu.
Les survivants des premiers instants furent ensuite tués par les incendies qui furent déclenchés par le flux thermique sur une très large zone autour du point de détonation. Dans une ville majoritairement faite de bois – et même de parois de papier parfois –, la situation fut cataclysmique. Même les habitants qui ne furent pas directement exposés aux flammes eurent à affronter des vents brûlants extrêmement violents.
Il y a également débat sur le fait que certaines victimes furent vaporisées ou non. Cette question de peu d’importance pratique ou stratégique – un mort est un mort, peu importe qu’il soit super mort ou simplement mort – montre bien la fascination exercée par les armes nucléaires. Certains comparent la température du plasma à la température des fours crématoires, d’autres raisonnent sur la durée d’exposition. Certains s’attardent sur la vitesse de vaporisation de l’eau dans les tissus ainsi que sur la vitesse de propagation de l’onde de chaleur dans les corps. D’autres comparent les niveaux de surpression générés avec les limites de résistance connues pour différents éléments biomécaniques comme les muscles, les os ou les tendons. Je ne suis pas spécialiste et je n’ai pas cherché à épuiser le sujet mais, si l’on me demandait ce que je pense de ce qui est réellement advenu des personnes présentes sous le point de détonation, je dirais que l’on peut raisonnablement supposer qu’il n’en resta rien ou presque. Quelques rares éléments comme des fragments d’os ou de dents furent peut-être épargnés, mais tout le reste du corps fut démembré, déchiré, brûlé et, oui, très probablement au moins en partie, vaporisé.
Les témoignages des survivants sont, bien évidemment, terrifiants. Un médecin parle de victimes figées dans la mort et de surfaces carbonisées, de véhicules défoncés contenant des corps noircis et de formes indicibles projetées sur les murs. Il parle aussi de ses patients qui se sont mis à mourir quelques jours plus tard, même ceux qui n’avaient pas été touchés physiquement par l’explosion. Il décrit le climat de peur face à une maladie qui semble contagieuse et d’origine inconnue. Autour de lui, les patients hurlaient et se vidaient en vomissements et diarrhées. La dysenterie fut suspectée, un début de quarantaine imaginé, mais la réalité commença à se révéler. Les blessures se mirent à suinter et les cheveux à tomber. Les patients tombaient dans le coma tandis que leurs corps se liquéfiaient. Les effets des radiations étaient encore mal compris mais ils furent néanmoins reconnus. Les malades mouraient, et les valides tombaient malades à cause des retombées. Les radiations ionisantes bombardaient les survivants, détruisant leur moelle osseuse et leurs cellules intestinales. Les traitements prodigués furent rudimentaires : extraits de foie, vitamines et transfusions de sang. De nombreux patients moururent d’affections secondaires, comme la pneumonie ou la tuberculose, à cause de l’affaiblissement de leurs résistances immunitaires consécutives à l’irradiation. On estime à vingt-cinq mille le nombre de victimes de l’irradiation directe – le flash – et indirecte – les retombées – dans les quatre premiers mois.
Juste après le bombardement, les Américains larguèrent des messages sur papier, sur lesquels le peuple japonais put lire la chose suivante :
« L’Amérique demande que vous prêtiez immédiatement attention à ce que vous allez lire sur cette feuille.
Nous sommes en possession de l’explosif le plus destructeur jamais conçu par l’homme. Une seule de nos bombes atomiques, que nous avons récemment développées, est équivalente à la puissance explosive de 2 000 B-29 lors d’une seule mission. Cette affreuse affirmation doit vous faire réfléchir et nous pouvons vous assurer solennellement qu’elle est terriblement exacte.
Nous venons juste de commencer à utiliser cette arme contre votre patrie. Si vous avez un quelconque doute, faites une enquête et demandez ce qui s’est passé à Hiroshima quand une seule de nos bombes est tombée sur la ville.
Avant d’utiliser cette bombe pour détruire toutes les ressources militaires qui permettent de continuer cette guerre inutile, nous vous demandons d’adresser à l’Empereur une pétition pour mettre fin au conflit. Notre président a exposé les treize conditions d’une capitulation honorable. Nous vous pressons d’accepter ces conditions et de commencer le processus de construction d’un nouveau Japon, meilleur et en paix.
Vous devriez prendre maintenant des décisions pour arrêter la résistance militaire. Nous devrons autrement nous résoudre à utiliser cette bombe et toutes nos autres armes supérieures pour cesser rapidement et avec force cette guerre. »
Le message était clair.
Il ne fut pas tout de suite écouté.
Et puis Fat Man vitrifia Nagasaki trois jours plus tard, le 9 août.
L’Empereur Hiro-Hito annonçait la capitulation sans condition du Japon le 15 août.
La bombe atomique avait gagné la partie. Elle était la toute puissance militaire devant laquelle s’était arrêtée toute considération stratégique. Dans le paysage géopolitique qui allait se recomposer, tout allait procéder d’Hiroshima pour que plus rien ne termine comme à Hiroshima.
Little Boy était devenue tout à la fois le début et la fin – l’alpha et l’oméga.
Vraiment ?
Sont-ce réellement Little Boy et Fat Man qui ont tout changé ?
La réalité est plus complexe que cela.
Après avoir exploré le côté pile, après avoir vu la terreur du flash de lumière et la capitulation, voyons le côté face. Voyons pourquoi Little Boy n’était peut-être finalement rien de tout ça : ni la terreur ni la capitulation. Parce que la véritable terreur – la bombe thermonucléaire montée sur missile intercontinental – n’était encore qu’en devenir et parce que la capitulation du Japon n’avait (presque) rien à voir avec tout ça.
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