La prophétie
Je suis vaseuse au-dessus de mon bol de céréales. Hier, c’était son anniversaire. Pour l’occasion, j’avais invité quelques amis du panadéique et d’autres humains. C’est un problème de notre vie : nous sommes détachés des mortels normaux, mais nous ne sommes pas divins. Pris entre deux chaises… Toujours est-il que j’ai bu. Un peu, mais déjà assez pour que je me sente bizarre. Je ne suis pas du tout habituée à l’alcool. Je crois qu’hier, je me suis endormie comme une masse. C’était tout de même une fête plutôt sympa.
Maintenant que j’y repense, il a le même âge que moi, à présent. J’ai juste quelques mois d’avance. Il doit toujours être en train de ronfler dans ma chambre. Exceptionnellement, il a dormi chez moi… Si Loki savait ça… Quelle commère ! Il a beau avoir une façade de vendeur d’assurance, ce qui lui va comme un gant, soit-dit en passant, il n’a pas tellement changé. C’est toujours petits caractères, illusions et compagnie. Avec lui, les rumeurs dépassent la vitesse du son. Peut-être même qu’il est déjà au courant. Le pire, c’est que moi, j’ai dormi sur le canapé. Sauf que bien évidement, le panadéique, dans sa soif de ragots, ne prête pas attention à ce genre de détails. Ils peuvent parfois être odieux ! Beaucoup me demandent si nous allons nous marier, si nous sommes fiancés… A croire qu’ils n’ont rien d’autre à faire. Surtout que nous ne sommes même pas en couple. L’amitié fille-garçon, ça existe ! Bon, d’accords, je l’ai déjà embrassé, mais il était dans les pommes. Du coup, pour le mariage, ils peuvent aller se faire cuire un œuf.
J’essaie de me concentrer sur mon bol… Je plonge ma cuillère dedans. Soudain, je tombe à la renverse dans la neige. Il fait froid. Un vent violent me projette des flocons dans la figure. Je ne suis plus chez moi, c’est une certitude. Qu’est-ce qu’il se passe ? Où suis-je ? Pourquoi est-ce qu’à chaque fois que je m’apprête à manger mon musli du matin, il y a toujours un cataclysme qui survient ? Je commence à en avoir ras-le-bol des impromptus de ce genre. En plus, être en pyjama dans la tempête, ce n’a rien d’agréable. Je me relève. J’aperçois une montagne au loin… Eh ! Je suis dans le Jotunheim ! Qu’est-ce que c’est que cette hist-
-toire ? Je me retrouve à nouveau dans ma cuisine. C’est bien le diable si je comprends quoi que ce soit. En fait si, c’est très clair : il y a quelqu’un qui s’amuse avec le grand frêne. Qui ? Je pense que je ne vais pas tarder à le savoir. Justement ! Un téléphone sonne. Ce n’est pas le mien. Ce n’est pas mon fixe. C’est donc le sien. Je vais répondre à sa place ; il doit toujours être assoupi. Je décroche. Immédiatement, je reconnais la voix d’Hermès. Je tiens à recevoir des explications.
« Allo ! Qu’est ce qui se passe ? »
« Marie ? »
« Oui, c’est moi. Il est en train de dormir. »
Oups ! J’ai dit quelque chose en trop. J’imagine parfaitement ce qu’il a compris. Voilà comment en une phrase, on peut ruiner plus de vingt ans de probité…
« Mettons que je n’ai rien dit… Allo ? »
Personne ne répond. Je suppose qu’il est déjà en train de tout raconter aux autres… Misère !
« Oui ? Tu disais ? »
« Je disais que vous êtes des foutus concierges ! Sinon, pourquoi je me suis retrouvé dans le monde glaces il y a moins de cinq minutes ? »
« Il se passerait quelque chose avec Yggdrasil. »
« Merci de m’apprendre ce que je savais déjà. Vous n’avez pas plus de détails ? »
« Moi non, mais il faut que vous veniez tout de suite. »
« Tout de suite quand ? »
« Tout de suite il y a cinq minutes, de préférence. »
« Je vais voir ce que l’on peut faire, mais je ne promets rien. »
« A tout à l’heure ! »
Je raccroche. J’ai fait une grosse bourde. Maintenant, ça va être impossible de rencontrer un dieu sans avoir une remarque graveleuse ou une demande pour la date de la cérémonie… En attendant, je vais réveiller mon « amant ». Il faut que l’on se bouge ! En moins d’une demi-heure, nous sommes fin prêts. Direction, le consulat local du panadéique !
* * *
Les deux statues de part et d’autre de la grande entrée de marbre nous suivent des yeux. Elles mesurent bien cinq mètres de hauteur, et leurs lances sont encore plus grandes. Je sors nos cartes de passage car mon ami a encore du mal à tenir debout. Les gardes nous laissent passer.
« J’ai mal à la tête… »
« Il ne fallait pas autant boire, hier. »
C’est dingue ! Je ne tiens pas l’alcool, mais il est dans un état pire que le mien. Et encore ! L’air frais lui a fait du bien car il n’arrivait même pas à s’habiller. Finalement, il y est arrivé sans que j’aie besoin de m’en charger, mais bon… Heureusement que ce n’est pas la fête tous les soirs. Par contre, son état ne va pas arranger les rumeurs qui circulent déjà. Nous traversons les immenses halls vitrés, les jardins où pousse une luxuriante végétation exotique… Bref, que du luxe ! Nous arrivons enfin devant une imposante porte en bois à double battants. J’entends des chuchotis derrière. Je colle mon oreille sur la paroi.
« Ils auraient passé la nuit ensemble…
« Ça ne m’étonne pas. Je l’avais toujours dit !
« Est-ce que vous croyez que…
« Le mariage serait déjà prévu…
Bon, c’en est trop pour moi. J’entre dans la salle sans prévenir. Tous les dieux se taisent brusquement et se tortillent sur leurs sièges afin de paraitre naturels. Certains arborent des sourires gênés, d’autre tentent d’arborer un air neutre, mais tous lancent des regards vers moi, puis vers lui, puis vers moi… On me désigne une place. Je m’y assois. Il titube jusqu’au fauteuil à mon côté, puis s’y effondre. De nouveaux murmurent traversent la pièce. J’espère qu’il ne va pas se mettre à vomir sur la grande table. Ça ferait mauvais genre. Toujours est-il que nous devons parler d’affaires urgentes.
« Pourquoi nous avez-vous convoqués ? »
« Niddhog aurait été libéré de ses chaines. »
Les dieux n’ont jamais vraiment compris l’expression « entrée en matière ». De plus, ils n’ont pas répondu à ma question.
« Et ? »
« Quelqu’un doit donc aller l’arrêter avant qu’il ne détruise la grand frêne. »
« Et ? » insiste-je.
« Cela le concerne. »
Il se passe la main sur le visage. Je ne suis pas sûre qu’il ait tout compris. Autant répondre à sa place.
« Je ne vois pas pourquoi. C’est justement votre rôle, de régler les problèmes de ce type. »
« Pas cette fois. Niddhog a été délivré par la Léviathan. »
« Vous n’auriez pas pu le dire plus tôt ? Et même, vous n’auriez pas pu agir, depuis le temps ? Et comment le savez-vous ? »
« Un ethnologue a surpris une conversation entre les deux serpents alors qu’il se trouvait par erreur près d’Yggdrasil. Il est malheureusement devenu fou peu après, mais dans son délire, il a évoqué des mots, dont les principaux éléments de cette histoire. »
« Ca non plus, vous n’avez pas jugé important de nous en prévenir, semble-t-il. »
« Non, en effet. »
Aïe ! Ça fait mal, ce genre de chose. Quand ce n’est pas à propos de cancans, personne ne prête attention à nous. A lui, surtout. C’est de lui que parle la prophétie… Ah zut ! Voilà pourquoi ils n’ont pas agi : la prophétie.
« Je viens de comprendre quelque chose. Vous nous avez attendus à cause de cette histoire de prédiction, n’est-ce pas ? »
« Nous ne vous avons pas attendus. »
« Je ne saisis pas totalement. »
« C’est à vous d’affronter Niddhog. »
« QUOI ?! »
« Si cela est possible, nous pensons même l’envoyer seul. »
« Vous êtes fous ? Comment voulez-vous qu’il affronte des créatures pareilles ? »
« Nous allons lui prêter la serpe de Chronos, le miroir du Yata et le Magatama pour qu’il parvienne à rétablir l’ordre. »
« Que nous vaut cet accès de générosité ? »
« Nous savons de source sûre que Thyphon et Yamata ont rejoint les deux serpents. Yamata a par ailleurs dérobé l’épée Kusanagi. »
Respire ! Respire ! Ce n’est pas une réunion, c’est un traquenard. Ils veulent l’envoyer à la mort, et ce à cause d’une simple prophétie à la con. Ils ne nous disent rien. Ils espèrent juste que nous allons accepter comme ça de partir au suicide. Je les déteste. De tout mon cœur. De toute mon âme… que je n’ai plus… Quelle misère !
« Pourquoi seulement lui ? Pourquoi ne l’aidez-vous pas ? »
« Dois-je vous relire la prophétie ? »
« Allez-vous faire foutre, avec votre prophétie de merde ! Réfléchissez par vous-même ! »
Ouille ! Ils me regardent comme si j’avais commis un sacrilège. C’est un peu le cas, mais ils le méritent. Je ne vois pas pourquoi je devrai me soucier de leurs états d’âme si eux ne le font pas.
« J’accepte ! »
« Hein !? »
Il n’aurait pas pu se taire, lui ? Les dieux vont le prendre au mot et l’envoyer en première ligne. C’est fichu. A cause de lui, pas moyen de faire marche-arrière. Je suis obligée d’accepter à mon tour.
« Bon, je l’accompagne… »
Et nous voilà partis affronter quatre créatures mythologiques parmi les plus puissantes, et tout ça parce que les dieux n’ont pas plus d’une dizaine de cervelles réunis. Je quitte la pièce. Si nous devons sauver le monde, autant se préparer tout de suite. Le hic, c’est que je n’ai rien pour combattre des serpents géants et reptiles divers. Je ne suis qu’une femme ! Je n’ai pas de superpouvoirs, je ne suis pas immortelle, ni indestructible. Bravo les dieux !
Alors que je marche nerveusement en direction de la sortie, Kaguya m’aborde.
« Viens. J’ai à te parler. »
L’avantage avec Kaguya, c’est que ce n’est pas une déesse. Par conséquent, elle est capable de réfléchir, à l’inverse de certains. Nous nous mettons à couvert derrière un palmier. Elle me tend une fiole en forme de cœur séparée en deux compartiments entrelacés, mais non connectés. L’un de deux contient un liquide rouge, l’autre est noirâtre. Je crois savoir ce dont il s’agit.
« Ceci est du sang de Méduse. Le rouge ressuscite, le noir tue. J’ai pris ça à mon mari car les dieux ont décidés de vous laisser vous débrouiller tous seuls. J’espère que cela te sera utile. »
Enfin un soutien ! Je la prends dans mes bras et l’agonie de remerciements. Je ne sais pas si ça me servira, mais au moins, quelqu’un a pensé à moi. En plus, elle a dû dérober cette relique à Esculape, ce qui n’est pas sans risque. Il boit beaucoup depuis sa première mort. Enfin bon, ils s’aiment, alors… Et voilà, je reviens au mariage ! Ça ne me lâchera pas, aujourd’hui. Justement, le voilà qui arrive en titubant. J’entends les dieux rire. J’espère que le voyage va le dégriser.
* * *
Résumons : nous sommes deux humains, équipés d’un bouclier indestructible et d’un bijou en forme de virgule qui sert à je ne sais quoi, d’une serpe géante et non officiellement d’un poison et d’un produit pour ramener les morts à la vie. En face, nous avons un serpent géant à huit têtes sur lequel coulent des fleuves de lave, un reptile démoniaque dont le sommet du crâne, quand ses pieds touchent le Tartare, gratte le ciel, un dragon nordique qui a réussi à se libérer de chaînes réputées indestructibles ainsi que d’une créature de l’apocalypse. Le plus à craindre est bien évidement le Léviathan, mais je ne sais quasiment rien de lui, sinon que les dieux le craignent tous, qu’il a jadis fait virer les humains d’Eden, qu’il a à son actif plus de morts que notre cher ami le destin, qu’il est cité dans quasiment tous les textes parlant de la fin du monde et qu’il est immortel et éternel. Rien que ça. Une bonne journée.
Ah oui, j’oubliais : mon camarade est encore sous l’effet des substances éthyliques de la veille et tout le panadéique refuse de nous apporter le moindre soutien supplémentaire.
Maintenant, nous sommes dans les bois menant à Yggdrasil, le frêne universel dont les fruits sont des portails vers les différents mondes. Sauf que : cratère. Je ne sais pas d’où ça vient, mais… ah si, j’ai trouvé…
« Eh bien, misérables mortels, que venez-vous faire ici ? »
Quel honneur ! Je parle avec Typhon, fils de Gaïa. Il faut que j’essaye de ne pas montrer ma peur devant cette immense chose devant moi, même si je sais pertinemment qu’elle pourrait m’écraser du bout du doigt.
« Vous botter le cul, si tant est que vous en ayez un ! »
Bon. Début des hostilités. Avec un géant pareil, ça risque d’être vite fini. Quoique… Il rétréci jusqu’à atteindre la taille d’un baobab.
« Je pourrais vous anéantir d’un simple soupir, mais je tiens à prendre mon temps… »
Parfait ! La situation était désespérée, mais maintenant, elle est presque facile ! Ha, ha, ha… Non, en fait, elle est toujours aussi inextricable.
Le poing de Typhon s’abat devant moi. Par reflexe, je tends le miroir de Yata. Le lourd bouclier de bronze nous protège, moi et mon ami, des éclats de roche de la taille de camions. Maintenant, contre-attaque ! Par contre, c’est lui qui porte la serpe.
« Va-s-y ! Frappe ! »
Il assène un coup maladroit dans la main écailleuse. Etonnamment, la lame tranche la chair comme du beurre. Notre adversaire hurle appuie sur la plaie de son autre main pour stopper le saignement. Je brandis aussitôt la Magatama, comptant profiter de la surprise pour faire… je ne sais quoi. Le bijou s’illumine. Un formidable rayon lumineux en sort et atteint le démon en pleine poitrine. Les légendes ne parlaient pas de ça ! En tout cas, c’est vachement pratique pour se débarrasser des plus grands que soi.
Quelque chose fouette soudain ma main, me forçant à lâcher la relique qui part valser au loin. Je prends ma main dans l’autre, puis lève la tête. Là où se tenait Typhon, Yamata est sorti de terre. Sans le Magatama, je ne pense pas que nous pourrons le vaincre. Il est énorme : aussi grand qu’une montagne ! Il possède huit têtes et huit queues. L’une d’entre elle m’a frappé. Le corps du serpent est blanchâtre, mais il est parcouru de rivières incandescentes. Ses yeux semblent percer la matière. Il nous fixe de son regard implacable. Je me sens soudainement toute petite. Je tombe à genoux… Là, je ne peux pas…
« Relève-toi ! »
Sa voix me ramène à l’ordre. Il tient toujours la serpe dans sa poigne. Je sens que le combat le dégrise. Je ne sais pas si ce sera suffisant, mais il a raison. Nous devons faire face. Tout à coup, le monde bascule. Au loin, je vois un nuage de poussière jaillir de sous le frêne. Impossible ! Il faut faire vite !
Yamata bondit vers nous, ouvrant grand sa gueule aussi énorme qu’une grotte. Le bouclier ne me protégera pas s’il m’avale. Je cours pour échapper au choc, mais quand celui-ci survient, je ne parviens à esquiver les dents que par pure chance. Soudain, un reflet une centaine de mètre plus loin me rappelle qu’une arme est toujours à notre disposition. Je fonce récupérer le bijou millénaire. Yamata ressort la tête du sol. Il m’a repéré. Il me court après, ses crocs prêts à me déchirer. Il s’arrête brusquement, se redresse en poussant un cri assourdissant et agite ses queues comme un dément. Je plonge sur le Magatama, puis comprends ce qui vient de se passer.
« NON ! »
Il a frappé le dragon avec la serpe pour le forcer à s’arrêter ! Si ça se trouve, il est… Non, pas encore ! Hors de question ! Il ne peut pas mourir une deuxième fois. Je tends le bras vers une des têtes qui me fixe.
« Dis donc, l’affreux ! Va rejoindre les constellations ! »
C’est très nul, mais c’est tout ce qui me vient à l’esprit. Le bijou s’illumine derechef, mais le rayon qui en sort est beaucoup plus puissant que le premier. Je ferme les yeux à cause de la lumière aveuglante. Après quelques instants, je recule ma main. L’éclat diminue. Je regarde devant moi… Le serpent est toujours là ! Il avale même le rayonnement ! Comment peut-il… Il faut que j’y arrive ! Il le faut ! Il faut que j’aille le sauver, même si ce n’est pas la première fois. Il le faut… parce que… parce que je crois bien que je l’aime, finalement. Il faut que je démonte ce serpent monté en graine ! Je sais !
« Avale ça ! »
Je lance le bijou dans sa bouche béante. Il l’ingurgite. Si je me suis trompée, je suis morte.
Tout à coup, ses yeux se révulsent. Il se contorsionne, se tortille, se tord littéralement. Puis, il se rabougri tout en s’effondrant par terre. Il devient même minuscule. Les créatures maléfiques n’apprécient pas les objets divins ! Prends ça dans la face, Mal ! Maintenant, il faut s’occuper de Niddhog, et au plus vite.
Nous fonçons vers l’immense plaine. Techniquement, le Magatama devrait nous permettre d’aller plus vite qu’à pieds, et même si j’en doutais, je sais à présent que ça va marcher. Nous traversons une formidable distance en quelques instants, puis brusquement, je suis projeté au sol. Je viens de heurter une barrière runique. J’ai peur de comprendre…
Il s’arrête et viens me voir en courant. Je ne lui avais rien dit à propos du contrat, sauf que celui-ci m’empêche de passer. Je ne peux plus l’aider. Il faut toutefois que je lui confie les artefacts que j’ai entre les mains.
« Tiens, prends le bouclier, et va-s-y. »
« Mais… et toi ? »
« On s’en fiche, de moi ! Si la prophétie est vraie, alors c’est toi qui dois sauver le monde. Moi, je ne suis même pas censée être là ! On arrête les tergiversations, et tu fonce ! »
Je retiens mes larmes. Il ne faut pas que je pleure. J’ai peur pour lui, même s je sais qu’il va réussir. Par contre, je dois attendre, et ça, ça me tue. Je déteste attendre.
Je le vois s’éloigner peu à peu, puis soudainement, une forme noire apparait devant lui. A son tour, il est jeté face contre terre par… je ne reconnais pas cet homme. Il est grand. Il porte un costume noir. Il a l’air normal, mais son regard est mauvais. Est-ce que ce serait…
« Alors, ma chère ? On a du mal à avancer ? Même pour sauver son ami ? »
Le Léviathan. Il a pris forme humaine. De son côté, mon camarade se relève et prononce immédiatement une incantation. Le démon se met à rire.
« Vous n’êtes pas sérieux ! Imaginez-vous que je suis sensible à votre ridicule magie de thaumaturge paralytique ? Vous êtes pathétiques ! »
Il tend le Magatama pour envoyer la lumière divine, mais le Léviathan la dévie du revers de la main.
« Perdez vos espoirs. Vous ne pouvez plus rien contre moi. »
D’un geste, il fait voler la serpe dans les airs. Elle retombe dans le sol avec un bruit mat. Mon ami se retrouve avec le seul bouclier face à la créature. Le Léviathan joint les paumes, puis pointe son index vers le miroir de bronze. L’espace entre les deux se met à trembler terriblement. La terre se fissure. Tout à coup, une explosion repousse le bouclier au loin. Il n’a plus rien, à présent.
« Admirez le spectacle, ma chère. Vous regretterez d’avoir gâché votre âme ! »
Comment sait-il ? Je n’ai rien dit à personne. Sauf si… c’était lui, l’instigateur de l’accident. Mais pourquoi m’a-t-il obligé à signer le contrat ? Pourquoi à moi, et pas au « héros de la prophétie » ? Je ne comprends pas.
Le Léviathan s’approche de mon camarade. Pas à pas, il réduit la distance entre eux deux. Mon ami prononce une nouvelle incantation.
« J’avais cru être clair : vos formules magiques sont innéfic… »
Le Léviathan ne finit pas sa phrase. Il se retrouve broyé entre deux blocs de roches. L’incantation ne lui était pas destinée. Toutefois, je ne pense pas qu’il soit mort. J’en suis même certaine.
Mon ami tombe à genoux. L’utilisation de magie l’a épuisé. Il ne va pas pouvoir continuer le combat. Il faudrait que j’agisse, mais je ne peux rien. Je suis bloquée !
Subitement, une forme allongée jaillit du sol. Elle traverse la poitrine de mon camarade.
« NOOON ! »
Le Léviathan retire sa main ensanglanté du cœur de son adversaire. Son visage est reptilien. Ses pupilles sont fendues. Je ressens à présent son impressionnante aura maléfique.
« Ma petite, je vais vous faire une confidence, maintenant que nous sommes seuls. »
Il s’approche de moi.
« Voyez-vous, la prophétie dont parle tout le panadéique a été fort mal interprétée. Votre ami n’est pas le sauveur du monde. »
Je recule et trébuche sur un caillou. Il est en train de me mentir. Il ne peut pas dire la vérité. Ce n’est pas possible !
« Je sais ce que vous pensez. Si, si, je suis sérieux. Le dernier rempart de l’univers n’était pas celui-ci que l’on croyait. Toutefois, il n’était pas loin… »
Je ne comprends rien. Je suis paralysée. Mon ami est mort. Le Léviathan me réserve le même sort, mais avant cela, il veut me tourmenter. Je ne sais pas… je ne peux rien… je suis perdue…
« Et quand je dis « pas loin », je précise « juste à côté depuis toujours ». Vous ne devinez pas ? »
Non. Ce ne peut pas être moi. C’est impossible. Impossible ! Le panadéique n’a pas pu faire une telle erreur. Cela ne peut pas…
« Je vous assure que si ! C’est bien vous, la véritable héroïne ! Vous, la pauvre fille dont personne ne soupçonnait le potentiel. Le destin s’est bien moqué de vous. Et maintenant que je vous ai forcé à signer un contrat impliquant votre âme, vous n’avez pas pu jouer votre rôle dans les rouages du monde. Quel dommage… Surtout que maintenant, vous allez mourir à votre tour. »
…
Mon téléphone sonne.
Je perds connaissance.
* * *
Il fait froid.
Il n’y a aucun bruit autour de moi.
J’ouvre les yeux.
Je suis au milieu d’un brouillard opaque. Je ne parviens même pas à voir mes pieds. Le silence est oppressant. D’autant plus que je sens des présences autour de moi. Maintenant, je sais où je suis : au Niflelheim, l’éternel repos des morts.
Je n’ai pas à me trouver ici. Je ne suis pas… je… je ne…
Est-ce que le Léviathan m’aurait…
… tuée ?
…
Ce n’est pas possible ! Je ne suis pas morte ! Je ne suis pas morte ! Il n’a pas pu… Ce n’est pas… Non… S’il m’avait tuée, j’aurais la trace d’une blessure… Oui, j’aurais une marque… Or, je n’ai rien… Je ne suis pas morte…
Qu’est-ce que j’en sais, en réalité ? Je ne suis plus sûre de rien. Le monde est en train de s’effondrer. Je suis perdue dans le royaume des morts. Mon meilleur ami est… il est…
Je tombe à genoux. Je pleure. C’est un cauchemar. Un simple, mais horrible cauchemar. Il faut que je me réveille ! Il faut que… qui est-ce que j’essaye de tromper, ici ? Il n’y a que moi, coincée dans la brume noire qui colle à ma peau, abandonnée dans ce froid qui gèle mon sang… Je n’ai plus rien. Plus rien…
Mon téléphone se met à sonner.
Qui pourrait bien m’appeler ?
Mon téléphone continue de vibrer dans ma poche.
J’hésite… D’une main fébrile, je sors l’appareil, puis l’approche de mon oreille. J’appuie sur le bouton. Une voix grave emplit l’espace.
« Allo ? Mademoiselle ? »
Je reconnais cette voix. Cette voix qui m’a forcée à signer un contrat. Cette voix hypnotisante. Je me revois, plongée dans son regard abyssal. Je tremble.
« Oui… Qu’est-ce que vous voulez ? »
« Je tenais à vous dire que votre ami est décédé. »
Même si je le savais déjà, l’entendre, et me le faire confirmer par un dieu me brise définitivement. Je n’arrive plus à verser de larmes.
« De ce fait, notre contrat est désormais caduc. »
Qu’est-ce que je m’en fiche ! Plus rien ne m’importe. Ni les dieux, ni le monde, ni le destin, ni la prophétie. Plus rien… Je ne parviens pas à réunir assez de force pour l’envoyer se faire voir.
« Ainsi, je vous rend votre âme. Vous pourrez l’utiliser comme bon vous semblera toute votre vie durant. »
« Mais je suis morte… Morte, espèce d’abruti ! »
« Vous déraisonnez, ma chère ! Vous êtes parfaitement en vie. Le fait que vous vous trouviez dans le séjour des ombres n’implique pas votre trépas. Des aberrations spatiales sont en train de déchirer le monde. Vous n’avez été que transportée dans une autre dimension. »
Je sens comme un éclair me traverser. Rien n’est perdu. Si, en fait… Je suis toujours coincée… Et lui est toujours…
… mort.
« Je dois aussi vous prévenir que le panadéique est en pleine ébullition depuis votre – excusez-moi du terme- échec. Non pas que vous risquiez une quelconque réprimande, ou une éventuelle intervention des dieux, mais… Rien, en fait… Je viens de me rendre compte que ce que je viens de vous raconter n’a aucun intérêt pour vous. Je vous souhaite bonne chance pour la suite. »
« … merci … »
« Je garde espoir pour vous ! »
Il a raccroché. A présent, je suis bloquée entre mon impuissance et mon envie de poursuivre la lutte. Je ne parviens pas à prendre une décision. De toute façon, je ne peux rien faire d’ici. Il faudrait que…
… je change de monde…
Je n’apprécie pas trop cette façon de me téléporter. Je suis de retour dans la grande plaine d’Yggdrasil. Je suis même juste à côté de ses racines. Le sol tremble des passages de Niddhog. Il faut que je l’arrête, mais avec quoi ? Je recule d’un pas, mais mon pied heurte quelque chose.
Je me retourne brusquement, comptant apercevoir le Léviathan, mais il n’en est rien. Il n’y a qu’une chaine brillante, gisant sur le sol. Elle a l’air intact. En l’examinant de plus près, je me rends compte qu’une carte y est accrochée. Dessus, un asphodèle séché. Je sais de qui vient ce cadeau. Je ne manquerai pas d’aller le remercier. Cependant, l’heure est à présent aux actes !
J’attrape une extrémité du lien d’un geste, puis cours vers les racines. Je m’aperçois qu’il y a un énorme cratère au beau milieu d’elles. Puis, creusant le bois, je vois enfin Niddhog. Son trajet va le faire passer devant moi. Dans quelques instants, je vais jeter la chaine, et faire cesser cette folie…
Maintenant !
Je lance le morceau de métal de toutes mes forces contre les énormes écailles du dragon. Aussitôt, les maillons se fixent sur la peau grisâtre du reptile, puis la chaîne s’allonge démesurément. Elle finit même par totalement enserrer le monstre. Celui-ci, privé de ses appuis, retombe lourdement au fond du trou qu’il avait créé. J’ai réussi !
Tandis que Niddhog gesticule entre ses liens, je repense soudain à mon ami. Toutefois, je ne suis plus aussi inquiète. Je me souviens de la bosse dans mon pantalon. Le cadeau de Kaguya… La panacée pouvant ressusciter les morts. Le seul problème reste le Léviathan. Or, je n’ai pas d’armes pour lutter contre lui. Je me retourne pour faire face à la plaine, et…
Une main se verrouille autour de mon cou… J’ai le souffle coupé… Le contact froid des écailles me garde consciente. Le regard du démon me vrille.
« Je ne sais pas comment vous vous y êtes prise, mais vous allez le payer… Très cher ! »
Il est furieux... Ses yeux reptiliens sont exorbités… Sa bouche est tordue dans un rictus mêlant fureur et exultation… Ses doigts se crispent… Il faut que je bouge avant de perdre connaissance…
Mon instinct me guide vers ma poche… J’en tire une fiole au contenu noir… Le Léviathan ouvre sa gueule, ivre de rage… J’y balance le poison…
La main me relâche… Je tombe par terre… Il faut que je reprenne mon souffle… Je n’ai plus d’air…
Je lève la tête. Le démon s’est pris la gorge. Il s’agite dans tous les sens, se tortille, puis s’effondre sur le sol. Petit à petit, sa taille augmente. Sa peau devient totalement noire. Je me mets à courir. Il devient gigantesque, plus encore que Typhon ou Yamata. Ses soubresauts se font plus rares.
« Impossssible… »
Il a arrêté sa croissance. Sa tête est tournée vers moi. Ses yeux me fixent, mais ils sont presque vides.
« J’avais pourtant tout prévu… »
« Vous avez essayé de plier le destin à votre volonté. Hélas pour vous, le destin revient toujours dans son cour. Vous avez échoué… »
« Ce n’était qu’une prophétie… Des mots écrits, sans aucune profondeur… »
« Vous savez quoi ? Quelqu’un a dit un jour : les choses savent qu’elles doivent être légendaires et s’y conforment. Vous venez d’en avoir la démonstration. »
« Je… vous… maudis… TOUS ! »
Brusquement, l’œil devient mat. Le regard s’est éteint. Il est mort.
« Si vous croyez que ça me fait quelque chose… »
A présent, je n’ai plus qu’une chose en tête : sauver mon ami. Au diable les dieux, les démons et les anathèmes. Je n’en ai plus rien à battre de tout ça. J’ai quelqu’un que j’aime à sauver.
Je vois son corps, un plus loin. Je sors la deuxième partie de la fiole. Je la sers dans ma main comme si ma vie en dépendait. C’est presque le cas.
Je m’agenouille à son côté. Encore une fois, son torse est transpercé… Ça risque de devenir une habitude… Cependant, cette fois-ci, il est bien mort. Je débouche le flacon. Je verse quelques gouttes dans sa bouche ouverte. Puis, je ferme les yeux.
« J’ai raté quelque chose ? »
Sa voix est encore faible, mais il est déjà remis. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Après les émotions que je viens de vivre, la joie me submerge entièrement. Je suis si heureuse…
« Pas trop… pas trop… »
Puis, je me penche et l’embrasse. Il ouvre grand les yeux de surprise. Finalement, il était le seul à ne pas s’en douter.
Enfin, il me prend dans ses bras.
Nous restons, là, comme ça, au beau milieu de la plaine verte. Tant pis pour les commères. Je sais à présent qui il est pour moi : celui que j’aime de tout mon cœur.
Kehl selem, shahr nol turgecal,
Ishi no mar kash se tangame,
Sorobal nirem es tai ponakome
Nihrato fall sotime saïter kal.
Dans les racines des mondes
Quand les crocs déchireront,
Le héros issu des songes
Dissipera les brouillards.
Traduit de l’ancienne prophétie du Ragnarök, date inconnue.
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