Chapitre 2 : Hésitation et Piston
La route du retour m'a paru bien plus longue que lors de l'aller. Je me repasse cet entretien dans ma tête, déçue d'avoir été si condescendante. Je n'en reviens pas d'avoir dénigré de la sorte une spécialité qui fait la diversité de mon si beau métier.
Les mains crispées sur mon volant, je râle après tous ces chauffeurs qui n'avancent pas, n'hésitant pas à jouer du klaxon. Au fond, la seule après qui je suis en colère, c'est moi-même. Bien sûr que la psychiatrie n'est pas l'option que j'envisageais, encore moins auprès d'enfants, mais c'est la seule réponse que j'ai et je viens de tout gâcher.
À l'école, on nous rabâche pendant trois ans que les soins relationnels comptent tout autant que les soins techniques, que chaque patient a des besoins et que tous ne sont pas que de l'ordre du corporel. Seulement, on se laisse vite avoir par le côté gratifiant que propose un service de soins généraux. On nous en fait l'éloge à la télévision. Les séries tournent autour des services d'importance vitale telles que la neurologie, les urgences ou encore la cardiologie, alors que la psychiatrie est souvent représentée dans des films d'horreur ou d'épouvante. Finalement, on se laisse berner par ce que nous renvoie la société.
Je me souviens de ma remise de diplôme. On tentait de se projeter dans l'avenir et on répondait au peu de personnes qui se voyaient en psychiatrie ou en maison de retraite qu'elles manquaient d'ambition. Après cet entretien, je les envie d'avoir des choix de carrière qui sortent des sentiers battus.
— Allez, avance, papy ! crié-je, en klaxonnant à trois reprises. Les vieux devraient être interdits de conduite, après seize heures !
Une heure d'embouteillage plus tard, je m'engage enfin dans la grande allée de cyprès qui mène à la maison. Cette belle bâtisse aux pierres apparentes et à la pelouse tondue au millimètre près, me laisse toujours rêveuse. Depuis toute petite, j'ai l'impression de vivre dans la chaumière de Blanche-neige. Je me suis souvent répétée que j'étais chanceuse d'avoir grandi dans une telle maison quand on imagine un peu le prix de l'immobilier en région parisienne. C'est un luxe d'avoir un si grand jardin dans cette partie de la capitale. En me garant sous l'appentis tout juste terminé, je constate rapidement la présence de l'Audi Q7 noire, signe que mon père est de retour.
J'entre à toute vitesse, laissant claquer la porte derrière moi, et me débarrasse rapidement de mes affaires pour partir à sa recherche. Après avoir vérifié dans toutes les pièces stratégiques comme le salon et son bureau, je finis par le trouver dans la cuisine. Cette pièce spacieuse et moderne, récemment refaite, se compose de meubles noir mat disposés en "L" et surélevé d'un plan de travail en marbre blanc. L'espace confection de repas se clôture par une extension de marbre posé sur pieds et accompagnée de deux chaises hautes qui donne un effet bar. En face, se trouve une table ronde en verre trempée sur laquelle trône toujours un magnifique bouquet de fleurs de saison.
Vêtu de sa chemise fétiche, blanche satinée à reflet graphique, et d'un pantalon de costume noir qui contrastent avec le rouge pétant et les petits motifs de noël du tablier de cuisine, l'homme aux cheveux poivre et sel, que je cherchais sans relâche quelques instants auparavant, s'attelle ardemment aux fourneaux.
Cela doit bien faire une éternité que je ne l'ai pas vu cuisiner. Habituellement, il laisse cette tâche à Florence, notre gouvernante, ainsi que tout ce qui concerne les tâches ménagères et mon éducation.
— Florence est malade ? questionné-je, surprise.
Je contourne l'îlot central et m'avance pour déposer un baiser sur sa joue imberbe. D'aussi loin que je me souvienne, mon père a toujours pris soin de lui et de son image. Il paraît que c'est chose courante quand on est un avocat de renom.
— Non, je lui ai donné sa soirée, m'informe-t-il, en se retournant pour m'embrasser.
Un sentiment d'angoisse me submerge alors que j'assimile cette dernière information. Depuis ma plus tendre enfance, mon père n'a donné sa soirée à Florence qu'à deux reprises : pour m'annoncer le cancer de ma mère et pour m'annoncer qu'elle ne guérirait pas. Du coup, je redoute le pire.
— Tu as une mauvaise nouvelle à me faire part ? m'inquiété-je, en prenant place sur l'un des tabourets de bar.
— Préparer le dîner pour ma fille unique est forcément le présage d'une mauvaise nouvelle ? s'offusque-t-il, en retournant la viande dans la poêle.
— C'est juste que ce n'est pas le genre d'attention à laquelle tu m'as habituée, me rattrapé-je, en jouant avec les bibelots positionnés devant moi.
Il ne me répond pas, comme gêné par la réalité que je viens de lui énoncer. Un silence pesant s'installe, ce qui me donne une bonne occasion pour m'éclipser et vaquer à mes occupations.
Lorsque je reviens de la douche, la table est dressée et le repas est prêt. Je m'attable aux côtés de mon père et commence à manger dans le silence le plus total. Il semblerait que ma remarque de tout à l'heure ait définitivement jeté un froid.
— Alors comment s'est passé ton entretien ? m'interroge-t-il, soudain, en se servant un verre de vin.
Je déglutis avant de répondre.
— J'ai tout raté, avoué-je, en reposant mes couverts de part et d'autre de mon assiette.
Un flash de mon entretien me revient en mémoire, me faisant perdre l'appétit.
— Tu vaux mieux que ça, tu auras d'autres opportunités et si ce n'est pas le cas, je tirerai quelques ficelles.
Tout en finissant sa phrase, il gobe le tendre morceau de viande qu'il venait de piquer avec sa fourchette.
Bien que cela parte d'un bon sentiment, son intervention a le don de m'énerver. Depuis ma plus tendre enfance, j'ai toujours eu horreur que mon père se serve de ses contacts pour m'aider. Le cliché fille à papa qui obtient tout ce qu'elle veut, très peu pour moi.
— Pas besoin, répliqué-je amèrement. Il m'a laissé une semaine pour réfléchir, donc si d'ici là je n'ai pas d'autres choix, j'accepterai.
Il tape des poings sur la table, mécontent de la tournure que prend la discussion. Je sursaute immédiatement. Ce n'est pas dans ses habitudes de se laisser aller à ce genre de manifestation émotionnelle.
— J'ai fini par accepter tes choix de carrière, mais là, tu vas trop loin, Roxane ! s'énerve-t-il. Tu ne songes tout de même pas à t'orienter vers de la psychiatrie ? Tu connais le taux de suicide ou d'accidents mortels dans cette spécificité du métier ?
— Est-ce qu'un jour, je pourrais parler à mon père et non à Maître Touerya, avocat du barreau ? m'emporté-je à mon tour en jetant ma serviette sur la surface lisse du verre trempé. Accepter cette offre ne signifie pas que je renonce aux autres services, cela signifie juste que je fais preuve de flexibilité. C'est un CDD de trois mois donc je ne suis pas mariée avec l'hôpital. Et au cas où tu ne l'aurais pas compris, tu n'as pas ton mot à dire.
Je me lève et me dirige d'un pas rapide vers le deuxième étage, laissant mon père face au vide qui envahit la pièce.
Je claque violemment la porte en bois qui m'isole dans ma chambre et je me laisse tomber sur le grand lit à baldaquin qui trône au milieu de la pièce. Cet espace, qui représente à merveille mon évolution au fil des années par ces photos et posters collés partout sur les murs, est ma bulle à moi. Sous la lampe, positionnée sur ma table de chevet, trône la dernière photo de ma mère et moi. Depuis sa mort, j'ai pris l'habitude de la contempler à chaque fois qu'une dispute éclate avec mon père. C'est ma façon de l'inclure dans le conflit de là où elle est. Alors que mon portable s'allume, annonçant un sms, j'en profite pour vérifier les notifications que j'ai manqué. Trois appels en absence et un message de Tanya, ma meilleure amie.
« Alors cet entretien ? Bon, comme c'est pour de la psy, tu n'as rien à perdre si ça a foiré. Moi, j'ai une bonne nouvelle, appelle-moi quand tu peux, Bichette ».
Je n'ai pas la force, ni l'envie, de me prendre la tête avec elle alors je lui réponds par texto rapidement écrit.
« Bien que ça ait été une réelle catastrophe, il m'a laissé une semaine de réflexion. À voir ce qui se passe dans les prochains jours. Et toi, c'est quoi cette bonne nouvelle ? Si seulement tu pouvais apporter un peu de gaieté à ma journée pourrie... »
À peine le message envoyé, je reçois un appel de sa part. Je ne peux pas me défiler alors, malgré moi, je réponds.
— Tu t'es faite lobotomiser ou quoi ? Tu envisages vraiment d'accepter de travailler en psy avec tous ces barjots ? me lance-t-elle, alors que j'ai à peine le temps de décrocher.
— Ne commence pas toi aussi, rétorqué-je sèchement. Il faut bien commencer quelque part en attendant d'avoir mieux, non ?
— Certes, mais dans ce cas, autant aller en maison de retraite, au moins là-bas, tu ne perdras pas tes soins techniques, argumente-t-elle avec dédain.
J'éloigne le téléphone de mon visage et fais mine de crier un bon coup pour ne pas m'énerver contre ma meilleure amie, puis je reprends.
— Faute de mieux, j'accepterai, car je ne compte pas rester chez moi à attendre les bras croisés, qu'une bonne proposition descende du ciel.
— Ce n'est pas comme si tu étais dans le besoin, enchérit-elle. Il y a pire comme situation.
— Vivre au crochet de mon père n'est pas une option envisageable, OK ? Alors soit tu me soutiens, soit je raccroche.
— Bien, se radoucit-elle. Alors regardons le côté positif des choses, tu as une semaine pour continuer tes recherches et espérer trouver mieux.
Elle marque une pause.
— Bon et si je t'annonçais la bonne nouvelle, s'égaye-t-elle brusquement.
— Oh oui, fais-moi rêver, m'animé-je gaiement. Alors dis-moi tout, tu as rencontré un nouveau mec ?
— Non, non, pas du tout, me corrige-t-elle, avant de laisser planer le suspense. Je suis prise comme infirmière aux urgences du centre hospitalier.
Elle est tellement euphorique que je l'entends à la perfection alors que mon téléphone est à l'autre bout de la pièce en haut-parleur. Bien que je sois ravie pour elle, cette nouvelle ne fait qu'accroître ma déception. Pourquoi les autres y arrivent et pas moi ?
— Bravo, la félicité-je sincèrement. Je suis contente qu'au moins une de nous s'en sorte dans tout ce torrent que représente l'après-diplôme.
— Merci. Il faut dire que ça aide d'avoir une mère dans l'équipe de direction d'un hôpital. Deux, trois appels et le poste était à moi. Mais ne t'en fais pas, je débroussaille la route et dès qu'un autre poste se libère, tu me rejoins. Quoi de mieux que bosser avec sa meilleure amie ?
Elle semble tellement enjouée que je n'ose pas la contredire. Moi aussi, si j'avais fait jouer les pistons de mon père, je serais déjà embauchée dans un super service. La différence entre Tanya et moi, c'est que j'ai bien l'intention de m'en sortir toute seule.
Je passe le reste du temps à l'écouter s'esclaffer sur son nouveau poste et ses conditions d'embauche. Je ne l'écoute que d'une oreille, car je suis bien trop occupée à sillonner les forums d'emplois.
C'est un fait, cette nouvelle m'a remotivée pour mes recherches.
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