Chapitre 5 : Débutante et Visite
Debout, postée face à ma future équipe, j'attends patiemment que le DRH me laisse la parole. La table de réunion est tellement imposante avec toutes ces chaises autour, qu'elle fait paraître la pièce toute petite, ce qui me donne l'impression d'étouffer. Les murs orange délavés n'aident en rien à me faire sentir plus à mon aise.
Dans un souci de ne pas perdre connaissance devant tout le monde, je me concentre à observer toutes les personnes et tous les regards qui me sont adressés. Je constate rapidement que je ne fais pas l'unanimité. Mon attention s'arrête sur une femme rousse, aux yeux verts destructeurs et au visage peu amical, qui fait des messes basses à son collègue de proximité un homme blond et bien portant qui semble tout aussi fermé. Ils parlent tous deux en toute impunité, comme s'ils étaient seuls. Je poursuis mon tour rapide de l'équipe et constate qu'elle est majoritairement féminine : six femmes pour trois hommes qui me toisent de la tête aux pieds.
Toute cette attention portée à mon égard m'angoisse. Je n'ai jamais aimé être au centre de l'attention. Si ça continue, je vais perdre tous mes ongles à force de patienter dans l'ombre du costume bordeaux de mon nouveau DRH.
— C'est donc ainsi que je vous présente votre nouvelle collègue, Roxane, annonce soudainement l'homme grisonnant placé devant moi, me sortant ainsi de ma contemplation. Mademoiselle Touerya, je vous laisse vous présenter.
Je sens le rouge me monter aux joues. Je ne suis pas de nature timide, mais face au peu de regards bienveillants qui me font face, je perds mes moyens.
— Heu... Eh bien... Je... bégayé-je, en laissant les émotions s'emparer de moi.
Je ferme les yeux, respire un grand coup.
"Mais qu'est-ce que tu fais ?", me sermonne ma conscience avec sa tête désapprobatrice. "Tout le monde te regarde et toi tu fermes les yeux ! Mais, Roxane, tu es devenue folle ? "
Oui, j'ai tout à fait en tête que cela ne joue pas en ma faveur mais, m'effondrer ou me mettre à pleurer n'arrangerait pas plus les choses. Quand je rouvre les paupières, c'est un courage tout neuf qui m'habite.
— Je m'appelle Roxane, j'ai vingt-et-un ans et je suis diplômée depuis juillet.
— Super, encore une débutante ! s'exclame la femme rousse de tout à l'heure, me coupant ainsi l'envie d'en dire davantage.
— Marina, un peu de respect, la reprend le cadre Lucas Ruminier, qui est placé à ma droite. C'est de votre nouvelle collègue dont il est question.
Marina et l'homme assis à côté d'elle se lèvent dans un même élan, comme s'ils ne formaient qu'un seul bloc.
— Quand est-ce que la direction arrêtera de nous mettre des jeunes diplômés dans les pattes ? interroge l'homme d'une voix grave.
— Paul a raison, continue la fameuse Marina, de plus belle. En un an, on en est à la troisième. Elles tiennent deux semaines et retournent pleurer dans les jupons de leurs parents. On en a assez de former les bébés infirmiers.
Je suis sous le choc des propos tenus par mes futurs collègues. Ils ne manquent pas d'air, ces deux-là, à croire qu'ils n'ont jamais été dans ma situation. C'est vrai qu'ils ont surement dû être diplômés et passer directement au stade "j'ai de l'expérience". Au moins ils n'ont pas eu à galérer pour trouver un poste, comme c'est mon cas actuellement. Pff, ils m'énervent déjà.
— Le seul bébé dans la salle, c'est toi, Marina, manifeste une jeune femme brune tout en restant tranquillement assise sur sa chaise. Tu nous fais tout un cirque, alors que tu es la première à te plaindre que l'on est en sous-effectifs constamment et que tu ne peux pas poser tes congés quand tu veux.
Cette intervention ne semble pas plaire à la Marina dont les traits de visage se déforment sous le coup de la colère.
— Et voici Leya, l'infirmière qui vient à la rescousse de tout le monde, ironise Marina l'air mauvais. Ton côté chevaleresque ne te permettra pas d'avoir une augmentation, tu le sais ?
— Certes, intervient monsieur Barts, passablement agacé par le comportement de ses deux agents. En revanche pour vous, on peut s'arranger pour vous mettre un blâme si votre attitude ne change pas dans la minute qui suit.
La Marina pâlit d'un coup. Elle et son collègue se rassoient avec la même grimace de dégoût sur leurs visages.
— Vos enfantillages ne sont pas de circonstance, s'impatiente Monsieur Ruminier. Roxane est votre nouvelle collègue et je compte sur vous tous pour l'accueillir comme il se doit dans l'équipe. Elle sera sur le roulement de Leya et commencera dès lundi après-midi. Pour les personnes qui auraient un quelconque problème, je les attends dans mon bureau pour leur expliquer ma façon de penser.
Je suis encore plus mal à l'aise qu'à mon arrivée. Je tiens fermement mon petit sac à main, comme je pourrais m'accrocher à l'encre d'un bateau pour m'éviter la noyade. En moins de temps qu'il n'en faut pour dire « ouf », ma nomination à ce poste a créé la pagaille dans ma future équipe. Sympa comme nouveau départ !
La réunion se poursuit une bonne demi-heure. Monsieur Ruminier reprend point par point les spécificités du service, ce qui me permet d'en apprendre un peu plus sur ce qui m'est réservé.
L'unité accueille jusqu'à douze enfants, âgés de quatre à quatorze ans, présentant, pour la plupart, des troubles autistiques, des troubles du comportement et, pour certains, des carences éducatives et affectives graves. Ils sont reçus sur des temps allant de la journée à la semaine en fonction de ce qui est travaillé et du profil de l'enfant. Pour la majeure partie, ils sont déscolarisés et en attente d'une structure de scolarisation adaptée. En attendant, ils reçoivent un peu de scolarité sur l'enceinte de l'hôpital allant de trente minutes à deux heures par jour. Pour le petit nombre encore scolarisé en milieu dit « ordinaire », un taxi vient les chercher le matin et les ramène après leur temps d'école, qui peut varier.
Toutes ces informations me donnent la migraine. Il y a des tas de choses que je n'aurais jamais remise en cause comme cette histoire de scolarité adaptée. On nous apprend, et c'est la loi qui le dit, qu'un enfant doit être scolarisé dès trois ans et jusqu'à ses seize ans, à partir de là, ça coulait de source dans ma caboche. Et cette histoire d'école n'est que la partie émergée de l'iceberg.
La réunion prend fin et je dois admettre que ce n'est pas pour me déplaire. J'ai le cerveau en ébullition. J'ai beau rechercher dans mes plus lointains souvenirs de cours, je ne crois pas avoir été préparée à ce qui m'attend ici.
— Tout va bien, Roxane ? me questionne le cadre en posant une main bienveillante sur mon épaule.
— Ce sont beaucoup d'informations d'un coup, j'ai besoin de temps pour les assimiler, dis-je d'une voix dépitée.
— On est tous passé par là, tu sais, me rassure-t-il. Mais je suis sûr que tu t'en sortiras avec brio. Je te fais visiter les locaux ?
J'accepte sa proposition, et le suis dans les couloirs exigus du bâtiment, bien que je ressente une folle envie de rentrer chez moi pour pouvoir me terrer sous ma couverture et hiberner jusqu'à lundi.
L'unité est de plain-pied et se sépare en deux ailes distinctes. Une partie jour avec les pièces de jeux, la salle à manger, la cuisine, les bureaux du médecin et du cadre et les salles d'ateliers. De l'autre côté, on retrouve les chambres, deux salles de bains, les bureaux soignants, la pharmacie et une salle d'apaisement. En déambulant d'une pièce à l'autre, je ne peux m'empêcher de constater que les murs sont tellement vétustes, qu'il faudrait bien plus qu'un bon coup de peinture pour rendre le lieu agréable. Vraiment ? Ce sont des enfants que l'on accueille ici ? Pas le moindre dessin accroché, aucune jolie décoration comme on peut voir dans les services de pédiatrie. Concrètement, c'est morose et triste à en mourir. Pauvres gosses !
À l'arrière du bâtiment, j'ai l'agréable surprise de découvrir un assez grand jardin et un garage servant de pièce d'atelier pour les loisirs créatifs comme la peinture ou l'argile. Il y a aussi un petit cabanon en taule qui contient des vélos, des trottinettes et des ballons de toutes tailles. Au milieu de l'espace vert, trône une grande balançoire, certes un peu rouillée, mais qui a l'air d'être en état de fonctionner.
Contrairement à l'intérieur qui nous place directement dans le vif de la psychiatrie, l'extérieur de la bâtisse est nettement mieux entretenue. L'hôpital se constitue de plusieurs petits bâtiments qui correspondent à un, voir deux services. Ils ont chacun leur petite cour privative et sont réunis autour d'une grande place où trône un énorme magnolia. Avec tout cet espace et cette verdure, difficile d'imaginer que l'on se situe aux portes de Paris.
— La visite se termine ici, annonce mon cadre en se tournant face à moi. Ce n'est pas bien accueillant, mais tu verras que c'est quand même sympa d'y travailler.
— Il va me falloir du temps pour prendre mes marques, mais c'est très gentil à vous de m'avoir fait faire le tour du propriétaire. Merci, monsieur, de m'avoir accordé un peu de votre temps.
Mon ton très solennel et détaché semble le heurter légèrement.
— Tu sais, Roxane, je m'appelle Lucas et dans l'équipe tout le monde se tutoie.
Sa remarque me déconcerte. Je ne m'attendais pas à autant de familiarité aussi vite. En tant qu'étudiant, on nous rappelle souvent où est notre place en stage. On sait pertinemment nous remémorer que l'on ne fait pas partie de l'équipe et que l'on est le petit boulet que l'on se coltine à la cheville toute la journée. Bien sûr, on tutoie notre professionnel de proximité, mais tout reste très codifié. Est-ce parce que je suis diplômée que cette codification change subitement ?
— J'essayerai, répliqué-je après un temps de réflexion. En tout cas merci de vot... De ton accueil. Je dois y aller, on se voit lundi.
— Avec plaisir. À lundi, Roxane.
Je me précipite vers ma voiture, comme par peur que quelqu'un d'autre m'arrête dans ma course, et je mets les voiles.
Il va bien me falloir un week-end entier pour digérer cette réunion et m'armer de combativité.
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