Chapitre 8 : Alcool et Nouveau venu
Après une bonne nuit de sommeil, me voilà repartie pour un second jour. Je ne vais pas dire que cela m'enthousiasme grandement, d'autant que la première journée ne m'a pas laissée que de bons souvenirs, mais je n'ai pas franchement le choix. Je viens tout juste de signer mon CDD, donc je suis officiellement engagée pour trois mois.
Aujourd'hui, j'arrive avec nettement moins d'avance qu'hier, pour ne pas répéter le même scénario. Avant d'ouvrir la porte du service, je tends l'oreille pour jauger un peu de ce qu'il peut se passer derrière.
— La porte ne va pas t'attaquer, me surprend Vanina avec son accent tahitien, alors qu'elle arrive dans mon dos.
J'ai un mouvement de sursaut, ce qui la fait bien rire.
— C'est juste qu'avec mon expérience d'hier, je préfère être prudente. Je ne voudrais pas tomber de nouveau en pleine guerre mondiale.
Elle passe devant moi, ouvre la porte et m'invite à la suivre dans l'entrée. Aujourd'hui, l'endroit est désert, seul nos pas résonnent dans l'espace presque vide.
— Tous les jours ne se ressemblent pas, m'informe-t-elle d'une voix bienveillante, tout en pénétrant dans la pièce minuscule et sombre qui nous sert de vestiaire. Si tu arrives en craignant ce qu'il va se passer, alors sois certaine que ces petits monstres te le rendront bien. Ici, je veux dire dans ce genre de service, c'est un peu comme si tu faisais une remise à zéro chaque jour. Tu ne sais pas vraiment ce que les enfants ont appris de la veille et tu leur laisses pleinement la possibilité de te surprendre en balayant leurs comportements antérieurs.
Elle me dit tout ça en enfilant le haut de sa blouse. Là encore c'est une première pour moi. Jamais je n'aurais pensé possible de travailler avec uniquement la moitié de ma tenue d'infirmière, ce qui me donne le sentiment d'être incomplète. Il y a beaucoup de mythes autour de cet accoutrement, et je trouve que certains sont vrais. J'ai toujours vu ma blouse comme une protection, un moyen de défense contre tout ce qui peut être dur dans mon métier. La retirer revient à balayer la journée qui s'est passée au boulot pour redevenir, Roxane, la jeune femme de tous les jours. Là, je me sens vulnérable, mais il parait que c'est pour éviter de stigmatiser les enfants.
— Enfin, si tu veux un conseil, reprend-t-elle en mettant sa main sur mon épaule dénudée, profite de tes week-ends pour sortir et faire la fête. Tu es jeune et tu as la vie devant toi. Avec le métier que l'on fait, c'est important de se vider la tête. Dis-toi que la vie est courte et que dans une fraction de seconde tu seras mariée avec trois mioches à gérer.
Elle me fait un clin d'œil et rigole, tout comme Astrid et Leya, qui nous ont récemment rejointes. J'enfile rapidement mon haut et entasse mes affaires dans le petit espace métallique qui leur est dédié. Ici, pas de beau casier à l'américaine, la pièce ne le supporterait jamais. À la place, une vingtaine de petit boxes en métal se superposent les uns aux autres contre le mur du fond. Sur les deux murs latéraux, des porte-manteaux sont accrochés avec nos noms au-dessus de chacun pour pouvoir y laisser nos blouses et manteaux. La structure ne contenant qu'un seul vestiaire, ce n'est pas plus mal que l'on ne mette pas le bas, je n'ai pas franchement envie de me dénuder devant mes collègues hommes.
— Même avec trois enfants, tu n'es pas la dernière à faire la fête, Vanina, la charrie Leya, tout en rangeant son sac dans son casier.
— Il faut bien que j'arrive parfois à oublier que je suis une mère et une femme casée, plaisante-t-elle. Vous verrez quand votre tour viendra, ce n'est pas si simple d'enchainer deux boulots.
Astrid claque la porte de son casier et s'approche de notre collègue, le regard malicieux.
— Dans ce cas, on a qu'à s'organiser une soirée filles, rétorque la grande blonde pleine d'envies.
Leya et Vanina pouffent de rire, alors que j'assiste à la scène en me sentant complètement exclue du dialogue. J'en profite pour regarder mon portable : pas de notifications.
"Pas de nouvelles, bonnes nouvelles !" s'exclame ma conscience.
— Ah, Astrid, quand il s'agit d'alcool et de picoler, elle est toujours présente.
Leya soutient ses propos en lui mettant une tape dans le dos, puis sort du vestiaire. Elle réapparaît, une poignée de seconde après, avec un sourire jusqu'aux oreilles.
— Nous quatre, vendredi, au Cassiopée. C'est moi qui paye la première tournée.
— YES ! S'exclament Vanina et Astrid en cœur.
Une fois l'engouement général terminé, les trois têtes se retournent vers moi dans un même mouvement, comme semblant attendre une réaction de ma part. Jusque-là, je n'avais pas l'impression d'être incluse dans l'invitation.
— Merci, mais...
— Nous n'acceptons pas de refus, me coupe Astrid, n'est-ce pas, les filles ?
Leya et Vanina se jettent un regard et je comprends rapidement que je n'obtiendrai pas gain de cause.
— Désolée Roxane, mais Astrid dit vrai, s'excuse faussement la brune, un grand sourire sur les lèvres. Et puis, il faut bien que l'on baptise ton premier poste.
— Ok, accepté-je pas vraiment emballée.
Ce n'est déjà pas la grande joie de venir au boulot depuis deux jours, il va en plus falloir que je me coltine mes collègues le temps d'une soirée. Bon d'accord, ça aurait pu être pire, j'aurais pu avoir à me farcir le binôme Paul et Marina. Mais, bien qu'il me paraisse encore loin, j'aspirais à autre chose de mon week-end.
"Allez, ne râle pas, Roxane" me reprends ma conscience. " Vois le bon côté des choses, on va picoler un verre gratis".
Non mais elle n'est pas possible celle-ci ! Je la chasse un bon coup et sors du vestiaire, accompagnée de mes trois autres collègues qui gloussent comme des bécasses. Avec elles, impossible de passer inaperçu.
Quand nous arrivons enfin dans le bureau de soin, nous sommes accueillis par la Marina qui nous lance des éclairs d'un simple regard. L'ambiance, jusque-là si légère, se refroidit instantanément.
— On a failli attendre, nous attaque-t-elle amèrement.
Je regarde ma montre, quatorze heures dix, on a cinq minutes d'avance. Sérieusement ? Et personne ne va rien lui dire ? Un regard rapide aux autres filles et je constate rapidement qu'elles se sont installées, l'air de rien, décidant ainsi de ne pas intervenir.
— À moins que l'on vive dans deux fuseaux horaires différents, nous ne sommes pas en retard, réponds-je agacée que personne ne la remette à sa place.
Son visage, déjà tendu, se déforme et se crispe pour laisser place à de la colère.
— Si j'étais toi, je ne la ramènerais pas trop, la nouvelle, surtout quand on ne sait pas tenir des pieds d'enfants.
Je savais bien que cette histoire referait surface à un moment, alors autant battre le fer tant qu'il est chaud. Je n'ai jamais été du genre à me laisser faire et, franchement, depuis deux jours elle a épuisé mon stock de patience.
— La nouvelle, elle a un prénom, d'accord ? Je ne passe pas ma journée à t'appeler le dragon et pourtant la seule chose que tu sembles savoir-faire, c'est t'enflammer pour un rien.
Toutes les personnes présentent dans la pièce se mettent à pouffer de rire, y compris Paul son fidèle acolyte. Je n'ai pas le temps de poursuivre ma plaidoirie que monsieur Ruminier entre en trombe. Moi qui l’avais vu jusque-là plutôt détendu, il semblerait qu'aujourd'hui ce ne soit pas le cas.
— Je peux savoir ce qu'il se passe ici ? On vous entend depuis l'entrée du service.
À sa posture fermée et à son ton sec, il a l'air peu enclin à la discussion.
— Marina fait juste sa Marina, Lucas, intervient Vanina d'un ton léger. Tu sais comment elle se comporte avec les nouvelles.
Alors que cette dernière allait protester, après avoir foudroyé ma collègue tahitienne du regard, monsieur Ruminier lui fait signe de se taire et annonce :
— On réglera ça, ensemble, dans mon bureau après les transmissions, Marina. Maintenant, si on pouvait en revenir au boulot, ce serait plus plaisant pour tout le monde.
Elle me lance un regard assassin alors que son binôme infirmier, une trentenaire à la vêture atypique et aux cheveux teintés de violet répondant au prénom d'Élisa, commence à nous parler des enfants. Quelque chose me dit, qu'entre le dragon et moi, la partie ne fait que commencer.
Les transmissions se terminent après une synthèse rapide de la matinée des enfants. C'est le moment que choisi le pédopsychiatre du service pour faire son entrée dans la pièce. Comment le décrire autrement qu'en disant qu'il a le look typique de sa fonction ? Cheveux blancs toujours en bataille, blouse boutonnée lundi avec mercredi, lunette ronde et crayon glissé derrière son oreille. En somme, un jumeau, beaucoup plus jeune et sans la moustache, du très célèbre Albert Einstein. Il est accompagné d'un jeune homme en blouse blanche semblant à peine plus âgé que moi. Grand, brun, cheveux en bataille, une carrure bien bâtie avec des épaules larges et des biceps parfaitement moulés dans sa blouse, il dégage quelque chose qui ne me laisse clairement pas indifférente. Ses pupilles noisette trouvent les miennes et, en l'espace d'un instant, l'air vient à manquer dans la pièce. Je me sens suffoquer. À en juger par le silence absolu qui règne dans le bureau, je ne suis pas la seule qu'il laisse sans voix.
— Robin, voici l'équipe de l'unité, annonce le docteur Ponchary, me ramenant ainsi à la raison.
Le jeune homme nous toise un par un, d'une façon que je trouve carrément déplacée. Il nous reluque de la tête au pied, comme s'il cherchait un indice majeur sur nos différentes personnalités. Cette façon peu conventionnelle d'appréhender sa nouvelle équipe me laisse penser à la façon qu'ont les dragueurs de procéder dans les bars. Ma température corporelle redescend aussi vite qu'elle était montée. Merci, mais ce genre de mec ne m'intéresse pas.
— Voici Robin Echurti, le nouvel interne, nous présente François de façon très solennelle. Robin, vous verrez que derrière ces têtes de mules se cachent des professionnels compétents.
Un interne, voilà qui explique tout ! Encore un qui, du haut de ses vingt-huit ans, s'est pris pour le docteur "Mamour" de la célèbre série médicale que je ne citerais pas.
"Ah les séries médicales !" proteste ma conscience. « Il n’y a pas pire pour donner une image faussée de notre métier".
Nous nous présentons un par un, mais je vois à son regard qu'il se perd dans les prénoms. Il ne serait même pas étonnant qu'il finisse par nous interpeller par "Et toi là !". Alors que je m'apprête à me présenter, son regard intense m'électrise, me faisant perdre tous mes moyens.
— Ro..Roxane Touerya, bredouillé-je à voix presque inaudible. Infirmière dans le service depuis hier.
Un sourire franc se dessine sur le visage de l'homme à l'origine de mon état second.
— Ah, alors je ne suis pas le seul nouveau, s'extasie-t-il gaiement. Pour être honnête, je ne suis pas sûr de retenir tous les prénoms d'ici ce soir, mais j'ai hâte de travailler avec vous pour apprendre un peu plus à vous connaître.
Il attarde ses deux yeux charbonneux sur moi, et une décharge électrique me parcourt instantanément l'échine. Merde, qu'est-ce qu'il m'arrive ? C'est bien la première fois qu'un homme me fait un tel effet. Je baisse les yeux, gênée, espérant que personne n'a remarqué mon malaise. Il est hors de question que je le laisse espérer quoi que ce soit. Les types dans son genre j'ai déjà donné.
Cette rencontre me laisse perplexe. Maintenant, il n'y a plus qu'à espérer que je ne vais pas avoir à faire à lui trop souvent.
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