Après avoir eu l'aval de Leya, concernant Tatiana, je m'apprête à entrer dans le bureau de Robin, afin de lui faire part de la situation de la jeune fille. Postée devant la porte close, je m'arme de courage avant de confronter notre interne.

« Mais pourquoi as-tu promis une telle chose à cette gamine ?» me sermonne ma conscience.

Elle n'a pas tort, il est bien la dernière personne que j'ai envie de voir aujourd'hui. Mais j'ai donné ma parole alors, j'inspire un grand coup, et assène trois petites frappes sur le bois. La porte s'ouvre instantanément sur un Robin a priori très surpris de m'avoir face à lui.

— Oh, Roxane, entre, dit-il en faisant signe du bras.

Alors ça y est, on revient au tutoiement ? Il est vraiment incompréhensibles. Comment peut-on passer de "tu" à "vous" et l'inverse en moins d'une demie journée ? Il me perd complètement dans ses changement de positionnement.  

J'avance dans la pièce, encore plus grande que notre pharmacie, d'un pas non rassuré, quand j'entends le cliquetis d'un verrou. Ça doit bien être la seule pièce à en posséder un, hormis les toilettes des soignants. Je me retourne précipitamment.

— Qu'est-ce que tu fais ? questionné-je totalement paniquée. Ouvre tout de suite !

Après ma mauvaise expérience de vendredi, je trouve inconscient de sa part de m'imposer une telle mise en scène. Alors que je me précipite sur la porte, il s'interpose de tout son corps entre mon but et moi. Je m'arrête juste à temps avant d'entrer en collision avec son torse.

— Il faut qu'on parle, annonce-t-il sèchement.

Je lève la tête, bien décidé à confronter mon regard au sien. Même si l'intonation de sa voix n'a rien de cordiale, ses yeux, eux, sont plein de douceur. Comment fait-il pour être toujours aussi contrasté dans ses émotions ?

— Parce-que tu crois peut-être que je suis venue enfiler des perles ? revendiqué-je, exaspérée. Je suis venue te parler de Tati....

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase, qu'il pose son doigt sur ma bouche pour me faire taire.

Je suis tellement choquée par son geste que l'effet est radical.

— Il faut qu'on parle de nous, précise-t-il plus doucement.

"Quoi ? " s'étonne ma conscience avec un air de dégoût. " Il a fumé quoi ce matin au p'ti dej ?"

Je manque d'exploser de rire fasse à l'aberration de ses paroles.

— Mais il n'y a pas de nous, rectifié-je en gesticulant ma main entre lui et moi. Il n'y a que toi, moi et le boulot.

J'appuie mes paroles par la gestuelle. Quand je suis stressée, mes mains sont mes meilleures alliées.

— Et, justement, en parlant de boulot, poursuis-je, en allant m'installer sur une chaise près du bureau, afin de mettre le plus de distance possible entre nous. Je viens m'enquérir de tes savoirs ainsi que de ta position de futur médecin au profit d'une patiente de chez nous.

Je l'observe se déplacer sans un bruit jusqu'à son fauteuil. Bon, on est d'accord que je le mate grave, mais ce n'est pas ma faute. Il a une prestance qui en impose, un corps de dieu grec et un fessier... Mamma mia. Cette vue plus qu'agréable me fait largement oublier la porte fermée à clé.

"Non mais Roxane, tu te crois où ? Arrête ça tout de suite !" me réprimande ma conscience. « Il est en couple, ne l'oublie pas ».

— Je t'écoute, m'informe-t-il en s'asseyant sur son fauteuil.

— Je ...

— En revanche, il te faudra m'écouter en retour, me coupe-t-il le sourire au bord des lèvres.

À chaque fois que je pense avoir touché le fond, le sol s'effondre un peu plus sous mon poids.

— Tu te sers des enfants pour me faire du chantage ? Quel piètre médecin tu feras! !

— J'en suis conscient, rigole-t-il. Alors, que penses-tu de cet accord ?

Je ne sais plus si je dois être exaspérée ou amusée par le regard malicieux qu'il me lance. Le temps d'un instant, j'hésite à me lever et donner le relais à Leya.

"Mais tu as donné ta parole à cette gamine" me rappelle ma conscience 

Je finis par me faire une raison. Je roule des yeux puis me résigne.

— Vu que je n'ai pas le choix. Mais c'est seulement parce que j'ai donné ma parole à Tatiana.

Il sort son plus beau sourire satisfait, alors que je lui raconte mon petit entretien avec la jeune fille. Je lui fais part de tout ce qu'elle a pu me raconter, en essayant d'être la plus complète possible. Là, dans mon rôle d'infirmière, j'oublie tout : mon vendredi soir chaotique, la petite amie de l'interne et, définitivement, la porte fermée à clé. Je suis simplement moi : Roxane, jeune infirmière passionnée et dans son élément.

— Bien, ponctue-t-il à la fin de mon laïus, je vais voir avec François s'il accepte de me laisser la situation de Tatiana puis je verrais avec Leya pour convier les parents à un entretien. En insistant sur le caractère urgent et important, j'espère les faire venir tous les deux.

Il a parlé si vite, que je n'ai suivi que la moitié de sa phrase.

Je le remercie et me lève, prête à quitter les lieux. En un déplacement rapide, il est face à moi.

"Mon Dieu, qu'il est agile dans son corps!" constate ma conscience, à la limite de baver.

C'est vrai que, bien que je fasse bien deux têtes de moins que lui, à côté j'ai la grâce d'un éléphant dans un magasin de porcelaine.

— Une minute, murmure-t-il, un arrangement est un arrangement, on ne revient pas dessus.

Son souffle sur mon oreille me fait frissonner. Pour être honnête, j'avais complètement zappé ce petit chantage. Je me tourne silencieusement, nous reprenons chacun nos places et je lui fais signe de commencer.

— Promets-moi de me laisser finir sans me couper, commence-t-il.

Son regard change.

"C'est moi ou bien il nous sort le regard du chat potté ?" s'étonne ma conscience.

À vrai dire, entre culpabilité et tristesse, je ne saurais pas trop faire la différence. Pourquoi ai-je tant de mal à le déchiffrer ? Je reprends mes esprits avant de me laisser une nouvelle fois embarquer dans le tourbillon Robin.

— Parle qu'on en finisse, dis-je en reprenant cet air condescendant qui me caractérise. J'ai des collègues qui m'attendent, tu n'es pas le seul à bosser, ici.

— Non, promets-le-moi, insiste-t-il lourdement.

Je lève les yeux aux ciel, une nouvelle fois.

— Ok!

Il prend un air grave, une grande inspiration et finit par se confier, honteux.

— Abby n'est pas ma petite-amie. C'est une escorte qui se fait passer pour telle depuis un an.

Mes yeux s'écarquillent malgré moi. Quoi ? Mais non ? Je n'ai pas dû bien entendre.

— Qu... commencé-je en essayant d'assimiler l'information.

— Tu as promis... Intervient-il le regard sombre.

Je ferme la bouche pour le laisser continuer.

— Je suis le dernier d'une fratrie de quatre. Mes frères et sœurs sont tous trois mariés, bien dans leur ménage et ont fondé leur propre famille. Du coup, mes parents font gentiment pression sur moi depuis quelques années, car je suis un célibataire invétéré, interne en médecine, profitant des joies et avantages des soirées étudiantes. J'ai croisé Abby lors d'une soirée dans une fraternité. Au début, elle a été une conquête d'un soir puis, quand j'ai appris ce qu'elle faisait, un contrat s'est mis en place entre nous. Depuis, elle m'accompagne à toutes mes soirées et réunions de famille et, en contrepartie, je paye une partie de son loyer depuis un an.

Il marque une pause. Il a le regard dans le vide, semblant plongé dans ses pensées. De mon côté, j'accuse réception, pas franchement aidé par ma conscience.

"Mais, sa famille est milliardaire ou quoi?" s'étonne-t-elle. "Allô, Roxane, tu imagines un peu le prix d'un loyer dans le coin? ".

Personellement, ce n'est pas la première chose qui me surprends. 

— Enfin, voilà, conclut-il en posant doucement son regard sur moi, tu sais tout.

Je fais taire ma conscience d'un revers de la main et je tente d'assimiler tout ce que je viens d'entendre. Cette situation me dépasse complètement. Quel était son but en me racontant tout ça ? que je le prenne en pitié ? Et puis, une escorte ? D'accord, vu la nana j'aurais dû m'en douter, mais quand même. Bizarrement, je ne sais pas quoi dire face à son regard de chien battu. Répondre un simple « ok » ne paraît pas de circonstance, alors je me contente d'un mouvement de tête. Le silence devenant pesant, je décide de me lever et de faire les cent pas. Son discours tourne en boucle dans ma tête. Je suis perdue entre l'empathie et le dégoût. D'un côté je peux comprendre que la pression familiale puisse pousser quelqu'un à faire des choses stupides, mais de là à aller jusqu'à une telle extrémité ? En même temps qu'attend t-il de moi ? C'est gonflé de sa part de me faire de tels aveux alors que l'on se connait si peu.

Toujours dans un silence de mort, je me dirige vers la sortie. Lâche que je suis, je compte bien partir sans dire un mot.

— Ne pars pas sans rien dire, me retient Robin d'une voix suppliante.

Lorsque je me retourne pour lui faire face, ses yeux cherchent désespérément une réponse dans les miens. Je réagis de la seule manière que je connaisse, en le repoussant, une nouvelle fois.

— Pour te dire quoi ? le questionné-je, étonnée. Que je suis désolée de ce qu'il t'arrive ? Que ce n'est pas grave ? Que je te comprends ? Mais toute cette situation me gêne. Tu te rends compte que tu m'avoues un truc pareil alors que l'on ne se connaît que depuis une semaine ?

Il fait le tour de son bureau et se positionne pour me faire face. De son doigt, il relève mon menton et plonge ses yeux dans les miens.

— Je suis conscient de tout cela, confesse-t-il dans un doux murmure. Tu n'as pas la moindre idée des conflits internes que tu crées en moi. Avant toi, jamais je n'aurais cherché à me justifier.

Toujours plongée dans son regard, je suis comme hypnotisée. Je ne sais pas si c'est son côté collant, l'aura qu'il dégage ou la délicatesse qu'il met dans chacun de ses gestes, mais en sa présence je perds la raison. Oui, tous ces conflits internes qu'il a mentionné plus tôt, je les combats moi aussi. En sa présence, je suis constamment tiraillée entre ce que je devrais faire et ce que je veux.

Ma peau frissonne instantanément à son contact, alors que son doigt effleure à peine mon lobe d'oreille pour replacer une mèche de cheveux. Sans crier gare, mon esprit divague et mes yeux s'arrêtent sur ses lèvres charnues. Le temps semble se ralentir alors que je l'observe les humidifier du bout de sa langue. Mon cœur s'accélère, mon souffle se coupe et mon corps devient comme un aimant. Son regard intense finit d'enflammer ma déesse intérieure et sans réfléchir, je me jette sur sa bouche.

Nos lèvres ont à peine le temps de rentrer en contact que je regrette immédiatement mon geste. Je recule brusquement, me précipite vers la porte, la déverrouille et sors à toute hâte sans prendre le temps de regarder en arrière.

Ma conscience, elle, me donne des gifles virtuelles. Mais qu'est-ce qui m'a pris?

Je baisse la tête, espérant passer inaperçue auprès de mes collègues, alors que je longe les murs du service. En quelques enjambées, je me retrouve à l'extérieur et je peux enfin respirer à plein poumons.