Chapitre 3

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Bri

Cette journée s’étire... Et toujours pas la moindre idée pour mon prochain bouquin. Mince.

Bien que j’ai rencontré le succès avec mes romans, je ne cours pas après, ni après l’argent d’ailleurs. Écrire, c’est mon monde à moi. Ma bulle. Ça me permet d’échapper à la réalité, parfois trop pesante. À ma solitude. Mon isolement. Mon incapacité à tisser des liens avec autrui. Celle à faire confiance.

Inventer des histoires d’amour intenses et passionnées ou belles et douces me permet de rêver un peu, de m’évader, de pouvoir imaginer ce qu’est l’amour. Le vrai. Celui auquel on ne s’attend pas, qui nous tombe dessus sans qu’on l’ait vu venir, qui bouscule tout, qui nous retourne littéralement et qui peut tout aussi bien nous rendre terriblement heureux ou nous briser.

Je n’avais retenu que l’option bonheur. Alors, j'ai essayé le concept, qui s’est révélé pour ma part plus que catastrophique… Épouvantable. Effroyable. Presque fatal.

À choisir aujourd’hui, je préfère rester seule. Oh bien sûr, j’ai Nina. Ma meilleure amie. Ma sœur. Celle avec qui je partage tout. Et je l’adore. Mais ça ne m’empêche pas de me sentir seule, très seule parfois.

Alors je me suis jetée à corps perdu dans le travail et j'excelle. Je suis même victime de mon succès. Avocate pénaliste, je suis une pionnière. J’ai développé mon activité à l’international et plaide aux quatre coins du monde.

C’est la première journée de repos que je m’octroie depuis près de deux ans, depuis l’ouverture du cabinet. Et oui, je suis un véritable bourreau de travail ! Mais je voulais tellement que ça marche ! J’avais tant à me prouver à moi-même ! C’est chose faite. Objectif atteint. Le cabinet est une véritable réussite. Il est en plein essor. Je viens d’embaucher deux nouveaux collaborateurs et les affaires affluent.
Donc finalement, je peux bien m’accorder quelques instants rien qu’à moi, me laisser aller à mes pensées, aussi déprimantes et mélancoliques soient-elles, concernant l'inexistence de ma vie sentimentale et sexuelle. C’est vrai, j’ai fait une croix dessus au grand désarroi de Nina, qui ne cesse de me le reprocher. Elle dit que les ruptures c’est comme le cheval ou le vélo, dès qu’on chute, il faut remonter et essayer à nouveau, sinon on prend peur... Trop tard pour moi, la peur ne m’a jamais quittée.

Alors, je préfère rester très loin de ce qui peut ressembler de près ou de loin à un homme. Pas que je les haïsse ou que je sois devenue une féministe extrémiste. Non, mais comme le dit si bien le dicton : “chat échaudé craint l’eau froide”. Aux vues de cette première expérience désastreuse en tout point, je préfère rester prudente.
Alors au cabinet, les règles sont on ne peut plus claires. Je ne tolère aucune sortie du cadre professionnel, aussi bien envers moi, qu’envers mes collaborateurs. Si mes clients se permettent des remarques déplacées, deviennent entreprenants, insistants ou même lourds, j’abandonne leur défense sans aucune possibilité de retour en arrière.

Je côtoie constamment des hommes dans mon travail, souvent peu recommandables.

À vrai dire, la population masculine représente la majeure partie de ma clientèle. Là encore, sans vouloir faire de démagogie, ils sont plus aptes que les femmes à s’exprimer par l’agressivité, la violence et le meurtre. C’est à cet instant précis que résonne Miss Maggie de Renaud. La coïncidence de mes pensées avec la musique me fait sourire. Bon, peut-être que je suis un peu féministe quand même. Mais soyons réaliste, comment pourrait-il en être autrement en ayant été abandonnée par son père et élevée par une maman solo? Sans parler de ce qui m’est arrivé...

Bref, on ne peut pas dire que mon boulot m’aide franchement à relativiser ou à envisager qu’il puisse encore exister des hommes biens. Respectueux, attentifs, attentionnés. De ceux qui ne se font pas la malle en laissant derrière eux, femme et enfants. Ou encore de ceux qui n’ont ni besoin de dominer, d’humilier, de frapper leur compagne, voire de la tuer. Et quand Nina et moi avons cette discussion, elle finit toujours de la même manière et j’avoue que rien qu’y penser me fait sourire. Mon soleil. Elle se fiche ouvertement de moi.

                     ***

— Arrête Bri, glousse-t-elle. Pour baiser, pas besoin de curriculum vitae.

— Bah je suis désolée, mais pour moi, si. C’est indispensable ! Avec ma chance, je pourrais tomber sur le seul tueur en série du coin !

Nina éclate de rire, avant de redevenir très sérieuse.

— Tu sais ce que c’est ton problème, poulette? me demande-t-elle sans vraiment attendre de réponse. C’est que depuis lui, t’as tellement la trouille que tu te protèges de tout et tout le temps. Tu ne lâches jamais prise.

J’ouvre la bouche pour répondre, mais suis interrompue avant même qu’un son n’en sorte.

— Et je le comprends mieux que personne, affirme-t-elle sans que je n’ai aucun doute. Mais bordel Bri, t’as arrêté de vivre. Tu t’es complètement renfermée. Tu fais que bosser ! Alors oui, il a failli te tuer ! Mais t’es là ! Et bien vivante, merde ! Tu sais ce qui me fout le plus les boules? Que tu laisses gagner ce connard. Parce que c’est exactement ce que tu fais. Tu le laisses gagner, Bri. Alors ok, les mecs te font flipper. Ok, ils ne répondent pas à tes attentes et sont de gros cons. Y’a moins de risques avec les femmes? Moins de chance de tomber sur une psychopathe? Banco ! Essaie les nanas ! Vire de bord si c’est ton truc ! Moi, je m’en fous, je t’aimerais pareil ! Mais vis bordel, poulette ! Parce qu’y’a pas de deuxième essai !

                      ***

Ses mots m’ont touché et ont fait écho en moi. J’ignore pourquoi cette fois-ci et pas les précédentes. Mais j’y ai réellement réfléchi.

Pour le changement de bord, j’aimerais que les choses soient si simples. Mais ça ne l’est pas. Je ne crois pas qu’on puisse en décider, si? Même si les femmes semblent un choix plus que judicieux aux vues de mon histoire, je n’éprouve pourtant aucune attirance particulière pour elles. Et je ne crois pas que ça changera !

Alors, je me suis concentrée sur la seconde partie de son raisonnement. Vivre. Et j’ai décidé de faire des efforts, de lever un peu le pied et de me faire plaisir. D’où cette journée de congé pour revenir à l’écriture, même si ce n'est pas gagné ! C’est sûr, ma lionne n’a pas sauté de joie et trouvé ça fou. Mais c’est déjà un premier pas dans la bonne direction, la preuve que je tiens compte de ce qu’elle dit et que j’essaie de faire des efforts.
Force est de constater qu’elle a raison. Et il est hors de question que je le laisse gagner. Même si j’ai déjà progressé sur d’autres points, je dois continuer d’avancer et recommencer à vivre. J’ai conscience que Nina souffre de me voir ainsi, que les remparts que j’ai érigé avec le reste du monde la blessent plus que je ne le souhaiterais, tout comme elle a conscience que m’être plongée dans le travail m’a permis de survivre, de sortir la tête de l’eau et de me reconstruire peu à peu.

Ces deux dernières années ont été un véritable challenge pour moi. J’ai monté le cabinet avec la force du désespoir. Mais je voulais me prouver que contrairement à ce qu’il pouvait dire, je n’étais pas une incapable. J’ai dû passer bon nombre d’examens du barreau dans divers pays. Mais, j’avais plusieurs atouts, outre ma détermination.

Le premier, non négligeable, est que je suis polyglotte. Parfaitement bilingue dans un premier temps, parce que nous parlions l’anglais quotidiennement à la maison. Tant et si bien, que Nina et Adam le maîtrisent eux aussi parfaitement. Et oui, en véritable passionnée de langues étrangères, ma mère m’en a enseigné beaucoup. Je n’en compte pas moins d’une dizaine à mon actif et ça s’avère être un réel avantage dans mon métier, encore plus dans ma spécialité.

Le second, est que je suis brillante sans aucune prétention ou arrogance. Je suis ce qu’on appelle un haut potentiel. Les examens ne sont donc qu’une simple formalité. Je suis une boulimique du savoir. Le cerveau constamment en ébullition. J’ai des capacités analytiques hors-normes. Je suis rigoureuse et méthodique. La stratégie n’a aucun secret pour moi et me permet d’anticiper, la plupart du temps, les problèmes à venir. J’aime avoir un coup d’avance, contrôler et maîtriser les choses. Mais la plupart des gens ne voient pas ça d’un très bon œil.

Cette exigence et intransigeance, couplées à mon attitude ultra professionnelle, froide et dénuée d’émotions, me valent un surnom dans le métier : la Reine des Glaces. Pour les personnes qui me côtoient peu, j’imagine que l’image impassible ou antipathique que je renvoie est un problème. Pour moi, c’est un masque, un rempart solide qui tient les autres à distance, me protège et dissimule l'innommable.

D’un coup, les souvenirs me percutent avec une violence rare. Je ferme les yeux pour essayer d'endiguer le flot de souvenirs tous aussi insupportables les uns que les autres et les chasser le plus loin possible de mon esprit. En vain.

                       ***

Je me revois totalement paniquée, terrorisée, impuissante face à une nouvelle crise de Julian, mon ex. Je suis tellement fatiguée. Exténuée. Lorsque j’aperçois mon reflet dans le miroir, je ne me reconnais pas. Les traits tirés, de grandes cernes sous les yeux, le visage émacié, recroquevillée, presque prostrée sur l’immense canapé de son appartement. Je n’ose plus bouger, ni même respirer de peur d’accentuer davantage sa colère. De peur que les coups pleuvent.

Les genoux repliés contre ma poitrine, encerclés de mes bras, je pose la tête dessus et essaie d’imaginer un ailleurs apaisant et agréable pour tenter d’endiguer la panique et l’angoisse qui m’étreignent. Pour tenter de créer une bulle protectrice autour de moi, pour étouffer ses hurlements et paroles humiliantes qu’il prend tellement de plaisir à me cracher à la figure.

— Tu t’es regardée? T’as rien pour toi. Rien ! T’es à peine baisable. Tu ne ressembles à rien.

Il rit, à s’en décrocher la mâchoire.

— Qui? Qui pourrait avoir envie de toi? Hein? Avec ton gros cul, tes grosses cuisses et tes seins minuscules. Faut vraiment en avoir envie ou être une putain d’oeuvre de charité. C’est ça ! Je suis une putain d’oeuvre caritative ! Tu me dégoûtes Bri ! J’ai honte ! Mais, regarde-toi ! s’énerve-t-il en pointant le miroir.

— Julian…

— La ferme ! Et baisse les yeux ! Parce qu’en plus du reste, ces yeux… On dirait une bête de foire ! Je te l’ai déjà dit ! Mets des lentilles ! Si tu savais au moins te tenir en société, j’aurais pas tout perdu, mais même ça c’est trop te demander.

— Je... tenté-je en me ramassant encore plus sur moi-même en baissant les yeux pour éviter son regard noir .
Il fait les cent pas en vociférant avec de grands gestes rageurs, mais je n’écoute plus. La terreur m’a complètement envahie. Il a déjà explosé le vase qui se trouvait sur la table basse. Les objets à proximité volent. Bientôt, c’est sur moi que sa colère se déchaînera. Je n’en peux plus... Je n’en peux plus de m’affamer pour au final ne jamais trouver grâce à ses yeux... Je n’en peux plus d’essayer de plaire à son entourage de bourges coincés nés avec une cuillère en or dans la bouche, pour finalement n’être jamais à la hauteur de leurs attentes, comme des siennes. Je n’en peux plus... De grosses larmes roulent sur mes joues sans que je puisse les retenir. J’ai honte... J’ai tellement honte de moi... Honte de cette situation... Honte d’accepter ça...

— Même pas foutue de perdre quelques malheureux kilos ! Tu n’as aucune volonté. T’es pathétique. PA.THE.TIQUE. Pauvre fille.

— ...

— Putain, boucle-la ! hurle-t-il alors que je n’ai même pas ouvert la bouche. La ferme !

Il marque une pause et son visage change, tout comme son regard. Je connais ce regard. Mauvais. Vicieux. Triomphant. Avec ce demi-sourire sur les lèvres. On est dans la dernière phase. La mise à mort. Il va m’achever. Je suis l’animal à terre, blessé, à qui il va donner le coup de grâce. Si seulement... Je suis prête. Je suis tellement lasse. Je voudrais tellement que tout s’arrête. Je n’en peux plus.

— Tu ne m’aimes pas comme je t’aime, reprend-il doucement. Ni comme je le mérite. Si c’était le cas, tu ferais ce que je te demande. Tu ferais des efforts pour me plaire et perdre ses putains de kilos, crache-t-il.

Il redresse les épaules, bombe le torse et se regarde dans le miroir juste en face de lui. Narcisse est de retour... Et son égo avec lui...

— Tu m’as regardé Bri. Je suis beau, brillant et promis à une très belle carrière. Je peux avoir tout ce que je désire. Tout. N’importe quelle nana. Elles sont toutes à mes pieds n’attendant qu’un regard, un geste de ma part pour que je les baise. D’ailleurs pourquoi me gêner? Pourquoi me priver? Quand je te regarde, je me le demande. T’es une incapable. Incapable de prendre correctement soin de moi. Incapable de me satisfaire. Incapable de m’obéir. Incapable de fermer sa gueule quand il faut. IN.CA.PA.BLE.

Il se retourne vers moi et me fixe. Je me recroqueville plus encore. J’aimerais être invisible à cet instant. Disparaître. Malgré ça, je lui jette des regards discrets. J’ai peur qu’il ne perde à nouveau complètement le contrôle, qu’il ne me frappe encore. Je lis une fureur froide sur son visage. Et ce regard torve. Il me vrille le coeur et le ventre d’appréhension. Je réprime ma nausée, le goût âcre de la bile dans ma gorge.

— Tu crois que je mérite une incapable, une bonne à rien sans volonté, ni ambition? Tu ne crois pas que je mérite une nana dont je pourrais être fier? dit-il, glacial. Crois-tu que je puisse être fier de toi, Bri? Toi, en revanche, vois-tu ce que tu as? dit-il en se désignant. Vois-tu à quel point notre relation est inégale? Déséquilibrée? Vas-tu vraiment risquer de me perdre Bri? Vas-tu vraiment mettre en péril notre amour pour rester ainsi, renchérit-il avec un air dégoûté en me regardant.

Puis, il s’approche et s'assoit à côté de moi. Je me recroqueville encore, autant que je le peux. Lorsqu’il pose sa main sur mon avant-bras, je tressaille et me raidis à son contact.

— Bri, ma puce, reprend-il d’une voix doucereuse, penses-tu sincèrement pouvoir trouver mieux que moi? Penses-tu qu’un autre pourrait t’aimer? Dois-je te rappeler que tu étais vierge quand je t’ai connue? Vierge à vingt-et-un ans, crois-tu que ce soit un hasard Bri? Personne ne voulait de toi. Personne n’avait envie de toi. Pas même pour un coup d’un soir, c’est dire. Personne. Personne, à part moi. Alors réfléchis bien, Bri. Es-tu prête à ruiner ton avenir, ta vie toute entière et celle de tes proches pour me défier? Tu sais que les défis me stimulent, mais crois-tu sincèrement être à la hauteur Bri?

Je l’observe alors qu’une lueur traverse son regard. Il aimerait véritablement que je le défie. Sa cruauté n’a d’égale que sa perversité. Il aimerait me faire la démonstration qu’il est mon maître et que je lui appartiens; que je risque tout ce que j’ai et la vie des gens que j’aime.

Non. Je n’ai pas le choix. Je serre les dents et encaisse sans rien dire. Il ne reste que quelques semaines avant le diplôme. Ensuite, sa menace quant à mon renvoi de la fac tombera à l’eau. Il restera Nicole, Nina et Adam, mais je trouverai un moyen. Puis, il intégrera ce prestigieux cabinet et aura tellement de boulot qu’il me lâchera peut-être un peu... Je serre de nouveau les dents à m’en faire mal. Mon silence signe ma reddition, ma soumission.

— Très bien. Je vois que tu n’es pas si conne finalement. Samedi, nous sommes invités chez des amis de mes parents. Ce dîner est important. Il y aura de futurs clients du cabinet. Ma mère passera te prendre demain pour te trouver quelque chose à te mettre, même si je doute que cela change quoi que ce soit vu ton manque d’élégance et de classe. Je serai au moins certain de ne pas être déçu. Elle a un goût très sûr. D'ailleurs, elle m'avait mis en garde te concernant et je ne l'ai pas écoutée. Voilà le résultat. D’ici à cette soirée, tu vas faire de gros efforts pour être présentable. Sinon, je ne me gênerais pas pour baiser toutes celles qui en meurent d’envie. Et sous ton nez, lance-t-il crânement. Tu ne pourras pas dire que tu n’étais pas prévenue.

S’il pense que de le voir en baiser une autre va m’atteindre... Si seulement l’une d’entre elles pouvait attirer suffisamment son attention pour qu’il m’oublie... C’est impensable. Je ne peux souhaiter cela à personne. Les yeux clos, je contemple les ruines de ma vie. Comment ai-je pu en arriver là?

Après un moment, il revient et s’assoit près de moi, me saisit brusquement les jambes parsemées d’hématomes, m’attire sous lui et bloque mes poignets au-dessus de ma tête.

— Ma puce, tu sais ce que je préfère après une dispute?

                      ***

Ce souvenir me lacère l’abdomen et me colle la nausée. La bile remonte dans ma gorge en la brûlant lentement. Une myriade d’émotions me traversent. La terreur. Le dégoût. La tristesse. La honte. La rage. Le désespoir. La haine. La colère. Purée. Comment j’ai pu? Mes yeux me piquent sous l’afflux de larmes que je retiens tant bien que mal. Je me suis promise de ne plus jamais pleurer à cause de lui. Plus jamais.

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