Monsieur Laffont.
Monsieur Laffont est un homme à qui tout a toujours réussi : sorti du secondaire avec mention très bien à son baccalauréat, il a bouclé son BTS Banque, puis a suivi un Master afin d’avoir un Bac+5 pour pouvoir prétendre directement à un statut de cadre. Poste qu’il a obtenu en venant à bout d'une rude concurrence, pourtant il garde un souvenir extrêmement stimulant de cette série d’entretiens. Il est aujourd’hui responsable chargé d’affaires. Son métier consiste au développement d'une clientèle de professionnels via la prospection de nouveaux contacts et expansion d’un portefeuille de PME, PMI, TPE, de commerçants, d’artisans et de professions libérales. Jusqu’ici, il n'a fait d’erreur de jugement que sur un projet, une folle idée de création d’entreprise « 3-Socks » (à prononcer à l’anglaise) pour de la vente de chaussettes par triplette. Grâce aux usuriers, la banque put toutefois récupérer tout son investissement mais cet échec resta gravé dans la mémoire de Monsieur Laffont comme une tache d’encre sur un beau costume.
Ce qu’il aime le plus dans son métier, c’est d’être en contact avec des clients qui, au vu de leurs activités respectives, ont tous des besoins différents. Il trouve excessivement enrichissant d’échanger avec eux et d'être au fait des évolutions des secteurs d’activités. Quand, à l'issue d'un prêt, un client revient l'informer de sa réussite, il partage la fierté de cet accomplissement. Dans un sens, il se targue d’avoir contribué à leur bonheur. Oui, Monsieur Laffont fait vraiment un métier merveilleux.
Et puis, il y a la dimension humaine, les clients avec qui on sympathise, avec qui on instaure une confiance mutuelle. Pour ceux qui passent très régulièrement, il a presque le sentiment de faire partie de la famille. C’est comme avec Mademoiselle Charlotte et son projet de création d’une imprimante 3D pour vêtements. Elle est pétillante, Mademoiselle Charlotte, quand elle raconte à quel point cela simplifierait la vie de nombreuses personnes qui pourraient ainsi créer elles-mêmes leurs robes, leurs vestes ou leurs pantalons sans plus avoir à subir la mode. Elle se sent souvent en décalage et victime de ces goûts qui ne sont pas les siens, alors qu’elle a tant d’inventivité et d’audace. Monsieur Laffont est particulièrement convaincu par le bien-fondé et la pertinence de tout ceci, le jour où Mademoiselle Charlotte lui expose ses bas à froufrous-jarretière, dont le tissage faisait apparaitre à mesure que l’on remontait sur la cuisse, de ravissantes circonvolutions dentelées.
Conquis par l’incroyable jeune femme, il lui propose au bout de quelques semaines un rendez-vous galant dans un restaurant chic, un samedi soir sur la grande Avenue Foch. Elle le comble de sourires et de regards enflammés, mais se refuse alors à l'accompagner jusqu’à son loft en duplex. Monsieur Laffont n’est plus le même ; transcendé par l’amour, il se montre plus distrait au travail, plus conciliant – c’est d’ailleurs dans cette période qu’il accepte le projet des 3-Socks. Il fréquente Mademoiselle Charlotte pendant plusieurs mois, à raison d'un dîner hebdomadaire et d'une promenade à son bras chaque week-end. Se cachant derrière une pruderie interprétée avec talent, elle parvient à se dérober chaque fois, évitant ainsi de conclure par une marque d'affection trop intime, leur tendre badinage. Monsieur Laffont s'estime chanceux d'avoir trouvé une jeune femme avec tant de valeur morale. C'est pourquoi un beau jour, se sentant en devoir de la rassurer et de lui offrir la sécurité et la reconnaissance de ses sentiments, il se décide à la demander en mariage.
Durant toute la journée du vendredi, il contemple fébrilement la bague choisie avec soin pendant plus d'une heure, auprès de son ami bijoutier des grands boulevards. Cet objet se gorge d'une intense charge émotionnelle, qu'il espère pouvoir transmettre à sa bien-aimée au moment fatidique.
C’est en quittant les toilettes pour hommes qu’il capte les bribes d’une discussion de ses subordonnées. Il est pétrifié. Sur l'instant, son monde se déchire en lambeaux, à l'image de ses innombrables demandes de prêts qu’il passe au broyeur sans plus d’état d’âme.
Les rires grinçants de ces femmes résonnent encore dans son esprit, alors qu’elles s'exclament :
« Il faut vraiment être imbécile pour avoir succombé au charme de cette fille ! Elle est si frivole et manipulatrice qu’il ne se rend pas compte qu’elle a un amant dans chaque banque de cette ville ! L’autre soir, je l’ai encore vu au bras de Monsieur Denquert, de la Banque Mutuelle, à se dandiner dans une de ses robes affriolantes ! Elle est vraiment douée pour tous les embobiner !... »
Apesanti par cette dénonciation, l’imbécile à-qui-tout-réussit a besoin de temps pour se raisonner à ne pas inscrire à son parcours une deuxième erreur de jugement. Il fait donc le choix de ne pas contacter sa dulcinée de la semaine, afin d'éprouver la volonté de cette dernière à le revoir. Comme pour confirmer les sombres révélations, un silence indigeste remplace le rire cristallin de Mademoiselle Charlotte pendant plus de dix jours.
Compassé, il consacre le début de matinée du onzième jour à contempler la splendide bague trônant sur le couvre-main de son bureau en ébène de Macassar. Puis, il la prend soigneusement en photo et crée une annonce alléchante sur un site d'enchères en ligne.
La mine contrite et sévère, Monsieur Laffont se remet au travail en laissant choir le dossier "PrintClothes" dans le broyeur à papiers.
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