Chapitre 10
Depuis six mois maintenant, François et Rose vivaient la phase fusionnelle d’un amour tout neuf dans le bocage bourbonnais. Rose avait même troqué une bonne partie de son accent picard pour un soupçon de celui de François. Sous la houlette bienveillante de son Québécois de Trois-Rivières, Rose-Adélaïde Foulques de Tinville s’était initiée avec bonheur aux tâches variées du métier de paysagiste, retrouvant les racines de ses hobereaux de parents. Entretemps, elle avait revu Philippe Bertrand. Pour s’apercevoir très vite que l’avocat parisien et elle n’étaient pas du même monde. Marius Belfond aussi l’avait relancée et elle fit le voyage de Marseille, mais la nombreuse et omniprésente parentèle méditerranéenne du mareyeur lui fit peur. Elle signa alors l’abandon de ses rêves de grandeur et de vie au soleil pour des perspectives plus en rapport avec ses antécédents et ses intérêts réels. Sa quête avait réussi. Gerberoy et son cortège de malheurs semblaient loin.
La Toussaint approchait. Rose n’avait jamais manqué de fleurir le caveau des Foulques de Tinville, en souvenir de ses grands-parents principalement. Ce mausolée de granit, noirci par les ans, était le dernier maillon qui la rattachait au passé. La famille s’éteindrait avec elle. Ironie du sort : épouser François serait perdre un nom unique et chargé d’histoire au profit du plus commun des patronymes français. Mais ce n’était pas encore d’actualité.
François s’offrit à l’accompagner ; elle déclina la proposition.
Le trente novembre de cette année-là tombait un samedi. Rose fit le voyage en voiture jusqu’à Beauvais où elle prit une chambre à l’hôtel du Cygne. Elle ne voulait pas retourner à la Rose de Picardie. Elle ne tenait pas non plus à ce que l’on vît sa Twingo en ville. Elle réserva un véhicule de location.
La journée était grise à souhait. Dans le petit cimetière qui entourait la collégiale, Alphonse s’affairait à ratisser le gravier blanc des allées. Non loin de là, un caveau était ouvert ; le village avait perdu sa doyenne l’avant-veille. À son habitude, toutes les heures à peu près, le fossoyeur s’arrêtait pour téter le litron étoilé qui dépassait de la poche de sa vareuse, accrochée à une croix tombale.
Rose était en noir et portait un chrysanthème à petites fleurs mordorées dans les bras. Quand il la vit face à lui, telle une apparition, de surprise ou de frayeur, Alphonse fit un pas en arrière qui lui fut fatal : il se trouvait, à ce moment-là, devant le caveau ouvert pour la doyenne. Son corps fit un bruit mat en tombant à la renverse sur la glaise du trou. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais aucun son ne parvint jusqu’à Rose. Puis son regard se voila. Le fossoyeur venait d’usurper sa dernière demeure.
Un peu frustrée de n’avoir pu obtenir des aveux à cause de cette justice immanente, mais néanmoins satisfaite du cours des événements, Rose s’éloigna et s’en alla déposer sa fleur devant la chapelle funéraire des Foulques de Tinville où elle se recueillit quelques instants avant de repartir comme elle était venue.
Et de deux.
Il n’en restait plus qu’un, mais ce conjuré-là était un oiseau d’une autre envergure ! Malin, retors, vicieux. C’était un ami ou plutôt une relation d’affaires de son père et Rose savait exactement à quoi s’en tenir sur son compte. La partie finale s’annonçait serrée. L’espace d’un instant, elle eut envie de laisser tomber, mais bien vite la violence intérieure qui l’habitait depuis certaine nuit de l’année de ses treize ans, mise à vif par son agression récente, prit le dessus et s’imposa.
Il fallait que vengeance fût faite. Et celui-là paierait. Comme les autres.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, 2012.
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