Chapitre 2

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L’affaire avait fait le tour du canton et l’auberge refusait des clients tous les samedis soir. Rose, lassée de dîner sous des regards en coin, quand ils n’étaient pas lourdement appuyés, dut même lui demander d’installer un paravent dans un angle de la salle, car certains de ses candidats se démontaient totalement à se voir ainsi la cible de tous les yeux.

Au bar, un système occulte de classement et de paris s’était mis en place et des billets s’échangeaient sous le manteau avec le patron quant aux chances des finalistes !

Cela commença plutôt mal. En effet, pour les quatre premiers, cet examen « pré-nuptial » n’alla pas au-delà de l’entretien préliminaire devant un verre. Mais les six autres, dont l’aspect, la tenue, la conversation et les premières réponses à ses questions furent jugés satisfaisants auraient droit, pour leur part, au dîner en tête-à-tête, au menu de fête, aux vins choisis.

Avec ce traitement, plus d’un à ce qu’on dit, se laisserait aller à des avances précises dès ce premier rendez-vous et Rose, qui voulait se faire une religion sur ce point, ne se ferait pas prier pour y répondre lorsque cela lui conviendrait. Cependant, en dépit de sa belle mine, il adviendrait à tel ou tel de se retrouver congédié au petit matin d’un « enchantée d’avoir fait ta connaissance, mais restons-en là, si tu veux bien ». L’éducation sexuelle de Rose avait mal commencé près de sept ans auparavant. Et depuis, en dépit de quelques brèves expériences, elle n’avait pas réussi à construire une relation satisfaisante et stable.

En tout état de cause, cette période de sélection avait déjà fait un heureux : Serge, le patron et chef de La Rose de Picardie qui, chaque fin de semaine, se voyait confier la réalisation de ses plus beaux menus et soulageait sa cave de quelques-unes de ses plus chères bouteilles. Rose, cela la changeait agréablement des hamburgers et des salades dont elle devait s’alimenter la semaine durant. Et quel prétendant aurait eu la goujaterie de ne pas proposer de régler l’addition ?

Rose-Adélaïde Foulques de Tinville, vous l’aurez compris, avait reçu de ses parents le goût des bonnes choses, même si les derniers temps de leur vie, elles s’étaient raréfiées.

Dans l’ignorance de leur nom de famille, la population s’en tenait pour désigner les « fiancés » de Rose à une caractéristique délivrée à leur insu : l’accent de leur terroir d’origine. C’est ainsi que, sur la foi des rares témoins oculaires des différentes rencontres, l’on misa sur le « gars d’cheu nous », le Breton, le Périgourdin, le « marseillais », le parisien, le Québécois !

À tout seigneur, tout honneur ! Ce fut d’abord le Picard qui tint la corde des pronostics. Celui-là, on comprenait tout ce qu’il disait, il était du coin, on aspirait par chauvinisme à ce qu’il fût « l’élu » de Rose.

Un Finistérien l’avait précédé et l’on avait bien cru qu’il ferait l’affaire. Jean-Charles de Kervadec, agent immobilier, peinait, depuis son divorce, à entretenir son manoir de quinze pièces qu’il avait dû ouvrir aux touristes un week-end sur deux. Quarante ans, de la prestance ; Rose l’avait trouvé charmant dès le premier abord. Et vivre à nouveau dans un logis digne de sa condition n’était pas pour lui déplaire. Le « hic », ce furent ses deux grands enfants de quatorze et douze ans ; un néo-punk bardé d’épingles nourrice et une barbie doll, habillée de rose bonbon. Rose ne se voyait pas en belle-mère d’adolescents récalcitrants et boutonneux. Et la tête qu’elle fit devant leurs photos suffit à Jean-Charles de Kervadec pour comprendre qu’elle ne le serait pas.

Exit, donc, le Breton.

Rémi, le Picard, céréalier de trente-cinq ans bien tassés, n’avait pas trouvé femme dans son entourage et menaçait de finir vieux garçon. Toujours logé à la ferme chez papa et maman, il en avait déjà plusieurs petits travers : essuyer son couteau dans le bord de la nappe avant de le remettre dans sa poche, roter d’aise après les repas, se curer le nez en public… Grande et bien bâtie, cette force de la nature chaussait du 47 et mangeait comme quatre. Lorsqu’il paya sa tournée et serra les mains des habitués au bar de l’hôtel, certains tombèrent à genoux, tellement sa poigne était douloureuse ! Rose eut bien envie de voir si le reste de ses capacités était à l’avenant, mais ses manières rustres l’en dissuadèrent : si elle aspirait à « péter dans la soie », elle ne voulait pas qu’on le fît pour elle !

Le candidat du cru s’en retourna donc tout dépité, au grand dam des Gerboréens qui avaient parié sur lui, en oubliant que l’on est rarement prophète en son pays.

Le Périgourdin qui le suivit était un bon vivant, comme ils le sont tous en cette terre bénie qui leur a donné le foie gras, l’armagnac et la truffe. Celui-là mit tout de suite dans sa poche le patron de la Rose de Picardie qu’il régala de quelques conserves de sa fabrication. Car Gaston était producteur-conserveur d’une marque bien connue. Veuf de quarante-cinq ans, il avait le verbe haut, la mine rubiconde et portait ceinture et bretelles pour soutenir ce qu’il avançait.

À force de canons, il convainquit même Maître Serge de le laisser concocter le menu qui serait servi ce soir-là à la belle Rose, comme au reste de la clientèle. C’est ainsi que les privilégiés qui avaient pu prendre place dans la salle de l’auberge, dégustèrent ce samedi le plus pantagruélique des menus qu’il leur fut jamais donné de partager : ils commencèrent par une garbure, dans laquelle les plus audacieux firent chabrot d’un rouge charpenté. Puis vint un assortiment de foie gras d’oie et de canard mi-cuit, froid et rôti, accompagné d’un Bergerac moelleux. Les estomacs étaient déjà bien distendus, lorsque fut servie une éblouissante omelette aux truffes et aux cèpes de quatre œufs par personne. Avant un chapon farci et sa garniture de pommes sarladaises. Le tout arrosé de vieux Cahors. La salade aux noix fut boudée. Aux fromages, la moitié des convives demandaient grâce. L’œil de quelques-uns se ralluma devant la tarte aux prunes. Et presque tous se laissèrent tenter par une eau-de-vie hors d’âge qui les fit claper du bec et leur dégraissa les dents.

Oh, le brave homme que cet homme-là ! pensèrent les attablés en rotant d’aise. Hélas, pour Rose, au terme d’un tel traitement, il n’y eut pas d’après, car notre Gaston s’endormit sur les paillasses des cuisines après le coup de l’étrier avec le maître-queux ! Et elle, à peine sous la couette, sombra corps et biens jusqu’au lendemain quatorze heures.

Une fois retrouvés ses esprits, elle songea qu’à ce régime, ni Gaston ni elle ne feraient de vieux os, que ce n’était sans doute pas ce Grandgousier qui la ferait souvent grimper aux rideaux et tout cela la dissuada d’aller plus avant dans sa connaissance. D’autant que l’âge et le physique la contrariaient aussi quelque peu.

Ils se quittèrent bons amis, se promettant d’autres agapes à l’occasion.

Le temps passait et presque deux mois s’étaient écoulés depuis que Rose avait placé son profil sur la Toile. Sept candidatures avaient été éliminées, les unes promptement, d’autres sans état d’âme, une ou l’autre à regret.

Ne restait plus qu’un tiercé.

Rose y trouverait-elle chaussure à son pied ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mars 2012.

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