Chapitre VII - La Ville Rouge
Les deux semaines suivantes passèrent de la même manière que la première. Toujours aussi froides, longues et solitaires.
Ce fut au lever du soleil que Telmar pointa ses murailles de brique rouge et ses temples aux hautes tours aux toits dorés gonflés comme des bulbes au printemps. On la distinguait au loin, perdue dans la brume, colonisant un vaste plateau d'herbes sèches et fraîchement fauchées. Plus loin s'étandait jusqu'à l'horizon la ligne floue de la mer, grise par ce temps hivernal.
Hotsuki proposa d'attendre la nuit suivante pour rejoindre le centre de la cité rouge. Ses deux compagnons approuvèrent sans discuter ce choix judicieux. Ils firent ainsi halte dans une ancienne barraca, vieil abri de pierre qui servait aux bergers de la région lors de l'été, alors que leurs troupeaux passaient la saison à brouter l'herbe bien grasse dans les plaines. Ces petites bâtisses, pour leur plus grand soulagement, se trouvaient éloignées des axes routiers. Seule la ligne de chemin de fer, à plusieurs centaines de mètres d'eux, lézardait le paysage de sa ligne noire, entrecoupée de temps en temps par le fracas et les sifflements d'une locomotive.
La petite cabane de pierre sèche était vétuste. Une petite porte étroite perçait sa façade délabrée, une minuscule fenêtre éclairait son sordide intérieur, aussi creux que l'estomac d'un clochard.
Comme à son habitude, Yuki alluma un feu, profitant de sa chaleur pour se réchauffer les pieds et l'arrière train, tandis que les deux jeunes hommes s'occupaient de donner à boire à leurs montures. L'eau dans l'abreuvoir situé au pied de la construction avait gelé pendant la nuit, et les températures, contrairement à ce qu'avait promis Hotsuki, n'avaient pour ainsi dire pas remonté d'un iota. Irritée par ces promesses bercées d'illusions, elle se promit de balancer le démon dragon à la flotte dès qu'elle en aurait l'occasion, pour lui faire payer ses mensonges miteux.
De timides et pâles rayons de soleil finirent par éclairer la plaine à la terre gelée, un ciel couvert de nuages, d'un gris encore plus triste que le mur de la barraca, s'étalait d'est en ouest, du nord au sud, jusqu'à l'orizon perdu au bout de la mer, poussé par un vent d'hiver mordant.
On passa la journée emmitoufflé dans des peaux d'ours et de loup des montagnes, à dormir, relever des tours de garde, et boire des cafés brûlants. En résumés, ils se faisaient chier comme des rats morts. Et pour couronner le tout, Hotsuki avait oublié ses dés à l'auberge du Sanglier Dansant. Génial. Vers midi, à l'heure du repas, ils firent un topo de la mission.
- Le but de la mission est de retrouver le vraquier dans le port d'arrivage des marchandises, l'OBC Balathar, en provenance de Faël. Les membres de Death Under Soil nous ont signalé son arrivage le mois dernier. Il est sencé contenir une cargaison de graines et de farine, ainsi que différentes références d'arquebuses et des munitions. Cependant, son escale à Faël est imprévue dans les plans, selon nos informations.
Hotsuki avait, pendant la journée, contacté leurs informateurs depuis la Cahute, à l'aide d'un sort de communication. Il avait passé une partie de son temps à griffonner des plans et des notes sur un parchemin, avant d'en faire un résumé assez clair. Un exploit si l'on considérait sa quantité limitée de neurones fonctionnels.
La mission consistait juste en une vérification de marchandise des plus banales. Le paquebot restait à la cale sur les docs durant un mois et demi, le temps de déposer une partie de sa cargaison, de passer en cale sèche pour son entretien, d'en charger une autre et, une fois son escale à Telmar terminée, le bâtiment reprendrait la mer en direction du Pays d'Ys. S'ils n'agissaient pas pendant son temps à quai, les vivres et les armes qui leur était destinés s'en iraient vers de nouveaus horizons.
Ils devraient s'infiltrer à l'intérieur du bateau, sans casse ni se faire repérer, et bien vérifier les cales et leur contenu. Le bateau était piloté par des marins de l'Empire, qui eux, n'avaient pas les informations sur la provenance ni la nature de la cargaison. Si les trois mercenaires se faisaient coincer, c'était la fin pour eux. Ils verraient ensuite avec les membres de la guilde de Telmar pour acheminer la cargaison par voie ferrée, faute d'une autre solution pour le moment. Mais pour le moment, rien n'était encore décidé.
Yuki alla se coucher quelques heures avant la tombée de la nuit, à la recherche de quelques instants de repos avant que les choses sérieuses ne commencent.
***
Hotsuki alla la réveiller à la tombée de la nuit, peu de temps avant que les portes ne se referment. Ils iraient à pied jusqu'au port, prévoyant ainsi de laisser leurs chevaux dans les landes. Ce serait plus discret.
La jeune femme sentit à son réveil le froid encore plus mordant que les dernières nuits. Sortant de la barraca, frigorifiée, Yuki leva ses yeux vers le ciel, noir comme de l'encre. Les nuages lourds au dessus d'eux masquaient le ciel nocturne habituellement si lumineux, parcheminé d'étoiles et de nébuleuses. L'Echine de Fàfnir étirait ses longues vertèbres entre les rayons infinis de Bugendai, selon la légende. Les volutes des bras de la galaxie, bleutées en cette saison, étaient masquées par le temps neigeux.
Yuki se prépara sans hâte pour leur entrée dans la ville, graissa son bras toussant et fumant, et vérifia le tranchant de son couteau, chaussa ses rangers. On se servit un dernier café. Shirô était occupé à affûter à l'aide d'une pierre son splendide sabre aux mystérieuses gravures vermillon. Le son régulier du polissoir formait un bourdon sans fin dans l'arrière plan de la plaine plongée dans la pénombre. Seul au loin le halo de la ville structurait un tant soit peu le paysage. Les silhouettes paisibles des chevaux se découpaient devant le chemin de fer, alors que les animaux affamés s'affairaient à gratter le sol du bout des lèvres pour y dénicher un brin d'herbe. Bientôt, le feu mourrait, cessant d'éclairer le visage de nos trois compagnons d'aventure.
Les mains une nouvelle bien serrées autour de sa tasse fumante, Yuki regardait le ciel tourturé de nuages d'hiver, ayant obstrué la clarté des étoiles du ciel de Körangar. Une immense vague de nostalgie l'envahit alors. Un flocon alla se poser et nourrir sur son nez. Malheureusement ce soir, elle n'aurait aucune blague bien grasse à fournir à 'Tsuki, ni d'insulte fleurie à balancer dans sa tronche. Depuis
" Voilà ... Cela fait maintenant douze ans ... Jours pour jours ... "
Sans crier gare, une larme dévala les joues de Yuki. Surprise, elle l'essuya en reniflant doucement, ressassant ses démons appartenant maintenant au passé. Pourquoi diable fallait-il qu'elle se laisse aller de la sorte a ce moment précis ?
- Yuki ? Tu vas bien ?
Hotsuki la dévisageait de ses yeux de chat, la mine inquiète et la voix hésitante.
- Oui ... Ne t'inquiète pas ...
- Mais ...
Le bourdon du polissoir s'arrêta net.
- Tu pleures.
Shirô avait jeté ces mots sans aucune compassion. Aucune bienveillance. Bien que ses compagons soient au courant qu'il réagisse de la sorte, ces mots furent comme un poignard dans le coeur de la jeune femme. Ils avaient pénétré son armure. Le démon à la crinière d'ébène n'avait même pas levé les yeux.
Une tension naquit au sein du petit groupe. Hotsuki en voulait à Shirô d'avoir répliqué aussi sèchement à une femme qui les avait tiré du pétrin quelques semaines plus tôt. Il préféra ne pas attiser le courroux du colosse, ni attiser les tensions entre Yuki et celui ci.
Une colère sourde faisait battre le sang à ses tempes. " Pour qui il se prend l'autre face de Courge? ! Il s'est cru chez sa mère le mangeur de grolles ? " La jeune femme avait d'un seul coup ravalé ses larmes et contenu sa colère. Un nouveau brasier naissait dans son coeur, et elle était bien décidée à rendre la pareille à Shirô en répliques cinglantes.
Mais il n'était pas encore temps de se venger.
La pyromancienne jeta sa cape de laine râpée sur ses épaules, prenant soin de cacher son bras gauche, finit son café en une seule goulée, et sauta sur ses pieds, la mine interdite. Elle rabatit sa capuche de fourrure sur son chef, et commença à avancer vers les lumières tamisées de la ville, rejoignant le sentier de terre caillouteuse qui serpentait dans la lande.
- Allons y. Fit elle en partant loin devant, le regard vissé vers sa destination.
D'un pas décidé, elle quitta très vite leur campement, le coeur débordant de douleur et de remords. Pourtant, toute cette rancoeur n'avait rien à voir avec son compagon en vérité. Elle s'en voulait, à elle. Comment Shirô pouvait il savoir ce qu'elle avait traversé durant sa courte vie ? Il ne lui avait jamais vraiment posé de questions, et elle non plus ne lui avait jamais demandé de comptes, tout comptes faits. Entre elle et les garçons, les liens tissés n'étaient pas encore assez forts pour pouvoir partager de telles choses. On devinait aisément que chacun de nos tros compères n'avaient pas été épargnés par le destin. Quelques dizaines de minutes plus tard, le chemin laissait place, sur un périmètre assez large, à la basse ville. S'étendant sur environ deux cent pas, les échoppes de fortune et les campements éphémères des voyageurs qui ne rentraient pas dans Telmar s'agglutinaient comme de gros champignons autour des imposants remparts. Le chemin qu'empruntait Yuki la menait directement à la porte principale de la ville, perçant les hautes murailles de brique de la cité de Telmar.
Plus loin derrière elle, on entendait les appels désespérés de Hotsuki pour tenter de la convaincre de faire demi tour, ou du moins de les attendre. Les deux jeunes hommes se faisaient le plus discrêt possible, tout en se rapprochant de leur camarade échevelée. Les répliques étaient entrecoupées d'injures et de reproches faits à Shirô, interdit. Ils finirent par la rattrapper quelques minutes plus tard, hors d'haleine, devant la porte septentrionale de la cité, sur le point de se fermer pour la nuit.
Les cinq gardes à l'entrée ne firent pas attention à ces sombres voyageurs venus de l'ouest, emitouflés dans des peaux et de lourdes capes. Il en passait des centaines de miliers par jour entre ces murs. Ils ne leur lancèrent qu'une oeillade méfiante, qui se dissipa bien vite en constatant qu'une femme passait les portes. Il est vrai qu'une femme ne représente aucun danger ... Une fois hors de leur champ de vision, Yuki lâcha un soupir de soulagement.
Ils parcoururent ensuite les rues en terre jaunie de la ville, dont les rues trop étroites ne permettaient pas un passage optimal des flux humains et animaux. Même de nuit, en approchant du centre et du port, il y régnait une activité digne de celle d'une rûche, où les tavernes ne semblaient jamais vouloir fermer. Les filles de joie arpentaient les rues éclairées par de nombreux lampadaires à énergie solaire, en quête de leur salaire journalier, tandis que les marins et les ouvriers se croisaient dans un colossal chassé croisé, les uns allant vers les docks, les autres en sortant pour regagner leur bonne fortune.
Au fur et à mesure de leur promenade dans la ville rouge, la colère de Yuki s'estompa. Elle ne pipa cependant pas un mot à Shirô, qui avançait maintenant devant elle et Hotsuki. Les deux compagons commentaient chaque recoin de la cité, et le démon bleu ne tarissait pas d'annecdotes à son sujet. Ils empruntèrent un dédale de ruelles de plus en plus puantes, avant qu'on puisse appercevoir au dessus des toîts bigarrés, se dresser les mâts des bâteaux de pêche.
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